Interviews de M. François Bayrou, président du groupe parlementaire UDF à l'Assemblée nationale et président de Force démocrate, à RTL le 1er octobre 1997 et dans "Libération" du 13, sur la loi cadre sur les 35 heures, ses effets sur le chômage, les charges de l'entreprise et le coût du travail.

Prononcé le 1er octobre 1997

Intervenant(s) : 

Circonstance : Conférence nationale sur l'emploi, les salaires et la réduction du temps de travail, avec les partenaires sociaux, à Matignon le 10 octobre 1997.

Média : Emission Forum RMC Libération - Emission L'Invité de RTL - Libération - RTL

Texte intégral

RTL - mercredi 1er octobre 1997

O. Mazerolle : On a entendu les lamentations de l'opposition, hier, à l'Assemblée nationale sur la circulation alternée, c'est pourtant une loi qui a été votée par l'opposition lorsqu'elle était la majorité !

F. Bayrou : Oui, et puis il fallait bien faire quelque chose. Simplement, la méthode est un peu critiquable parce que le faire sans préparation, sans préavis, sans répétition, c'est extrêmement pénalisant pour un certain nombre d'entreprises ou de particuliers. Deuxièmement, c'est vrai qu'on aurait, je crois, davantage dû associer les élus de la région Île-de-France pour qu'ils prennent leurs responsabilités aussi. Cela dit, je suis venu, ce matin, comme vous ; il y a quand même beaucoup de voitures à numéro pair qui circulent dans les rues.

O. Mazerolle : Vous avez une plaque impaire, je suppose ?

F. Bayrou : Absolument, je suis en règle.

O. Mazerolle : Vous avez regardé L. Jospin, avant-hier soir, sur TF1. Il s'est présenté comme étant le garant de l'intérêt général. Vous avez apprécié ?

F. Bayrou : Écoutez, O. Mazerolle, j'ai envie de vous retourner une question. J'ai regardé avec soin L. Jospin. Qu'est-ce qu'il a dit ? Cela a duré vingt-cinq minutes sur l'écran et en dehors de l'extase sur sa propre vertu, ce qui est – avouons-le – un exercice familier pour les gouvernements successifs...

O. Mazerolle : Cela vous irrite, L. Jospin se présentant comme le Monsieur Propre !

F. Bayrou : Chaque fois qu'il dit « le gouvernement travaille et le gouvernement écoute », on a l'impression qu'il considère que sans doute les gouvernements précédents ne travaillaient pas et n'écoutaient pas et ce n'est pas le souvenir que j'ai gardé, en tout cas, des responsabilités que j'ai moi-même exercées et que nous avons exercées ensemble. Petit exercice d'autosatisfaction béate. Très bien. C'est une ligne de communication pour le gouvernement En dehors de cela, il est venu à TF1, 25 minutes. Il y a eu des millions et des millions de personnes qui l'ont regardé, à mon sentiment, pour ne rien dire. Moi, j'avais prévu de faire des réactions comme la plupart des responsables politiques, avec votre station en particulier et puis je ne les ai pas faites parce qu'il n'avait rien dit. En tout cas, moi, j'ai eu le sentiment qu'il ne disait rien !

O. Mazerolle : L. Jospin vous laisse muet alors !

F. Bayrou : Il a dit 35 heures payées 39, c'est antiéconomique ; mais d'un autre côté, on baissera le temps de travail sans baisser les salaires. Moi, je n'ai toujours pas compris ce que cela voulait dire. On le saura, j'espère, le 10 octobre. Deuxièmement, il a dit une inexactitude, à savoir que les mesures ne toucheraient que 65 000 familles. Cela, c'est faux ! Familles de France a, hier, très justement dit que ce serait 5 millions de familles qui seraient atteintes et c'est la vérité. Si vous prenez l'allocation pour la garde des enfants, que vous y ajoutez les hausses d'impôts qui toucheront en particulier ces familles, ces femmes ou ces hommes qui avaient élevé seuls des enfants et qui, jusqu'à maintenant, avaient une demi-part et qui ne l'auront plus. Ils ne le savent pas mais ils ne l'auront plus. C'est un très grand nombre de familles qui vont être atteintes et ce ne sont pas des privilégiés ! C'est probablement ceux qui, d'une certaine manière, font le plus gros effort pour que la nation, demain, soit vivante par les enfants qu'ils élèvent. Je trouve injuste qu'on les prenne comme cible. De même que je ne trouve pas juste qu'on prenne comme cible les épargnants, les tout petits épargnants. Le nombre de familles qui ont un livret d'épargne ou un plan d'assurance-vie, cela se compte au-dessus de la dizaine de millions de familles françaises.

