Allocution de M. Michel Rocard, ministre de l'agriculture, sur les industries de fruits et légumes en France et dans le Marché commun, le 27 juin 1984.

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Circonstance : Réunion de l'Assemblée générale de l'Assiocation Nationale interprofessionnelle des fruits et légumes transformés (ANIFELT)

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,


C'est sans hésitation que j'ai répondu à votre invitation à participer votre Assemblée Générale. Pourtant vous savez que la charge de mon emploi du temps induite par la Présidence du Conseil des Ministre de l'Agriculture de la C.E.E., m'avait conduit à limiter très étroitement mes interventions dans de telles assemblées professionnelles.

Mais je souhaitais marquer tout d'abord ma satisfaction devant l'évidente réussite de l'ANIFELT et des Inter-professions qui la composent. Réussite économique tout d'abord, les faits sont là incontestables ; mais réussite des hommes et d'un modèle d'organisation qui associe le dynamisme de chacun dans une discipline mutuellement consentie. C'est là toute l'oeuvre que vous avez accomplie et qu'il me fallait saluer.

Vous avez par ailleurs, M.  le Président, placé délibérément cette assemblée générale sous le signe de l'innovation, sans craindre de lui donner à certains égards un caractère nettement prospectif. Pourtant la tentation est grande en cette période de difficultés économiques de ne s'arrêter que sur le constat de sa propre situation et de s'en remettre à d'autres pour rechercher les solutions. Vous venez de rejeter vous-même un tel choix et notamment le recours à un Etat, qui pas plus que d'autres acteurs, ne peut jouer à la Providence. Comme vous, je crois que seule la conduite de l'action placée dans une prospective large de son environnement, et par des partenaires responsables, constitue la seule attitude réaliste, et à terme féconde : « flexibilité », « esprit d'invention », « dynamisme commercial » sont des mots que je reprends volontiers à  mon compte. Cette courageuse lucidité de vos professions Que vous venez d'exprimer, M. le Président, est la deuxième reconnaissance que je tenais à souligner par ma présence parmi vous aujourd'hui.


Les industries que vous représentez jouent à mes yeux un rôle tout à fait particulier dans l'agro-alimentaire français. Certaines analyses pourraient conduire à ne considérer dans cette branche d'activité que la très grande entreprise, souvent multinationale et plurisectorielle, vendant sur une très large échelle des produits élaborés sous des marques dominantes ; cela est opposé à des circuits purement locaux d'approvisionnement en produits agricoles frais. L'un et l'autre existent dans les domaines qui leur sont propres.

Mais une part essentielle de l'agro-alimentaire est constituée par des entreprises, la plus souvent de taille moyenne, réalisant la première transformation des produits agricoles en vue de leur commercialisation auprès des consommateurs : c'est le cas de très nombreuses activités, le vin, la viande, l'industrie laitière et bien sûr vos industries de fruits et légumes transformés. Les industries jouent à mes yeux un rôle doublement essentiel.

Elles permettent tout d'abord le maintien de la compétitivité de très nombreuses filières agro-alimentaires. La France entend en effet maintenir un modèle d'agriculture fondé sur l'exploitation familiale, constituant un dense tissu économique rural. Ce modèle est toutefois confronté à la concurrence d'agricultures étrangères, aussi bien de modèle extensif fondé sur de très grandes exploitations largement mécanisées, qu'à celui d'agriculture de pays en voie de développement fondée sur des coûts d'exploitation et de main d'oeuvre très inférieurs aux nôtres. Ces industries de première transformation permettent de recréer, les conditions de compétitivité de filières agricoles et alimentaires qui sans cela ne pourraient exister.

La deuxième raison de cette importance à mes yeux de la première transformation agro-alimentaire, est sa contribution essentielle au maintien de l'emploi en milieu rural qu'elle concourt à assurer : réseau d'entreprises petites et moyennes implantées en milieu rural, activité agricole associée à ces entreprises et enfin services de toute natures permettent en effet le maintien et la vivification du tissu économique rural.

A ce titre les activités regroupées au sein de l'ANIFELT ont un caractère particulièrement exemplaire. Leur réussite incontestable, et à bien des égards exceptionnelle, repose sur la rigoureuse application de schémas précis, constamment améliorés par des partenaires qui ont su associer leurs efforts dans cet objectif commun : je reprendrai volontiers votre image, M. le Président, de la chaîne continue qui va de la génétique végétale jusqu'au marché final du consommateur. C'est bien en effet sur la performance de chacune des étapes que repose la compétitivité globale sont vous avez souligné l'absolue nécessité.

