Interviews de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, à RTL et TF1 le 28 octobre 1997 et à Europe 1 le 29, sur les répercussions de la crise financière asiatique sur la croissance aux Etats-Unis et en Europe, et sur le calendrier de l'euro.

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Média : Emission L'Invité de RTL - Europe 1 - RTL - Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

RTL - Mardi 28 octobre 1997

Q. Quels enseignements tirez-vous de cette crise financière qui balaye actuellement les grands marchés financiers du monde ? On dirait presque « drôle de journée », puisqu’on a assisté à une chute de pratiquement toutes les bourses européennes, or, à New York, Wall Street, après avoir ouvert à la baisse s’est spectaculairement redressé ?

R. Il est encore trop tôt pour tirer des enseignements et sans doute encore trop tôt aussi pour faire des quelconques prévisions. Ce qu’on peut voir, c’est que l’origine du mouvement, chacun l’a bien compris, provient des places financières asiatiques qui, elles-mêmes, sont atteintes par la déstabilisation d’un certain nombre d’économies asiatiques. On pense à la Thaïlande dont la crise a maintenant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, un petit peu l’Indonésie ; pays dans lesquels la politique économique qui a été conduite - et qui, à la fois, est à l’origine de déficits courants très importants, de rigidité des taux de change, de crédits explosifs conduisant à la spéculation - a fait que petit à petit, le système s’est déstabilisé.
Alors, le contrecoup sur les bourses du monde entier, on le voit aujourd’hui. Ce qui est important, je crois, c’est de bien faire la différence entre ce qui se passe à la Bourse et puis l’économie réelle. L’économie réelle est puissante : en Europe, elle repart à un très bon pas, la reprise est très solide. On pourrait bien avoir d’ailleurs dans les années qui viennent une Europe avec une croissance assez forte et une Asie plus ralentie, alors que cela a été l’inverse au cours des années qui viennent de s’écouler.

Q. Mais est-ce que l’on peut dire que nous avons assisté ces derniers jours à une crise d’ajustement ?

R. Oui, c’est cela, c’est je crois le bon mot. Il y a des ajustements nécessaires dans un certain nombre d’économies asiatiques - elles doivent s’organiser d’ailleurs sous l’égide des institutions qui ont été créées au lendemain de la Guerre à Breton Woods : la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, etc. Et ces ajustements-là font que quand la Bourse a monté considérablement - on peut penser parfois de façon un déraisonnable - il y a un ajustement à la baisse. D’ailleurs, vous vous en souvenez peut-être, l’hiver dernier A. Greenspan, qui est le patron de la Banque centrale américaine, a incité les marchés à faire attention à ce qu’il appelait leur « exubérance irrationnelle ». Cela n’a pas empêché que cela continue.
Mais il ne faudrait pas que dans l’autre sens, il y ait une sorte d’irrationalité qui fasse qu’on se mette à voir les bourses baisser de façon déraisonnable, alors que la réalité de ce qui fait le cours de Bourse d’une entreprise, ce sont quand même ses perspectives de profits à moyen terme.

Q. Tout à l’heure vous avez déclaré qu’il était trop tôt pour faire des pronostics sur l’avenir. Mais, est-ce que les propos du Président américain, B. Clinton - qui dit : la santé américaine économique est saine, bonne, rassurante - est-ce que les propos du Président américain sont susceptibles d’enrayer la panique actuelle ?

R. Oui, je crois qu’il a raison de dire cela. Si je pouvais me permettre une toute petite correction, je dirais : la croissance et la situation économique est saine, pas seulement aux États-Unis. La croissance en Europe est très saine, très solide, profonde, elle touche aujourd’hui tous les secteurs. La reprise est là. Je ne pense pas qu’elle soit atteinte par les mouvements sur les marchés financiers. Et donc ce que le président Clinton dit pour les États-Unis vaut au moins autant pour l’économie européenne et pour l’économie française.

Q. Précisément, cette crise, que l’on vient de subir et qui sera peut-être encore là demain, quelles conséquences aura-t-elle en France sur la vie économique ? S’il y avait prolongement de la crise actuelle, y aurait-il par exemple des conséquences sur les exportations françaises, l’un des moteurs de la croissance ?

