Interview de M. François Bayrou, président du groupe parlementaire UDF à l'Assemblée nationale et président de Force démocrate, à France-Inter le 21 octobre 1997, sur le procès de Maurice Papon et ses répercussions dans le débat politique.

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Média : France Inter

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Q. - L'histoire contemporaine sera-t-elle le premier champ d'affrontement entre la majorité et l'opposition ? Plus que le débat sur les 35 heures ou même l'immigration, le procès Papon trace aujourd'hui une ligne de division profonde reconstituant le clivage droite-gauche. Le point de vue du président du RPR, P. Séguin, dans Le Figaro ce matin, dont le titre « Assez ! » trois fois répété, assorti de points d'exclamation en dit long sur son exaspération, est une attaque contre tous ceux qui, à travers le procès Papon, instruiraient, selon lui, le procès du gaullisme et le procès de la France. P. Séguin dénonce aussi ce qu'il juge être l'ambiguïté du Gouvernement et le jeu dangereux qui consisterait à diviser les Français au moment où ils doivent faire face à un avenir difficile. Une telle atmosphère délétère serait-elle entretenue « afin de gonfler la force électorale du Front national, afin qu'il finisse par évincer l'opposition républicaine et assurer ainsi aux socialistes de longues années de pouvoir ? », demande M. Séguin.

Dites-vous aussi qu'il y a ambiguïté du Gouvernement, à travers ce que M. Séguin juge être son indifférence et sa bienveillante connivence ?

R. - D'abord, je trouve qu'il y a ambiguïté des attitudes à l'égard de l'Histoire, parce qu'il me semble que le Gouvernement - quelques-uns de ses membres - oublie la véritable nature du procès auquel nous assistons et oublie en même temps une loi de sagesse historique. La véritable nature du procès auquel nous assistons, c'est le procès exceptionnel, et qui n'est pas jugé - et je n'ai pas envie d'être de ceux qui le préjugent - de la participation d'un homme, d'un fonctionnaire à une des choses les plus affreuses de l'histoire du siècle, c'est-à-dire la déportation des Juifs. Ce procès, c'est le procès de la désobéissance. Son sujet, c'est la désobéissance lorsque les ordres sont inhumains, c'est-à-dire que c'est le procès qui devrait établir qu'il y a une conscience personnelle qui, même pour un fonctionnaire, doit l'amener à désobéir lorsque les ordres contreviennent à l'idée même qu'il se fait de l'Homme et de la vie. C'est donc le procès d'un homme. Et il n'est pas jugé. On est en train insidieusement de transformer ce procès d'un homme en un procès d'une époque de l'après-guerre et de la guerre d'Algérie. Cela est profondément malsain, parce que la loi de sagesse historique qui est ainsi oubliée, c'est que, lorsqu'un pays s'est déchiré profondément, la première règle à appliquer, c'est la réconciliation.

Q. - Cela a été longtemps le discours des Présidents de la Ve République avant M. Chirac.

R. - Le général de Gaulle avait raison. G. Pompidou, V. Giscard d'Estaing avaient raison sur ce point et F. Mitterrand avait raison sur ce point. Ils avaient vécu et avaient raison sur ce point. C'est la réconciliation. C'est particulièrement vrai pour la guerre d'Algérie qui n'était pas une guerre étrangère, qui a été une guerre civile. Il n'y a rien de plus horrible et de plus terrible que les guerres civiles. Il n'y a pas, au sens propre et juridique du terme, d'atteinte à cette idée d'humanité et de crime contre l'humanité : il y a malheureusement - on le voit, aujourd'hui hélas, partout dans le monde - l'horreur, j'allais dire presque ordinaire, l'horreur terrifiante des hommes lorsqu'ils ont décidé de se déchirer au sein d'une même famille.

Q. - Peut-on vraiment se réconcilier avant d'avoir jugé l'Histoire, avant d'avoir mis les choses à plat ? C'est peut-être ce que le procès Papon est en train d'essayer de faire aujourd'hui. N’est-il pas dangereux que la classe politique en débatte de cette façon-là, au risque de se diviser ?

