Interview de Mme Frédérique Bredin, ministre de la jeunesse et des sports, dans "Libération" le 12 novembre 1992, sur les grandes lignes de son budget 1993 notamment le projet du "Grand stade".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission Forum RMC Libération - Libération

Texte intégral

Libération : Comment s’explique cette augmentation relative ? Habileté liée à une bonne connaissance des mécanismes budgétaires ou volonté politique ?

Frédérique Bredin : Pour 1992, le gouvernement Cresson a fait de la Jeunesse et Sport une priorité. Pour 1993, mon souci était d’inscrire cette action dans la durée et de prouver que l’attention portée à ce secteur n’était pas ponctuelle.

Libération : Mais cette progression profite surtout au secteur Jeunesse ?

Frédérique Bredin : Non. En réalité, bien des mesures sont à cheval sur l’un et l’autre. Par exemple, les J-Sports, ces équipements sportifs de proximité, créent autour du sport une démarche qui implique les jeunes. Quant aux tickets-sports, ils incitent les communes à maintenir ouverts les équipements sportifs fermés pendant les vacances, pour que les jeunes puissent s’initier à différentes activités sportives.

Libération : Les J-Sports sont présentés comme des vecteurs d’insertion, mais cela ne revient-il pas à de vieilles démarches genre « Donnez-leur un ballon, ils se fatigueront et créeront moins de problèmes ». N’y aurait-il pas là une version rénovée du « sport, opium du peuple » ?

Frédérique Bredin : (Rires). Je suis en total désaccord avec cela. Je ne prétends pas par le sport répondre à l’ensemble des problèmes de la jeunesse. Ce n’est pas le miracle, cela ne remplace pas tout. Mais c’est un vecteur fort d’insertion sociale. Le sport est d’abord un facteur de santé, un moyen d’épanouissement personnel mais aussi un moyen d’apprendre à vivre ensemble, avec des règles, une discipline et une forte convivialité. Les J-Sports sont conçus, construits et gérés par les jeunes. Bien sûr, il y a des ratés mais il y a aussi des réussites au point que cela permet de former des animateurs qui se sont révélés dans cette démarche. Je crois qu’une vraie dynamique sociale s’est créée.

Libération : Pour en terminer avec le budget, le monde économique s’intéresse au sport, les collectivités territoriales y investissent, en comparaison le budget de l’État reste minime. L’État a-t-il encore un rôle à jouer dans le sport ?

Frédérique Bredin : C’est vrai que la part de l’État est modeste, il doit se centrer sur des missions fondamentales. L’État doit s’occuper du sport de plus haut niveau, de la préparation olympique (PO). Il doit inciter à une politique sociale du sport. Et remplir ses fonctions régaliennes : la réglementation, la formation, la sécurité.

Libération : Les années 80 ont vu la réhabilitation concomitante des valeurs de l’entreprise et du sport. Aujourd’hui, les valeurs entreprenariales sont remises en question. A votre avis, celles du sport seront-elles également contestées ?

Frédérique Bredin : En France, il importe d’éviter la déchirure du tissu social. Face à ce problème, le sport est une réponse, faite de règles de vie et de convivialité. Les gens souffrent d’isolement. Le sport est un élément fort de lien social.

Libération : Mais le sport promeut les notions de performance, de classement, de hiérarchie, de compétition…

Frédérique Bredin : L’idée de compétition est saine, sans notion d’échec absolu ou de succès définitif, n’est pas du tout refusée par les jeunes que je rencontre à travers la France. Les générations changent. Il y a quinze ans, on n’avait pas la même disposition d’esprit. Les jeunes aujourd’hui sont clairs et naturels face à la compétition et l’argent. Ils cherchent la compétence, aiment l’excellence. Pour eux, la réussite individuelle n’est pas contradictoire avec la réussite collective… Dans le sport, il ne s’agit pas des « gagneurs » de l’entreprise. Les règles du jeu sont définies. Il s’agit de réussir sans écraser l’autre.

Libération : D’après vous, il existe un sport de gauche ?