R. Pour le moment, je ne pense qu’il faille attendre beaucoup de conséquences sur la croissance. Bien sûr, l’économie des pays asiatiques pour un certain nombre d’entre eux peut se ralentir, mais fondamentalement le potentiel de croissance asiatique est toujours là. Et ces pays ne représentent qu’une petite part de nos exportations. Et donc, je crois que les perspectives de croissance en France ne sont pas atteintes au point où nous nous en sommes aujourd’hui, pas du tout atteintes par ce qui se passe sur les marchés. Rappelez-vous, cette crise qui a été évoquée, il y a dix ans - il y a pile dix ans - une crise autrement plus grave que ce que nous connaissons pour le moment, et cela n’a pas empêché l’année 1988 et 1989 d’être des années de très forte croissance économique. Cela montre bien qu’on peut connaître des bourses qui vont très bien et des économies un peu malades, et à l’inverse, on peut connaître des bourses qui ne vont pas très bien et des économies qui marchent.

Q. Conséquences pour la France sur le budget : A. Bocquet disait que cela posait un problème quant à l’application du budget l’an prochain ?

R. Non, je crois que c’est une vision un peu pessimiste. Il vaut toujours mieux être prudent - A. Bocquet a raison - mais c’est une vision un peu pessimiste. Il me semble qu’au point où nous en sommes aujourd’hui, nous n’avons aucune raison de craindre que les perspectives de croissance qui ont été établies soient mises à mal. Et ce qui est vrai pour la France vaut pour les pays qui nous entourent. À l’instant, vous l’entendiez dans la bouche de B. Clinton, cela vaut pour les États-Unis. Ce qu’il faut c’est que la liquidité du marché, la solvabilité du marché, dans une situation comme celle que l’on connaît aujourd’hui, soit assurée. J’ai, pour ma part, alerté évidemment les autorités monétaires qui, en France, ont fait fonctionner comme il convient tous les mécanismes qui ont été mis en place après les dernières crises. C’est le cas de tous mes confrères du G7 - avec qui d’ailleurs, j’ai eu quelques contacts téléphoniques - : qu’ils s’assurent eux-mêmes que sur leurs propres marchés la liquidité est assurée. Et pour le moment, il me semble que le mouvement sur la Bourse est une chose, mais qu’il n’y a pas de répercussions à attendre sur l’économie réelle.

Q. Pas de nouvelles batailles sur les taux d’intérêt qui pourraient repartir à la hausse si le dollar baissait aux États-Unis pour attirer les capitaux, et donc un enchaînement ?

R. On peut construire tous les scénarios que l’on veut, et ils sont extrêmement divers surtout dans un moment aussi troublé que celui-là. Je ne veux pas me livrer à ce jeu-là. Je constate simplement qu’il y a en effet un ajustement qui est parti de l’Asie qui était sans doute nécessaire en Asie, qui ébranle les places financières qui, elles-mêmes, avaient connu une croissance sans doute très importante - peut-être, diront certains, trop importante. Ce recalage a une signification pour la Bourse. Mais, pour autant, je ne pense pas qu’il y ait une signification pour l’économie.

Q. Il faut penser aussi aux petits épargnants : cette crise les inquiète. Est-ce que vous êtes en mesure de les rassurer, ce soir ?

R. Oui, lorsque l’on achète des titres à la Bourse, des actions ou bien on est un spéculateur : et alors on prend des risques et on est inquiété quand il se passe ce qu’il vient de se passer. C’est la règle du jeu. Ou bien on est un épargnant et on a l’intention de garder ses titres pendant longtemps et d’en avoir le rendement. Or, ce qui fait la stabilité d’un titre, sa croissance d’ailleurs à moyen terme, ce sont les perspectives de profits de l’entreprise. Alors il peut y avoir des hauts et des bas comme il vient d’en avoir.
Mais, à nouveau, l’exemple de la crise de 1987 est un bon exemple : après la crise de 1987, la Bourse est repartie de l’avant, fortement. Les perspectives de rentabilité des entreprises françaises et européennes sont ancrées principalement sur la croissance en France et sur la croissance en Europe. Et donc, elles ne sont pas atteintes par ce qui se passe aujourd’hui. Et donc, pour ceux qui détiennent des titres d’entreprises françaises, d’entreprises américaines, d’entreprises européennes, je pense que s’ils voulaient jouer un coup en trois semaines, là ils sont peut-être mal tombés. Mais si ce sont des épargnants qui ont cela dans leurs portefeuilles pour en tirer des dividendes à long terme et voir leurs valeurs croître régulièrement à mesure que les entreprises se développement, ils n’ont pas de crainte à avoir.

