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« Le nouveau champion de la France. Le Premier ministre déclare à Robert Graham et Andrew Jack qu’il s’inscrit dans la durée, et non dans le court terme »
Lionel Jospin interrompt la visite de ses bureaux à Matignon qu’il fait faire à un groupe. « Cela ne vous ennuie pas d’attendre un peu : ce sont des maires de ma circonscription qui ont déjeuné ici », explique-t-il, tout en orientant le groupe vers un salon officiel pour la photo.
Les maires forment un groupe disparate de gens ordinaires, qui boivent du petit lait en compagnie de leur hôte. Cette anecdote montre combien M. Jospin cultive assidûment une image de « Premier ministre du peuple » depuis l’entrée en fonction du gouvernement socialiste au mois de juin.
À l’époque il apparaissait peu préparé à la tâche. Il semblait avoir gagné les élections plutôt à cause de l’impopularité de son prédécesseur de droite que grâce au programme de son parti. Ses propos sur l’Union économique et monétaire avaient suscité des craintes concernant la préparation de la France aux sacrifices nécessaires pour remplir les critères de Maastricht, ainsi qu’au sujet des relations futures avec l’Allemagne. Son engagement en faveur de la semaine de 35 heures inquiétait les hommes d’affaires. Peu nombreux étaient ceux qui pensaient que la France était capable de mener une longue cohabitation entre un Premier ministre socialiste et un Président gaulliste.
Or aujourd’hui, après six mois d’une remarquable habileté, M. Jospin a dissipé ces craintes. L’euro est sur les rails, la relation avec l’Allemagne est solide et M. Jospin a gagné un nouveau respect en Europe.
L’entretien avance, truffé d’expressions comme « un nouveau style de gouvernement » et « être plus près du peuple ». M. Jospin est manifestement déterminé à éviter l’étiquette élitiste de ses prédécesseurs. Il a même choisi un meuble en demi-lune – la seule innovation du bureau du Premier ministre parce qu’il permet à tous ses conseillers de s’y tenir.
Ses réponses mesurées lui permettent de rester maître de la discussion. Il refuse avant tout d’aborder les rapports délicats qu’il entretient en tant que Premier ministre socialiste avec le Président Jacques Chirac. Il balaie d’un revers de la main leurs différends occasionnels, préférant affirmer que la presse se plaît à inventer des conflits qui n’existent pas toujours.
En préparant le sommet de l’UE cette semaine au Luxembourg. M. Jospin minimise les doutes qui entourent l’attitude de son parti à l’égard de l’UE. « Les quatre conditions que nous avons posées ont été adoptées d’un commun accord. Elles n’ont pas été conçues comme un prétexte pour ne pas rejoindre I’UEM, mail plutôt pour assurer le fonctionnement efficace de l’Union économique et monétaire. » Une de ces conditions était de faire tout ce qu’il était possible pour que l’Espagne et l’Italie participant dès le début à la monnaie unique. « Lorsqu’on prend la décision historique de l’intégration européenne. il ne faut pas le faire avec un petit groupe de cinq ou six pays » , argumente-t-il. Sur la situation actuelle de leur candidature, il observe : « l’Espagne y est presque, et l’Italie a fourni un gros effort. Si ces pays remplissent les critères, il n’y a pas de raison de les exclure. »
Une autre condition pour l’UEM était d’éviter de surévaluer l’euro. Il est satisfait à l’idée qu’il n’en sera pas ainsi, mais semble un peu moins content de la manière dont ses partenaires européens ont rempli la troisième condition : l’établissement d’un pacte pour la croissance et l’emploi.
La condition finale – l’établissement d’un Conseil de l’euro – sera la question-clé à Luxembourg cette semaine. La France ne voit pas de raison d’inclure dans ce Conseil des pays qui, comme la Grande-Bretagne, ne se sont pas engagés à participer à l’euro dès le début. « Ses règles (du Conseil de l’euro) restent à définir. Mais la Grande-Bretagne, qui a inventé la notion de club, ne doit pas se plaindre d’en être exclue ».