Le premier de ces facteurs de compétitivité est constitué par la haute technicité des agriculteurs, qui a permis une constante amélioration de la productivité et des rendements. Cela a permis en particulier de compenser sur des production de bonne valorisation le handicap de taille des exploitations dans certaines régions du midi de la France.

Le deuxième facteur est l'excellence du rapport contractuel entre producteurs et industriels, qui concrétise désormais, au delà de la fixation du prix rémunérant les apports, la volonté de chacune des parties de travailler ensemble à la compétitivité de la filière, et donc à sa pérennité. Il s'agit en effet de permettre la réalisation sans faille d'un point clef pour les industriels que représente la régulation des approvisionnements ; je crois en effet comme vous, M. le Président, qu'aucune industrie ne peut être durablement fondée sur un approvisionnement spéculatif : vous avez bien retenu les leçons du passé.

La conserverie française de légumes, la première d'Europe, a périodiquement connu, me semble-t-il, de très graves difficultés dues aux variations mal contrôlées des volumes produits face à une consommation stabilisée ; comme ce fut le cas en 1982.

Les crises n'ont généralement cessé qu'avec une réduction drastique des volumes produits provoquée à la fois par une diminution importante des emblavements ainsi que par la disparition d'entreprises, réduisant l'offre globale en faveur du rééquilibrage du marché.

Nous avons pu conduire ensemble, dans une étroite concertation entre professionnels, établissements financiers et Pouvoirs Publics au niveau régional et national, des restructurations industrielles que la situation imposait notamment dans le Midi de la France. Cela a permis de conforter un tissu industriel autour d'entreprises régionales dont la situation a été ainsi renforcée. Je me félicite tout comme vous, mon Cher Président, de la parfaite compréhension et de la coopération confiante qui se sont manifestées entre mes services et vos mandants.

Parmi les facteurs de succès de vos industries Je voudrais souligner la bonne compétence des fabricants français de matériels industriels pour la transformation des fruits et légumes groupés au sein de l'ACMATIFELT. Je me souviens avoir visité il y a quelques mois leur stand, très démonstratif de leur performance, à la foire de Pékin : ils montraient bien par là leur volonté d'assurer le rayonnement de notre technologie.

Mails je ne saurais bien sûr méconnaître les facteurs qui pèsent au contraire sur le développement de vos entreprises.

Leur environnement est en effet difficile : le poids de la grande distribution et la vive concurrence pèsent sur la rentabilité de votre filière, en dehors même de toute contrainte réglementaire sur les prix. Aussi vos accords interprofessionnels doivent-ils prendre en compte, non seulement les quantités, mais aussi la qualité des apports. Il s'agit là d'un enjeu stratégique pour la rentabilité à long terme de vos exploitations et de vos entreprises. Vos accords Interprofessionnels, malgré les difficultés inhérentes à toute négociation de ce type, témoignent d'une confiance réciproque qui permet de travailler en commun à l'avenir de votre secteur d'activité. J'appuie totalement vos réflexions sur les désirs du consommateur, son attente d'un produit de qualité constante, intégrant une composante « service » de plus en plus importante. A ce titre, je souhaite que soient maintenues les initiatives prises par l'UNILEC pour mieux faire connaître vos produits auprès des consommateurs et de la grande distribution.

Vous souhaitiez à l'instant, M. le Président, que l'absolue nécessité de cet effort commercial soit appuyée et reconnue par les Pouvoirs Publics. C'est bien le sens que j'entends donner à la mise en oeuvre des crédits de politique industrielle gérés par la Direction des Industries Agricoles et Alimentaires.

S'écartant d'une vision trop pointilliste de chaque projet il est recherché une prise en compte plus grande du plan de développement global de l'entreprise ; cette approche intègre en particulier la stratégie commerciale et plus généralement les investissements incorporels et non les seuls investissements physiques de production. C'est dans cette optique que la dotation du Fonds d'Intervention Stratégique a été augmentée en 1983 et sera accrue en 1984 : loin d'être réservé aux seules grandes entreprises, le F.I.S. doit apparaître comme un instrument financier adapté au développement des entreprises petites et moyennes de vos secteurs et plusieurs en ont déjà bénéficié ; c'est même une entreprise de la conserverie qui était bénéficiaire de la première convention F.I.S. que j'ai signée à mon arrivée au Ministère de l'Agriculture.

Je fais confiance aux chefs d'entreprise - dont c'est le métier - pour définir et conduire leur stratégie. Aucun carcan administratif ne saurait les remplacer ; l'action de la puissance publique, au travers notamment des incitations financières qu'elle accorde, doit permettre d'orienter les stratégies d'entreprises en fonction des priorités d'intérêt national. Tel est le partage des tâches que j'entends appliquer.