Q. Mais peut-on aller à parler, je dirais de « crise psychologique » ? C’est-à-dire que la moindre déclaration, aujourd’hui, peut mettre le feu aux poudres ?

R. Il y a toujours beaucoup de psychologie dans l’économie. Dire que la moindre déclaration peut mettre le feu aux poudres c’est un peu exagéré. Mais vous avez raison : la psychologie est très importante, et c’est pour cela qu’il est tout à fait nécessaire que tous les responsables des économies européennes et de l’économie américaine, les ministres des finances du G7, s’efforcent de montrer que la croissance est solidement établie.

Q. Vous allez vous rencontrer ?

R. Écoutez, on se téléphone régulièrement. Il n’y a pas de réunion prévue explicitement. La crise aujourd’hui ne le nécessite pas. Mais bien entendu, il y a un peu plus de coups de téléphone et d’informations qu’il peut en avoir d’habitude.

Q. Vous évoquiez les éléments psychologiques. Il y a quand même des chiffres qui ne sont pas très bons : la consommation des ménages a baissé de 1,5 % en septembre ?

R. Les chiffres mensuels ne sont jamais très significatifs. Si on les agrège un peu et qu’on regarde les chiffres trimestriels, le troisième trimestre est en croissance de 2,7 % par rapport au second. Ça, c’est déjà plus significatif. Un mois sur l’autre, il y a des hauts et des bas, il y a les vacances. Ce qui a beaucoup joué, par exemple, au mois de septembre c’est la température et le fait que, dans l’habillement, la consommation a beaucoup moins augmenté qu’on pouvait l’espérer. Elle a même baissé, à cause de la température ! Il ne faut pas regarder les chiffres d’un mois sur l’autre. Prenons des paquets un peu plus gros comme le trimestre. Là, on voit que le troisième trimestre est bien nettement supérieur au deuxième trimestre en ligne avec ce que nous attendons de la croissance et de la consommation pendant l’année.

Q. Pour l’instant, vous restez sur les prévisions de 3 % pour 1998 ?

R. Absolument, et la Commission européenne qui a donné ses prévisions pour la France il y a quelques jours donne même 3,1 %. Plus que nous. Moi, je veux rester prudent, je reste sur le 3 %, mais je pense qu’il est solidement établi.

Q. Le Gouvernement a tout faux, D. Strauss-Kahn ? (Question posée à la suite d’une déclaration d’A. Madelin. Voir la déclaration en Prises de parole, p. 26. Ndlr)

R. Oh, je crois qu’il faut laisser A. Madelin à sa critique. D’ailleurs, je ne comprends pas qu’il puisse avoir une sorte de ton réjoui à voir une Bourse qui ne va pas. Vous vous rappelez cette phrase de Chateaubriand parlant de Charles X qui se demandait : « n’a-t-il pas mis les malheurs de son pays au nombre de ses espérances ? ». Je ne voudrais pas qu’A. Madelin tombe dans le même travers.

 

TF1 - Mardi 28 octobre 1997

Q. Y a-t-il une entente internationale ? Vous consultez-vous les uns les autres et pensez-vous qu’une tendance va se dégager ?

R. Il est trop tôt pour faire des prévisions dans une situation comme celle-ci, mais il est clair qu’il y a des échanges d’informations avec mes collègues du G7, allemands, anglais, et que nous nous essayons de faire en sorte que la sécurité, c’est-à-dire, la liquidité sur la place de Paris soit assurée, comme sur les autres places. Le fond de l’affaire, chacun le connaît, c’est une crise qui a commencé en Asie à cause, sans doute, de politiques économiques un peu erratiques et qui, par les marchés, s’est transmise jusqu’à nous. Ce qui est important de voir, je crois, c’est que ce que fait la Bourse c’est une chose, l’économie réelle c’est autre chose. Et l’exemple, la dernière grande crise, celle de 87, est là pour le prouver. Il y a eu une crise très forte, beaucoup plus forte que ce qu’on connaît aujourd’hui, et ça n’a pas empêché 88 et 89 d’être des années de forte croissance. Donc, au point où nous en sommes aujourd’hui, il me semble très clair que les prévisions de croissance que l’on a pour l’Europe et pour la France, pour l’année 98, ne sont pas des prévisions qui sont remises en cause.