O. Mazerolle : Vous ne trouvez pas moral qu'on soit un peu plus taxé sur l'épargne et un peu moins sur le salaire ?

F. Bayrou : J'allais vous dire, O. Mazerolle, que j'aurais trouvé moral qu'on ne remette pas en place les avantages consentis à un certain nombre de catégories sociales qui se sont vu remettre les avantages qu'elles avaient – dont les journalistes, pardonnez-moi – et je ne trouve pas juste qu'après l'effort qui avait été fait pour qu'on arrive à la justice pour tous et à mettre tout le monde dans la même situation devant l'impôt, on ait remis les avantages de 70 catégories sociales qui ne sont, pardonnez-moi de le dire, justifiés par rien que par la puissance qu'à un moment ou un autre ils ont retrouvée. Donc, je ne trouve pas juste ce qui a été fait et même immoral, car c'est essayer de caresser dans le sens du poil des gens qui sont puissants. Ce n'est pas bien.

O. Mazerolle : Si on lui impose une loi-cadre sur les 35 heures, est-ce que vous trouveriez justifié que le patronat claque la porte de la Conférence sur l'emploi ?

F. Bayrou : Attendez, moi, je suis là aussi très surpris. Qu'est-ce qui est en cause ? Ce n'est pas le patronat, c'est la force, la santé, la vie de l'économie française. Si l'on croit qu'on peut imposer à une économie, dans la compétition du monde, d'augmenter de 12 % les charges salariales, on se trompe. On est là devant quelque chose qui ne marchera pas ! Tout le monde le sait, à terme 35 heures seront payées 35. C'est cela la véritable question. Et donc ce serait, d'une certaine manière, se priver d'une arme dans la compétition du monde que d'alourdir ainsi les charges des entreprises. Je vais vous dire, c'est comme un train, une économie : si vous frappez la locomotive, vous ralentissez le train ; si vous chargez la locomotive, vous ralentissez le train. Croire qu'on peut faire autrement, c'est se tromper.

O. Mazerolle : Parlons un peu de la droite qui apparaît désorganisée. Le RPR dit maintenant que J. Chirac est toujours une référence. Et pour vous ?

F. Bayrou : Oui, bien entendu. C'est le président de la République.

O. Mazerolle : Une référence ?

F. Bayrou : Il y a des liens d'amitié et de proximité entre le président de la République el l'opposition. Et c'est tout à fait bien comme cela.

O. Mazerolle : Vous diriez comme P. Séguin que jamais vous ne vous présenteriez contre J. Chirac si celui-ci décidait de se représenter ?

F. Bayrou : Franchement, est-ce que vous croyez qu'aujourd'hui la question qui intéresse les Français, c'est l'élection présidentielle de 2002 ?

O. Mazerolle : P. Séguin l’a dit.

F. Bayrou : Je comprends que P. Séguin, qui est à la tête du parti que le président de la République a créé, ait besoin de clarifier les choses sur ce point mais je vous assure que ce n'est pas ce qui intéresse les Français aujourd'hui.

O. Mazerolle : On n'a pas besoin de clarifier à Force démocrate.

F. Bayrou : En aucune manière, ce n'est pas le sujet.

O. Mazerolle : Les régionales ont lieu dans quelques mois. Elles s'annoncent déjà comme la chronique d'une défaite annoncée pour la droite !

F. Bayrou : Ce qui m'inquiète davantage encore, et ce qui nous inquiète à l'UDF davantage encore, c'est que tout le monde voit bien que les conseils régionaux vont vers un éparpillement des voix et donc vers l'impossibilité de trouver une majorité pour gouverner les régions françaises. Et on a l'air de s'en accommoder. Et nous, nous avons décidé, hier, après une longue discussion, que nous allions faire un dernier effort pour proposer quelque chose qui fasse bouger les conseils régionaux vers leur identité et vers leur « gouvernabilité » – si je peux me permettre ce néologisme –, c'est-à-dire vers la possibilité d'être gouverné. Et l'identité, cela veut dire qu'il faut que les régions soient clairement identifiées. Elles ne le sont pas. On vote, dans les départements, pour des régions. Deuxièmement, « gouvernable », cela veut dire qu'on puisse trouver une majorité et qu'on essaye de faire bouger le mode de scrutin. C'est d'autant plus paradoxal que tous les grands partis politiques ont, à un moment ou à un autre, exprimé leur souhait de voir ce mode de scrutin évoluer. Alors il ne faut pas changer la règle du jeu quelques mois avant mais il y a peut-être des décisions à prendre pour que sans changer la règle du jeu, on aille vers plus d'identité des régions et plus de gouvernabilité des régions. C'est en tout cas ce que nous proposerons ce matin.

 

Libération - 13 octobre 1997

Libération : Les 35 heures en l’an 2000 ? Vous êtes pour ou contre ?