Frédérique Bredin : (Rires). Il y a une manière de concevoir le sport qui correspond à des notions de solidarité, d’amitié. Pendant la période de cohabitation, Christian Bergelin avait supprimé le bureau qui, au ministère, s’occupait de l’insertion par le sport. Moi, j’ai remis l’accélérateur sur la fonction sociale du sport… Mais il n’y a pas de monopole. Des élus de toute appartenance peuvent partager les mêmes conceptions.

Libération : Pour parler du Grand Stade, est-ce que cela ne fait pas désordre de remettre en cause la décision d’un Premier ministre du même parti ?

Frédérique Bredin : Des éléments nouveaux se sont passés depuis la décision de Michel Rocard. Avec pragmatisme et raison, il faut réfléchir avant d’engager la France dans un investissement lourd. Quels sont ces éléments ? Le marché immobilier des bureaux est en crise. Certains élus de Melun-Sénart paraissent moins intéressés. Il est du devoir du Premier ministre de prendre cela en compte, de réfléchir à la meilleure solution.

Libération : Enfin, tout de même, Nanterre semble tenir la côte ?

Frédérique Bredin : Pas du tout. Je vous ai exposé les éléments qui pouvaient remettre en cause Melun-Sénart, je peux vous en présenter également contre Nanterre. Le maire de Nanterre, par exemple, ne semble pas vraiment enthousiaste. Le Premier ministre doit décider en fonction des critères financiers, d’aménagement du territoire, d’écologie et de sécurité. Il est donc normal que le Premier ministre examine la nouvelle proposition de Nanterre et rende sa décision fin novembre.

Libération : Vous parlez de critères financiers. Depuis 1981, les Grands Travaux, à dominante culturelle pour la plupart, ont mobilisé 20 milliards de fonds publics. Est-ce que le sport ne mérite pas lui aussi un investissement de 3 milliards de francs pour la construction d’un équipement symboliquement important ?

Frédérique Bredin : L’État a déjà fait beaucoup pour les JO d’Albertville, ne l’oubliez pas. Ensuite, l’État s’est engagé sur la rénovation des stades de province pour le Mondial 98 et cela malgré la loi de décentralisation. Pour le Grand Stade, l’État aura malgré tout énormément de coûts induits pour les infrastructures, les aménagements.

Libération : Mais pour l’Opéra Bastille ou la Grande Bibliothèque, c’est 100 % de fonds publics…

Frédérique Bredin : Le monde économique s’intéresse au sport. Pour l’opéra ou la bibliothèque, je ne suis pas sûre que le privé aurait dégagé les mêmes possibilités. Le Grand Stade peut être réalisé sur fonds privés. On ne va pas demander au contribuable de payer juste pour marquer le coup.

Libération : C’est Barnier-Killy qui vous ont donné envie de mettre en place le ticket Sastre-Platini pour la coupe du monde ?

Frédérique Bredin : En tout cas, ils ne me l’ont pas enlevée… Ils ont extrêmement bien réussi Albertville. Ce qui prouve qu’un ticket peut marier des compétences complémentaires.

Libération : Le ticket de 1re classe pour les JO n’est-il pas devenu de 2e classe pour le Mondial ?

Frédérique Bredin : Non. Sastre et Platini ont fait leurs preuves et peuvent très bien travailler ensemble, avec un directeur général de grande pointure qui devrait être nommé la semaine prochaine.

Libération : Bien des présidents de fédérations comme Philippe Chartrier (tennis), Robert Bobin (athlétisme), Albert Ferrasse (rugby) et même Nelson Paillou (CNOSF) ont passé ou vont passer la main. Cela risque-t-il de poser problème au sport français ?

Frédérique Bredin : Compte tenu de l’enjeu, des sommes brassées, il est important que leurs successeurs soient des gens de qualité.

Libération : Vous envisagez la professionnalisation de la fonction ?

Frédérique Bredin : C’est au bénévolat de plein temps, difficilement compatible avec l’exercice d’une profession. C’est effectivement un problème qui n’est pas réglé.

Libération : Vous pensez qu’il y aura toujours un ministère de plein exercice après votre départ ?

Frédérique Bredin : J’espère que cela fera jurisprudence…