Q. Tout votre budget est basé sur ce chiffre magique de 3 %. C’est un peu un pari ces 3 %. Ne pensez-vous pas qu’il va être un peu écorné par ce qui vient de se passer ou par d’autres événements ?

R. Non, ce n’est pas un chiffre magique. C’est une prévision qui ne vaut évidemment que ce que vaut une prévision, comme toujours. Encore que nous avons prévu, nous 3 %. Mais vous avez peut-être vu que la Communauté européenne, qui a fait ses propres prévisions il y a quelques jours, prévoyait 3,1 % pour la France, un peu plus que ce qu’on a fait ici. Mais je crois qu’il vaut mieux rester prudent, et rester en effet sur 3 %. Aujourd’hui, il me semble, honnêtement, que les prévisions de croissance ne sont pas atteintes. Ce qu’on va sans doute avoir c’est que, depuis le début des années 90, la croissance asiatique était très forte et la croissance européenne plutôt un peu moins forte. Et il n’est pas impossible que, dans les deux à trois ans qui viennent, on ait une croissance européenne forte et une croissance asiatique un peu moins dynamique. Tous les moteurs de l’économie mondiale n’ont pas besoin de tourner à plein régime ensemble, il faut qu’il y en ait au moins un. Et je crois réaliste de penser que le moteur européen va tourner fort, et notamment au sein de l’Europe, le moteur français. Bien sûr, il faut attendre la fin de cette crise, essayer de faire en sorte qu’elle soit le moins dommageable possible pour les porteurs d’actions, mais ceux-là savent bien - ceux qui ont des actions parce que c’est leur épargne - que l’action est un produit de long terme, qu’on garde longtemps. Et que ce n’est parce qu’il y a une crise pendant quelques jours que cela atteint véritablement la confiance qu’ils doivent avoir. Pour ceux qui sont des spéculateurs, c’est autre chose ; ceux-là risquent de perdre de l’argent, mais qui s’en plaindra. Ceux qui sont des épargnants, eux savent que ces actions qu’ils gardent pendant des mois, voire des années, qui doivent leur rapporter un dividende, sont des actions qui vont remonter, comme elles sont remontées d’ailleurs après chaque mouvement de baisse un peu brutal quand il y en a eu dans le passé.Donc je ne suis pas inquiet. Il faut surveiller l’évolution, il faut y faire attention, il faut que dans les pays d’Asie, les économies qui ont dérapé se remettent en place sous l’égide des institutions internationales - le FMI, la Banque mondiale - qui y travaillent en effet ; il faut éviter que le transfert de ces déséquilibres se fasse trop fortement, par le biais des États-Unis vers l’Europe, et nous y travaillons. Mais je crois que, globalement, il ne faut pas céder à une quelconque panique. J’entendais tout à l’heure quelqu’un dire : « C’est une sorte de bulle qui a explosé parce que les cours étaient montés trop haut, et maintenant ça va mieux ». Ça n’est pas totalement faux. Le cours des actions était monté extrêmement vite grâce notamment à un crédit peut-être un peu exagéré, et on est revenu à une situation où la « bulle financière », comme l’on dit, a explosé, et où nous repartons donc probablement pour une période de calme. Il faut attendre un peu plus pour savoir exactement, au jour le jour, ce qui va se passer. Je ne veux pas faire de prévision sur demain ou après-demain ; mais je suis convaincu que la réalité économique, qui est celle de la France et celle de l’Europe, n’est pas atteinte dans sa croissance, et donc, dans l’emploi, pour l’année prochaine. Les prévisions que nous avons faites restent valables.

Q. Nous verrons si la force de vos propos convainc les boursiers et les boursicoteurs français, tout comme ont été apparemment convaincus les boursiers américains par ce qu’a annoncé B. Clinton.

 

Europe 1 - mercredi 29 octobre 1997

 

Q. La grève des routiers devient probable. Est-ce que le Gouvernement va laisser faire ?

R. Je ne veux pas croire encore qu’elle soit probable. La négociation doit reprendre. On peut toujours espérer qu’elle aboutisse. Il faut espérer qu’elle aboutisse. La grève des routiers, comme toute grève, est légitime de la part de ceux qui veulent faire grève. Mais c’est une grève qui bloque l’économie, qui nuit beaucoup aux usagers. J’entendais tout à l’heure un routier dire : « Ce n’est pas un bon moyen parce qu’on prend les usagers en otages et ils se retournent contre nous » Je crois que la négociation doit encore aboutir.