R. - Permettez-moi de le regarder avec un peu de recul historique.

Q. - Cela vous est arrivé souvent.

R. - Oui. C'est précisément à propos de cette époque sur laquelle j'ai écrit - les guerres de religion, Henri IV - que je vais faire une réflexion devant vous : lorsque la France a voulu sortir de ces guerres de religion terribles qui avaient fait des horreurs - la Saint-Barthélemy - au moins aussi importantes que ce que nous avons vu en France au moment de la guerre d'Algérie, Henri IV a pris l’Édit de Nantes. Vous savez quels sont les deux premiers articles de l’Édit de Nantes ? L'article 1, c'est de dire qu'on ne pourra poursuivre personne juridiquement, judiciairement ; les procureurs du Roi ne pourront poursuivre personne au nom de ce qui s'est passé pendant l'époque des guerres de religion, que cela est considéré comme non avenu – formidable ! et 400 ans en avril prochain. Deuxième article : on ne pourra pas s'attaquer les uns les autres dans des propos privés à propos de ce qui s'est passé dans les guerres de religion. Autrement dit, il y a un besoin de cicatrisation de l’Histoire ; il y a besoin aussi d'une fierté nationale. Moi, je ne suis pas de ceux qui instruisent, à propos de ces drames, le procès de la France, de la société française, comme s'il fallait constamment se couvrir la tête de cendres et se flageller pour avoir quelque droit à l'Histoire. Je pense au contraire que la fierté nationale d'un peuple est un élément majeur de son équilibre, que le général de Gaulle l'avait non seulement compris mais incarné. Lorsqu'il est parti en 1940 à Londres, il est parti en se voulant porteur de la légitimité française ; c'est lui qui avait raison. Il existe une France - et c'est une France importante et qui justifie, d'une certaine manière, notre Histoire - qui a refusé de se plier à ce qu'était à ce moment-là cette dictature de la force militaire qui nous avait réduit et mis en esclavage. Je pense qu'il faut que les dirigeants de la France d'aujourd'hui soient rétrospectivement du côté du général de Gaulle et non du côté des choses horribles et sordides qui ont pu être faites sous la domination ennemie.

Q. - Revenons un instant sur le terrain de la politique aujourd'hui : y a-t-il, dans le procès Papon, quelque chose qui permette à l'opposition peut-être de se retrouver plus vite qu'elle ne l'a fait jusqu'ici ?

R. - Ce ne doit pas être l'objet.

Q. - Peut-être le moyen aussi !

R. - L'opposition n'est pas partie prenante. Les mouvements politiques ne sont pas partie prenante dans un procès de cet ordre. Encore une fois, c'est un procès contre un homme et qui n'est pas jugé et qui est en train, peu à peu, de se conduire comme il est normal dans une démocratie sur un crime imprescriptible qui est d'avoir participé à un crime contre l'humanité.

Q. - Mais il est question aussi de ce qui vous occupe beaucoup, de ce qui pourrait favoriser le Front national à travers ce débat.

R. - C'est autre chose. Là, nous entrons dans la politique du Gouvernement aujourd'hui. Y a-t-il une politique concertée ? Je ne sais pas. En tout cas, il est clair qu'il y a, dans les axes choisis par le Gouvernement, un certain nombre de décisions de nature à exaspérer une partie de l'opinion publique, c'est-à-dire à la conduire à des dérives dont nous savons exactement où elles vont, à avoir le sentiment que vraiment, la démocratie est désespérante. Regardons les décisions qui sont devant nous, depuis les plus anodines jusqu'aux plus inquiétantes : le matraquage fiscal. Il y a une partie des Français, ceux qui travaillent, ceux qui d'une certaine manière tirent l'économie française, qui ont le sentiment que rien n'est fait pour les défendre et qu'au contraire, on concentre le tir sur eux - je dis les entreprises qui marchent, en particulier les PME ; je dis les familles ; je dis les cadres, ceux qui tirent l'économie et prennent les risques. Voilà pour le premier point. Deuxièmement : il y a, en matière d'immigration et de nationalité, des décisions - je parle de la nationalité en particulier - qui se préparent et qui sont des décisions qui traitent avec désinvolture un sentiment profond parmi nos compatriotes et qui est le désir d'être fier d'être français. L'idée selon laquelle on pourrait considérer que la nationalité française ne doit plus être demandée pour être acquise et que, d'une certaine manière, il y a une distribution automatique de ce dont nos compatriotes devraient être le plus fier est une idée nocive. Elle nourrit l'extrémisme.