Au sujet des rapports entre le Conseil et la nouvelle Banque centrale européenne, M. Jospin déclare : « nous ne voulons pas limiter l’indépendance de la BCE. Mais nous pensons qu’il sera nécessaire de coordonner les politiques économiques. Les gouvernements doivent gérer les politiques fiscales et budgétaires et les investissements en matière d’infrastructures. »
Il défend vigoureusement la décision controversée de la France de présenter la candidature de Jean-Claude Trichet à la tête de la BCE. « Ce sont les chefs d’État et de gouvernement qui nomment le Gouverneur de la BCE. Ce détail semble avoir échappé à certains. Le Président a voulu attirer l’attention sur ce point qui était entériné par le traité de Maastricht en 1991. Je ne sais pas qui sera choisi, mais je sais de quelle manière il – ou elle – sera élu. »
La politique étrangère est conduite en consultation avec M. Chirac dont c’est le domaine réservé. Mais M. Jospin a des idées précises sur une Europe plus large et n’apprécie pas l’idée d’un axe formel franco-allemand. « Il n’est pas utile d’évoquer un axe franco-allemand alors qu’il existe d’autres pays, y compris des petits, avec une identité forte. L’alliance existe cependant, et reflète la reconstruction de l’Europe de l’après-guerre. Et elle a joué un rôle dans la résolution des crises. Mais cette alliance ne doit pas se faire aux dépens d’autres pays comme l’Italie et l’Espagne ni évidemment la Grande-Bretagne. »
En faisant plus directement référence à la position de la Grande-Bretagne en Europe, M. Jospin déclare : « la Grande-Bretagne n’a pas joué le rôle qui lui incombe en Europe, étant donné sa tradition de diplomatie, son savoir-faire et la manière dont elle est représentée dans les institutions de l’UE. Ce n’est pas la faute de l’Europe. »
Malgré ses commentaires rudes, il est plus positif à l’égard de la Grande-Bretagne de Tony Blair, qu’il appelle un « nouveau venu » en Europe. « Les choses sont sans aucun doute en train de changer. Le gouvernement est plus ouvert, plus européen : il veut manifestement jouer un rôle plus important. »
Il a de bonnes relations personnelles avec M. Blair, qui datent d’une réunion à Barcelone en 1995. « ‘Nous avons des choses en commun : nous sommes tous deux des socialistes qui avons triomphé des conservateurs. Il parle bien français et je parte anglais... Il existe une différence d’âge (...), d’identité, et la situation politique dont nous avons hérité n’est pas non plus la même. »
Il pousse plus loin l’analyse : « Nous sommes tous les deux attachés à l’identité nationale et considérons que nos pays ont un rôle à jouer dans le monde. »
L’importation du blairisme en France a ses limites. « Il y a sans doute des différences marquées sur le rôle de l’État. Mais, en Europe, il est intéressant de mélanger les cultures et de faire des compromis. Je ne suis pas sûr que ce serait une bonne chose si tout le monde adoptait la même approche économique, particulièrement dans des domaines qui peuvent être traités au niveau national. » Et d’ajouter : « Je connais bien mon pays, et une conversion forcée à l’ultralibéralisme (...) ne marcherait tout simplement pas en France. »
M. Jospin souligne fréquemment qu’il est oppose à un socialisme doctrinaire.
« Aujourd’hui, le socialisme est moins une doctrine qu’un mouvement, moins une source d’inspiration qu’une référence. L’ère de l’idéologie qui englobe tout est derrière nous. Mais j’espère qu’il y a des idées – je suis un homme d’idées, pas d’idéologies. »
Son socialisme rejette le protectionnisme et l’étatisme. Mais M. Jospin insiste sur le fait que le gouvernement a un rôle régulateur à jouer dans la société. « Il faut introduire une forme d’harmonie et intervenir de temps à autre. Regardez l’action du FMI en Corée ou à Bretton Woods après la guerre... Je pense que le marché doit être modéré. »
En ce qui concerne les privatisations, il déclare : « Je ne veux pas être un idéologue ». Et il ajoute : « Je ne vois pas pourquoi des entreprises dont les résultats laissent à désirer doivent rester dans le secteur public, dans les domaines ouverts à la concurrence, s’il n’y a pas d’obligation de service public. » Il a lancé la première tranche de la privatisation de France Télécom, réduit la participation de l’État dans SGS-Thomson et lancé l’ouverture du capital du GAN.
Mais il ne soutient manifestement pas les privatisations en tant que telles. Au contraire, il laisse une grande marge pour le maintien des monopoles d’État. « Mon approche est simple : quand quelque chose marche, il n’y a pas lieu de changer. »
La version du socialisme de M. Jospin et son engagement en faveur de l’euro ont été, jusqu’à maintenant, acceptés par ses partenaires communistes. « Je suis raisonnablement confiant dans le fait que la coalition se maintiendra. Les communistes n’ont plus l’URSS comme point de référence. Réussir leur participation au gouvernement avec de bons ministres est un élément important de leur nouvelle identité. »
Il rejette les critiques sur son ton trop professoral et moralisateur. « Ce que certains appellent moralisme, moi je l’appelle un comportement normal », raille-t-il.
M. Jospin est protestant mais il nie que son éducation ait influencé ses idées. « La France est un pays laïc et les gens ne se définissent pas par leur religion. »
Dans le domaine de la politique intérieure, il semble faire marche arrière sur l’importance, pour la création d’emplois, de l’introduction de la semaine de 35 heures. Mercredi, le gouvernement présentera un projet de loi qui oppose M. Jospin au patronat. « La semaine de 35 heures n’est pas, à elle seule, une formule magique pour lutter contre le chômage – il faut aussi une politique européenne concertée, une croissance accrue, le développement de nouvelles technologies et des solutions aux problèmes du chômage des jeunes. »
Il soutient que la semaine de 35 heures n’augmentera pas, et de loin, les frais généraux autant que le craignent les employeurs. Au pire, cela signifiera une hausse de 2,5 %. Mais, en même temps, il déclare que le gouvernement se montrera flexible. « Les entreprises devront mettre à profit la proposition des 35 heures pour réorganiser leurs habitudes de travail. Je tiens à souligner que les mesures ne seront pas introduites tout de suite (...) et, pour les petites sociétés, cela se fera encore plus tard. »
Après avoir beaucoup insisté sur la création d’emplois, M. Jospin espère néanmoins que le gouvernement sera jugé sur bien d’autres sujets au cours de la législature, qui pourrait durer cinq ans.
« Je ne crois pas aux 100 premiers jours. Je n’ai pas brûlé toutes mes cartouches dès le départ pour les regarder flamber. Je veux quelque chose qui se consume moins vite, quelque chose de moins flamboyant. » (9.12.97, R. Graham, A. Jack)