Q. Quand on sait que la paralysie du pays - R. Poletti le rappelait l’autre jour - a coûté l’an dernier 0,4 % de croissance : on a envie de vous demander à qui il faut tirer l’oreille. Qui doit prendre une initiative vite avant dimanche ?

R. Encore une fois, avant tout, les négociateurs. S’il est fait appel au Gouvernement et qu’il puisse aider, d’une manière ou d’une autre, à la négociation, c’est normal. Mais c’est avant tout entre les syndicats d’employés et de chauffeurs routiers et les patrons que ça doit se faire. Nous sommes encore loin de dimanche, et cette négociation doit aboutir.

Q. La crise financière est-elle finie ?

R. Vous me demandez une prévision difficile ! Je me garderai bien de la faire. Pour le moment, on a le sentiment, sur un certain nombre de marchés, que les choses s’améliorent. Personne ne peut savoir exactement si la crise est terminée. Ce qui est clair, c’est que c’est une crise qui a touché les marchés financiers en partant de l’Asie, à cause d’économies asiatiques sans doute un peu gonflées, soufflées. Mais il apparaît clairement aux États-Unis, en Europe et en France, que les mouvements sur les marchés n’affecteront pas la croissance économique prévisible.

Q. Mais sur le fond, rien n’a changé en Asie. Encore une fois, on peut se dire que nous, Européens, nous pouvons être victimes des erreurs de gestion des gouvernements et des banquiers de l’Asie.

R. Bien sûr. Les économies sont très liées. C’est pour cela qu’en Thaïlande, en Indonésie qui sont notamment les deux pays qui sont sous contrôle des organisations internationales - du FMI et de la Banque mondiale -, il faut que les programmes de redressement qui ont été proposés soient mis en œuvre. Mais une chose est de dire : « Nous pouvons être touchés marginalement par ce qui se passe en Asie », une autre chose est de se dire, comme je l’ai entendu par exemple hier : « Les mouvements sur les bourses, notamment à Paris, chamboulent l’ensemble de la donne économique ». Ça, ce n’est pas exact.

Q. Excluez-vous, à court terme, une rechute ?

R. Non, je ne sais pas. On ne peut pas savoir. Je ne suis pas boursicoteur, et je ne fais pas de prévisions sur les courts de Bourse. Ce que je constate, c’est que la plupart des épargnants, des petits ou des moyens épargnants, ont gardé leurs titres, sont tout à fait calmes, ne cèdent pas à la panique, savent que le rendement de leurs actions est un rendement de long terme et sont devenus plus insensibles que par le passé à des fluctuations erratiques. C’est tant mieux. Donc, je pense que nous avons de bonnes chances de faire en sorte que la crise ne dure pas trop longtemps.

Q. Lundi, avez-vous eu peur ?

R. Ah, lundi, vous savez… Il faut que les dispositifs soient en place. On a un peu l’expérience, maintenant, des crises passées. On sait que ce qui compte, c’est notamment la liquidité du marché, c’est-à-dire, le fait qu’il y ait des contreparties, qu’il n’y ait pas de blocages sur les marchés. Tous les pays du G7, mes collègues ministres des finances du G7 comme moi, ont veillé sur leurs propres places financières à ce que cette liquidité, cette solvabilité, soit assurées. Cela a fonctionné correctement.

Q. Quand on est aux manettes et qu’on est à Paris ou dans d’autres pays européens, est-ce qu’on a, un moment, la trouille ? Se dit-on : « Ça nous échappe » ?

R. Non, je ne crois pas qu’on ait « la trouille », comme vous dites. Mais je crois qu’on est légitimement préoccupé d’un mouvement comme celui-là. Il faut se conduire avec calme. Cela a déjà été fait par le passé. On s’aperçoit qu’on a, petit à petit, non pas la maîtrise des mouvements - personne n’a la maîtrise des mouvements financiers internationaux - mais la maîtrise des conséquences.

Q. Voyons les premiers effets : le budget de 1998, vous l’avez construit sur une hypothèse de 3 %. Seront-ils tenus, ces 3 % ? Corrigerez-vous le budget 1998 en fonction de cette crise ?

