Interview de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, dans "Libération" du 14 mai 1999, sur la signature de la Charte européenne sur les langues minoritaires et l'enseignement des langues régionales.

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Média : Emission Forum RMC Libération - Libération

Texte intégral

Libération
Sur quels critères allez-vous sélectionner les langues qui profiteront de la Charte ?

Catherine Trautmann
Il faut se reporter au texte de la Charte. La partie II, qui assure une protection générale au titre du patrimoine culturel, s’applique ipso facto à toutes les langues répondant aux critères de la Charte. Mais les Etats qui ratifient la Charte doivent préciser les langues auxquelles s’appliquent au minimum 35 engagements de la 3e partie, qui portent sur des domaines précis (enseignement, culture, médias, justice, etc.). S’agissant des langues des TOM, les engagements devraient être définis avec les assemblées territoriales.

Pour les autres langues, rien n’est encore décidé. Il y a un grand travail à faire pour répondre de façon adéquate aux besoins, compte tenu des contraintes diverses, notamment financières. Il est clair que l’alsacien, dont la langue écrite est l’allemand, n’est pas exactement dans la même situation que les créoles qui, jusqu’à récemment, se sont vu discuter leur identité de « vraies langues ». Un groupe de travail interministériel, coprésidé par un membre du cabinet de Claude Allègre et un membre de mon cabinet, est chargé d’éclairer cette question.

Libération
Sur les 75 langues répertoriées par le linguiste Bernard Cerquiglini, toutes ne sont pas dans le même cas de figure. Pouvez-vous préciser ?

Catherine Trautmann
75 langues, quelle extraordinaire richesse culturelle ! A part les spécialistes, qui s’en doutait ? La signature de la Charte est un premier pas vers la reconnaissance du patrimoine linguistique de la France. Naturellement, ces langues ont des caractéristiques extrêmement diverses. Le professeur Cerquiglini a fait un relevé exhaustif des langues des ressortissants français répondant, à son avis, aux critères retenus par la Charte. Sur les 75 retenues, plus des deux tiers (51) sont principalement parlées dans les DOM-TOM. Mis à part les créoles, qui sont des langues de formation récente, les langues des DOM-TOM sont parlées dans ces territoires depuis des millénaires, comme les langues mélanésiennes (28), polynésiennes (11) ou amérindiennes (6). Mais, le plus souvent, ces dernières n’avaient pas d’écritures avant que les linguistes ne les transcrivent, et la plupart sont parlées par un petit nombre d’usagers (4 000 locuteurs pour les 6 langues amérindiennes de Guyane). En revanche, elles continuent généralement de bénéficier d’une transmission maternelle et familiale, le français n’intervenant souvent qu’en seconde langue, acquise par l’intermédiaire de l’école et des médias. Les langues principalement parlées en métropole présentent aussi une très grande diversité, sans oublier les créoles qui ont la particularité d’être à la fois très parlées dans les DOM et très présentes en métropole. Mais ce sujet est inépuisable et je ne peux pas aborder ici toute la variété des langues de France. La Délégation générale à la langue française prépare un document à ce sujet.

Libération
Quels seront les moyens débloqués pour l’application de la Charte ?

Catherine Trautmann
Nous n’en sommes pas là! La France a signé et c’est un pas symbolique très important pour la reconnaissance de l’ensemble des langues de la France comme patrimoine culturel de la France, et donc de l’Europe. Il faut maintenant attendre la saisine du Conseil constitutionnel, puis sa décision. Mais, je rappelle que, d’ores et déjà, des moyens non négligeables sont consacrés à la promotion des langues régionales tant dans mon département ministériel qu’à l’Education nationale.

Libération
La bataille sera rude d’ici la ratification ?

Catherine Trautmann
Le plus important, c’est que tout le monde soit complètement informé. Bien des préventions tomberaient si chacun connaissait vraiment les 39 alinéas que le gouvernement a retenus. Il est clair que nos engagements ne remettront nullement en cause l’indivisibilité de la République, ni l’égalité des Français devant la loi, ni la place exclusive du français comme langue de la République, langue unique de l’administration, la seule dont l’enseignement puisse être obligatoire. Mais, en même temps, les engagements souscrits garantissent une véritable protection aux autres langues de la France, et c’est un progrès culturel considérable. En signant la Charte, le gouvernement a tenu l’engagement qu’avait pris l’an dernier le Premier ministre.

Libération
En Espagne, on parle de « récupération linguistique » et pas seulement de « préservation du patrimoine ». La France est-elle timorée par rapport au reste de l’Europe ?

Catherine Trautmann
La France a une histoire singulière. Depuis plusieurs siècles, elle s’est notamment constituée autour de la langue française qui a joué un rôle essentiel dans l’unification de la nation. Aujourd’hui, le gouvernement estime que les autres langues de la France ne constituent plus un danger pour l’unité de la nation et qu’il est temps de reconnaître leur étonnante richesse culturelle et de leur apporter la protection dont elles ont besoin. Certains trouveront sans doute que c’est déjà trop et d’autres que ce n’est pas assez.