François Bayrou : À votre question, je réponds par une autre : la France est-elle en état de devenir le pays où la durée du travail est la plus courte au monde ? Évidemment, la réponse est non. Nous allons payer très cher cet avantage apparent.

Libération : Une telle loi peut-elle être efficace pour réduire le chômage ?

François Bayrou : Au contraire. À terme, cela fera disparaître les emplois. Si brutalement, l’emploi devient plus cher en France, il devient plus intéressant d’acheter des machines ou de faire fabriquer à l’étranger. Car entre deux produits identiques, celui qui reviendra plus cher, ce sera celui qui incorporera le plus de main-d’œuvre et le plus de main-d’œuvre française. Au lieu de multiplier le travail en France, on obtient une formidable incitation à remplacer le plus vite possible les emplois par des machines ou le travail en France par du travail à l’étranger. On détruira l’emploi chez nous.

Libération : Plus d’un millier d’entreprises françaises se sont déjà engagées dans les 35 heures. Elles n’en sont pas moins compétitives.

François Bayrou : Vous le voyez : il est possible de trouver des réponses qui arrangent en même temps les salariés et l’entreprise. Ce n’est pas une loi qui a imposé à tous la même chose, mais des adaptations de terrain, partant de l’intérêt bien compris de l’entreprise. La démarche du gouvernement, c’est le contraire. On va imposer à tout le monde en vingt-quatre mois les mêmes 35 heures par une loi décidée en haut. On ne s’interroge pas sur le type d’activité de l’entreprise, le type de travail du salarié. Tout le monde passera à la même toise. Par exemple, on traitera de la même façon le travail pénible, mécanique ou répétitif et le travail créatif, plus épanouissant. Tout cela est une faute grave.

Libération : Les syndicats de salariés jugent cette loi « positive »...

François Bayrou : Que les syndicats essaient d’alléger le travail de leurs mandants, qui sont déjà salariés, quoi de plus normal ? Mais la responsabilité du pouvoir politique, c’est l’intérêt général. C’est très différent. Il aurait dû prendre en compte l’économie du monde et les conditions de concurrence aussi bien que l’intérêt de ceux qui risquent de perdre leur emploi ou de ne pas en trouver à cause de cette loi.

Libération : Nicole Notat (CFDT) estime que les 35 heures n’ont rien « d’archaïque ». Et se félicite que la France joue dans ce domaine « un rôle de locomotive ».

François Bayrou : Imaginer qu’on pourra faire la même année les 35 heures et l’euro, c’est se préparer à offrir à nos concurrents une arme redoutable pour que toute l’activité disponible se fixe hors de France.

Libération : En quoi les 35 heures à l’horizon 2000 pourraient-elles obérer la mise en place de l’euro ?

François Bayrou : Du temps des monnaies nationales, quand on faisait ainsi des acrobaties sociales, on pouvait toujours adapter la compétitivité en dévaluant la monnaie. Ce qu’on perdait d’un côté, on le rattrapait de l’autre. Ce n’était ni très sain, ni très porteur d’avenir, mais c’était un petit bricolage de commodité. Maintenant l’euro fixe une fois pour toutes les parités. Les dévaluations, c’est fini. Il faudra payer l’addition comptant. D’ailleurs, le leader socialiste allemand Schröder disait récemment tout l’espoir qu’il mettait dans les socialistes français. Avec les 35 heures, disait-il, l’Allemagne, dont la compétitivité est à la traîne, pourra de nouveau passer devant la France. Ce cadeau royal, nous le faisons à nos concurrents du monde entier.

Libération : Vous pouvez difficilement reprocher à Jospin d’appliquer le programme pour lequel il a été élu.

François Bayrou : Ce que les citoyens attendent des gouvernants, ce n’est pas seulement de tenir leurs promesses, c’est aussi et surtout de prendre de bonnes décisions. Si on ne tient pas ses promesses, on trahit sa parole. Mais si pour tenir ses promesses, on prend de mauvaises décisions, on trahit l’avenir et l’intérêt national. Dans les deux cas, c’est une faute contre le pacte de confiance.

Libération : Vous ne voterez donc pas le projet de loi sur les 35 heures ?

François Bayrou : Je ne sais pas ce qu’il y aura dans ce texte. Je lis qu’il s’agirait d’une suprême habileté pour obtenir la flexibilité sans augmentation réelle du salaire. Je crains que toutes ces finesses ne se retournent contre leurs auteurs. Pour l’opposition, en tout cas, il n’y a qu’une seule ligne de conduite valable : avoir une pensée ferme et dire la vérité.

Libération : Voterez-vous ou non cette loi ?

François Bayrou : Si le texte est ce qu’on nous promet, c’est-à-dire, en fait, un accélérateur de chômage, je ne le voterai pas.