R. Les 3 % seront tenus. Comme je l’ai dit à l’Assemblée, et je le maintiens, s’il devait y avoir une surprise, avec les données dont on dispose aujourd’hui, ce serait plutôt une surprise dans le bon sens. D’ailleurs, vous l’avez vu : la Commission européenne a publié des prévisions qui vont au-dessus des 3 % - elle parle de 3,1 %.

Q. Oui, mais c’était avant.

R. C’était avant, mais la situation asiatique, tout le monde la connaissait : cela fait des mois qu’il y a la crise monétaire.

Q. Mais on n’avait pas vécu ce krach. Certains disent que ça fait déjà 0,2 ou 0,3 % de moins de croissance.

R. Je crois que c’est un calcul qui ne repose sur rien du tout. D’ailleurs, on s’en souvient : la dernière grande crise, beaucoup plus grave que celle qu’on connaît pour le moment aujourd’hui, c’était il y a pile 10 ans, et pour autant, l’année 1988 a été une année de très forte croissance. Alors, je ne veux pas faire une loi disant : « Quand il y a un krach financier, après il y a une année de très forte croissance », ce serait trop rapide, mais ça montre bien, en tout cas, que ce n’est pas parce qu’il y a un krach financier que cela a un effet négatif sur la croissance.

Q. Ce matin, vous dites qu’il n’y aura aucune retombée négative, aucune trace ?

R. Je dis que la croissance en Europe est forte, profonde, ancrée dans tous les secteurs. On la voit repartir très nettement. Je pense que nous risquons de vivre des années, devant nous, où la croissance asiatique sera moins forte que par le passé et où le moteur européen de la croissance mondiale sera beaucoup plus puissant qu’il ne l’a été. Je pense que ce moteur, au point où nous en sommes, n’est pas atteint par ce qui s’est passé sur les marchés.

Q. Est-ce que cette crise donne un coup d’arrêt ou un mauvais coup au climat de confiance qui revenait ?

R. C’est une vraie question. Il ne faut pas que ça donne ce mauvais coup. C’est pour cela que je disais tout à l’heure que je suis très heureux de constater que la plupart des épargnants ne sont pas atteints par une sorte de panique. Il est clair, néanmoins, que le signal qui est donné est un signal qui peut faire peur. Mais on peut le prendre dans l’autre sens. J’écoutais les commentateurs américains, hier, qui disaient que finalement, on a vu les bourses, partout en Europe et aux États-Unis, monter formidablement en un an ; tout le monde se disait que ça ne pouvait pas durer. « Heureusement, disaient-ils, un peu paradoxalement, que la bulle a explosé ». Donc, je ne suis pas sûr, finalement, qu’au bout du compte, la confiance disparaisse. On a peut-être le sentiment au contraire, une fois que la crise se sera totalement arrêtée, que les économies ont remis les compteurs à zéro en matière financière, que la bulle a explosé et que donc, on repart effectivement pour une période de croissance saine.

Q. C’est votre rôle d’être à la fois optimiste et de montrer du sang froid. Comme disait hier R. Monory, « Plus on s’affole, plus on dégringole ». Mais est-ce que vous dites la vérité ?

R. Bien sûr. D’ailleurs, la vérité… personne ne sait exactement ce qui peut se passer. Je l’ai dit : je ne fais pas de prévisions. Je constate simplement que la maîtrise des marchés est grande et qu’encore une fois, il n’y a aucun exemple, par le passé, où il y ait un lien très direct - sauf très lointain, mais on n’avait pas les instruments qu’on a aujourd’hui - entre la croissance et la crise boursière. Donc, je suis normalement serein. Je pense que la crise boursière n’était pas totalement inattendue, à vrai dire : personne ne savait qu’elle aurait lieu cette semaine-là. Mais rappelez-vous : M. Greenspan, le président de la Banque centrale américaine, disait, l’hiver dernier, que les marchés avaient une exubérance irrationnelle. Voilà. Bon, l’exubérance irrationnelle, ça finit par laisser quelques dégâts.

Q. Est-ce que c’est irrationnel ou une nouvelle forme du capitalisme financier ?

R. Là, vous me lancez dans la théorie.

Q. Je ne m’adresse pas au prof mais au ministre de l’Économie : est-ce que la France pourra respecter les critères de Maastricht ?