La C.E.E. vient de traverser une période décisive : les difficultés sur le plan budgétaire, sur celui de la politique agricole commune s'amoncelaient et semblaient devoir dresser des obstacles insurmontables à la poursuite d'une action communautaire laissant la place à la résurgence des égoïsmes nationaux. L'engagement personnel du Président de la République comme Président de la Communauté a permis de dénouer une crise grave et sans doute mortelle pour la construction européenne c'est sans doute un bel exemple de sens de la responsabilité collective des Etats Européens qui vient d'être ainsi donné.

Bien évidemment les solutions des problèmes aigus que rencontrait la Communauté n'ont pu être trouvées sans que des sacrifices mutuels ne soient consentis : c'est la nécessité de toute construction collective, évidence que des professions organisées comme les vôtres vivent quotidiennement. Je ne reviendrai donc pas sur l'économie globale de l'accord agricole sur lequel je me suis longuement et à de nombreuses reprises exprimé : condition nécessaire de l'accord européen qui vient d'être trouvé, l'accord du 31 mars a permis d'éviter que la crise n'emporte progressivement l'ensemble des organisations des marchés agricole, ruinant par la même, vous le savez bien, les supports de l'agriculture française.

Vous avez regretté, M. le Président, que les modifications apportées, sous la présidence française, au règlement des fruits et légumes transformés n'ait pas permis la mise en oeuvre d'un système de gestion quantitative des marchés. Cette voie aurait eu à vos yeux, pour avantage de permettre l'ajustement des volumes produits ou importés aux possibilités d'écoulement dans la Communauté, avec en corollaire, un strict contrôle des dépenses. Vous savez cependant qu'un tel système imposait en préalable la déconsolidation au GATT des droits frappant les produits concernés par l'organisation commune de marché. La longueur et le caractère hasardeux d'une telle négociation au GATT, du fait de l'hostilité à laquelle nous n'aurions pas manqué de nous heurter de la part des Etats-Unis, de l'Afrique du Sud ou de l'Australie, ne permettaient pas de retenir cette voie.

Aussi les propositions pour la modification du règlement antérieur ont-elles été émises dans le souci de contrôler le coût budgétaire du soutien par le contrôle des volumes aidés ; ceux-ci seront arrêtes en tenant compte de la situation des marchés et de leur évolution, et non de considérations budgétaires aveugles. Ce contrôle entraînant la réduction des aides ne devrait pas constituer - hormis pour les cerises au sirop, problème pour lequel des solutions sont en vue - un handicap pour vos industries. Les réductions annoncées tiennent compte de la bonne tenue du marché communautaire. Leur maintien à un niveau excessif aurait au contraire, desservi plus encore notre production nationale au profit de ses concurrents italiens et grecs.

Au delà de ces justifications économiques, J'ai la conviction cependant qu'il faut ici voir se dessiner une tendance longue de la gestion communautaire. La rigueur budgétaire est à l'ordre du jour, et vous l'avez très certainement déjà compris ; la mise en place de limitations quantitatives pour les productions aidées n'autorisera plus qu'un développement limité de ces dernières. Faut-il n'en tirer que des conclusions pessimistes pour nos filières agro-alimentaires ? Je préfère au contraire parler sur une nouvelle évolution du paysage agricole de nos régions en quête de diversification. Des productions agricoles non aidées peuvent devenir attrayantes pour les agriculteurs par rapport aux filières aidées, notamment vers des productions ou nous souffrons d'une balance commerciale négative, que ce soit au niveau du produit agricole destiné à l'industrie ou du produit fini. Je ne citerai comme exemple que l'extraordinaire expansion de la filière maïs doux dans le midi de la France.

Je relève à ce propos votre souhait de ne pas rester à l'écart de la réflexion engagée au sein du Ministère sur la réforme de la PAC. Vos préoccupations sur les conséquences des inflexions ainsi apportées à la politique agricole sont légitimes. Il est bien évidemment trop tôt pour y répondre, mais il m'apparaît non moins nécessaire d'étudier les scénarios possibles et leurs conséquences pour votre secteur. Je vous incite à engager ce travail avec les directions compétentes de mon département.

Il me faut souligner un acquit très récent de la négociation agricole communautaire qui porte sur les aides aux secteurs de la transformation : le règlement communautaire en vigueur a été renouvelé pour une période de dix ans. A cette occasion cinq départements du Sud-Est (les Bouches du Rhône, le Vaucluse, le Var, l'Ardèche et la Drome) bénéficieront du taux d'aide du FEOGA de 35 % pour les secteurs des fruits et légumes.