R. Oui, absolument, il n’y a pas d’influence de l’un sur l’autre.

Q. Vous croyez à un report du calendrier de l’euro ?

R. Absolument pas, le calendrier de l’euro a été fixé, l’euro existera au 1er janvier 1999 et la France en fera partie.

Q. L’euro, c’est une garantie s’il y a une crise, ou c’est un danger plus grand ?

R. Non, c’est sûrement une grande garantie puisqu’on voit bien que la crise est partie et se transmet notamment par les fluctuations de change, pas seulement, mais notamment par le change. Plus l’Europe sera unifiée en matière monétaire, plus la devise européenne sera solide, moins ce risque-là sera important.

Q. C’est-à-dire qu’avec l’euro, chaque citoyen de chaque pays serait mieux protégé ?

R. Oui et c’est pour ça qu’il faut un euro qui soit un euro puissant.

Q. La livre de T. Blair n’entrera pas dans la zone de l’euro avant 2002 : est-ce que ça va nuire à l’euro et à l’Europe ? Les Anglais sont fidèles à ce qu’ils ont toujours été : un pied dedans, un pied dehors.

R. Moi, je prends les déclarations anglaises dans l’autre sens. C’est-à-dire que nous avions, jusqu’à maintenant, de la part du gouvernement conservateur, avant T. Blair, c’était : nous n’entrerons pas, nous ne voulons pas de votre euro. Et puis, depuis quelques mois, le gouvernement de T. Blair a montré qu’en réalité, il voulait rejoindre l’Europe. Alors simplement, il y a eu des bruits disant : ils vont faire ça dans les mois qui viennent. Ce n’était pas possible. Et il a fallu qu’ils mettent les choses au point. Il faut le temps pour qu’ils puissent reconverger vers nous, que les procédures qui ont été prévues par le Traité de Maastricht puissent s’appliquer au Royaume-Uni. Et donc, ça prendra du temps. Mais ce qui est formidable, c’est la volonté clairement affirmée, maintenant, des Anglais de rejoindre l’euro.

Q. Vous avez toujours la version optimiste ;

R. C’est une question de nature.

Q. C’est bien. Tout est bien, tout est beau. Est-ce qu’il y a eu, pendant cette phase de crise, une information, une coordination entre le Président la République, le Premier ministre avec vous ? Dans la crise, comment se sont comportés les cohabitants ?

R. Tout le monde se tient informé. D’abord, de façon générale, la cohabitation fonctionne bien et l’information circule. Quand il y a une période plus difficile, les échanges s’intensifient. C’est normal. Mais de ce point de vue-là, je ne peux nullement dire que, d’une quelconque manière, la situation politique de la France, dans cette situation de cohabitation, ait nui à notre efficacité.

Q. Est-ce qu’il y aura un rendez-vous des grands spécialistes ou des grands ministres des Finances, prévu dans les jours qui viennent ?

R. Pour le moment, la réunion des ministres du G7, qui est une réunion exceptionnelle, n’a pas été prévue. La situation ne le justifie pas. Nous avons des conversations téléphoniques mais sans plus. Et, je ne pense pas que, pour le moment, quiconque d’entre nous pense qu’il soit nécessaire de se réunir. Les choses se déroulent normalement.

Q. Deux remarques, M. Strauss-Kahn : comment réagit un ministre de gauche et un Européen, en voyant qu’encore une fois, ce sont deux Américains, Clinton et Greenspan, qui sont parvenus à stopper la crise ?

R. Il constate que c’est l’économie américaine qui est la plus puissante, ce qui n’est pas vraiment une découverte, M. Elkabbach, et que c’est pour ça qu’il faut que nous construisions l’Europe et l’euro. Et que, lorsque nous, nous aurons en Europe une économie aussi puissance que les États-Unis, notamment parce que nous aurons une monnaie unique, alors nous serons capables de parler à l’égal des Américains.

Q. Je peux vous poser une question anecdotique mais qui m’est demandée un partout : il paraît que l’autre jour, vous avez dit que vous n’aimiez pas votre poids, que vous avez pris, depuis le mois d’août, un kilo par mois. Je ne sais pas si le pouvoir fait grossir. Est-ce que Bercy, ce n’est pas le meilleur régime pour maigrir ?

R. J’ai vu que cette déclaration anodine avait effectivement eu beaucoup d’échos. Je veux rassurer : depuis cette déclaration, le régime est en marche, les kilos se perdent.