Vous vous inquiétez enfin, M. le Président, de l'élargissement de la Communauté à l'Espagne et au Portugal. La concertation et la négociation sont désormais largement engagées au sein des régions prioritairement concernées sur la base des premières propositions de M. MACQUART pour préparer l'agriculture méditerranéenne et ses industries à l'entrée du Portugal et de l'Espagne dans le C.E.E. Je ne chercherai pas à minimiser le risque pesant sur les produits dits « sensibles », notamment les produits frais méditerranéens actuellement protégés par un calendrier national limitant la pénétration espagnole à la contre-saison, ou sur la filière tomates transformées.

J'affirme cependant que l'élargissement de la Communauté permettra également de créer de nouveaux marchés, d'ouvrir de nouveaux débouchés, notamment pour les conserveurs français de grands légumes actuellement confrontés à une stagnation, voire même une régression, de leurs débouchés traditionnels extérieurs du fait notamment de distorsions réelles avec nos concurrents de l'Europe du Nord.


Je ne voudrais pas conclure sans relever les propos que votre Président a tenu sur l'évolution technologique et les efforts de recherche et développement. Cela m'apparaît en effet comme une dimension tout à fait essentielle.

J'observe tout d'abord que vous avez décidé de faire de la qualité un atout de votre industrie. Ce choix était sans nul doute difficile alors même que les normes sont insuffisantes ou ne sont pas harmonisées entre pays membres de la Communauté. Vous avez décidé néanmoins d'en faire le thème des messages publicitaires financés par l'interprofession et l'objectif des programmes de recherche collective parallèlement à l'amélioration de la productivité agricole. Ce choix me parait devoir être gagnant à terme.

Je me félicite sur ce point du consensus dégagé, d'autant que cette orientation implique des contraintes importantes, tant au producteur agricole qu'au transformateur. Je crois que seul le cadre interprofessionnel peut permettre un tel pari, et je l'appuie.

La recherche constitue également une préoccupation que j'ai relevée comme tenant une place importante. Les diverses interprofessions réunies au sein de l'ANIFELT ont ainsi engagé une réflexion de fond sur les programmes de recherche à la définition desquels elles participent ou qu'elles prennent totalement en compte. L'Association Nationale Interprofessionnelle du Champignon de Couche, devant l'ampleur de la concurrence néerlandaise a décidé de réorienter et renforcer ses programmes recherche couvrant l'ensemble de la filière. La SONITO maintient ses programmes habituels mais participe à la mise au point d'un nouveau prototype pour la mécanisation de la récolte de la tomate industrielle.

Les exemples sont encore nombreux… ces efforts sont importants : je ne dis pas qu'ils sont déjà suffisants. La recherche collective est une particularité du système interprofessionnel qui devient une priorité devant les mutations qui attendent vos secteurs, puisque la recherche privée ne peut en assurer seule le coût. Pour que le secteur de la transformation des fruits et légumes puisse bénéficier d'une structure adaptée de recherche collective, j'ai proposé l'extension du champ de compétence du Centre Technique de la Conserve (C.T.C.P.A.) aux produits surgelés, légumes déshydratés ou ayant subi tout autre type de traitement de conservation, ainsi qu'aux conserves de fruits : une prise de position claire de l'ensemble des interprofessions concernées guidera la décision des Pouvoirs Publics. L'objectif que devrait se donner vos interprofessions est la valorisation optimale de l'ensemble que constitue le Centre Technique de la Conserve, l'Institut Nicolas Appert et l'Ecole de la Conserve.

La recherche en matière de génétique végétale constitue enfin un enjeu essentiel, comme vous l'avez reconnu vous-même. J'ai demandé à mes services en liaison avec l'INRA d'établir un diagnostic prospectif de notre activité dans les semences, qui à coté de réussites exemplaires, n'en comptent pas moins de graves lacunes : c'est tout particulièrement le cas de vos secteurs d'activité.

La période présente ne permettra guère l'inflation de la dépense publique : il sera au contraire de plus en plus nécessaire de sérrer les priorités et de conjuguer les efforts de la recherche tant publique que privée. Je puis vous assurer que je ne laisserai pas les propositions en ce sens de vos interprofessions sans réponse.

Voilà Mesdames, Messieurs, les réflexions que m'ont inspiré les propos lucides et réalistes de votre Président : je crois avoir noté de nombreuses convergences dans nos préoccupations. Pour reprendre vos propres paroles, M. le Président, Je vous donne l'assurance que l'ANIFELT, et les secteurs qu'elle regroupe, ne sont pas considérés par moi comme un « parent éloigné », vous avez à mes yeux au contraire toute la qualité d'un interlocuteur majeur représentatif d'activités essentielles de notre pays. J'espère vous avoir convaincu que cela n'est pas pour moi de vains mots.