Article de M. Pierre Méhaignerie, président du CDS, dans "Le Monde" du 5 janvier 1993, sur le projet politique du CDS pour les élections législatives, intitulé "Le courage d'oser".

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Média : Le Monde

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Aujourd'hui, les Français attendent de l'opposition, non seulement qu'elle leur ouvre des perspectives d'avenir avec un projet politique accessible, mais encore qu'elle fasse preuve de convictions fortes et de courage.

Ma première conviction, c'est le besoin de la réhabilitation de la responsabilité à tous les niveaux. Dans nos sociétés complexes, c'est en restituant sa responsabilité à l'individu, à la famille, à l'école, à l'université, à l'entreprise, à la communauté de base, à la collectivité territoriale, que nous assurerons le mieux dynamisme économique, réduction du chômage et progrès social. Une vaste redistribution des pouvoirs permettra à la France de mieux faire face à la diversité des situations.

Ma deuxième conviction, c'est la nécessité de mieux rémunérer l'effort et le travail accompli. Au cours de la décennie 1980-1990, plus de 80 % du pouvoir d'achat supplémentaire créé par l'effort des Français a été distribué sous forme de prestations sociales et de rente du capital. Il est resté moins de 20 % pour récompenser directement le travail et l'engagement personnel. Il convient donc de s'engager dans la revalorisation du salaire direct par rapport aux prestations de diverses natures, ce qui implique la remise en cause d'un certain nombre de privilèges et de protections corporatistes, que paient, en fait, ceux qui cumulent faible protection, faible rémunération et manque de considération. C'est sur ces derniers que doivent porter nos efforts.

Ma troisième conviction, c'est le retour à l'égalité des chances. Or on s'en éloigne, aujourd'hui, après onze ans de discours égalitaire socialiste. C'est dans le domaine de la petite enfance, de la politique familiale, de l'éducation, de la formation professionnelle, de la culture, de la ville et de l'aménagement du territoire, qu'une politique d'égalité des chances doit être conduite. À quand, dans toutes les villes de France, de la formation en entreprise aux cours du soir, les moyens qui permettent à l'agent hospitalier de devenir infirmier, à l'ouvrier de devenir technicien, à chacun de connaître promotion et mobilité à tout moment de la vie ?

La relance nécessaire de la dynamique européenne 

Ma quatrième conviction porte sur la construction de l'Europe. Le referendum sur le traité de Maastricht a créé une situation de doute, d'attente ou de critique vis-à-vis de l'Europe. Cette situation ne peut pas durer sans graves dommages, d'où la relance nécessaire de la dynamique à Douze ou à Dix, avec deux inflexions : la mise en œuvre du principe de subsidiarité et une défense mieux organisée des grands intérêts communs des Européens.

Je vois grandir le fossé qui coupe la France en deux, s'exacerber les tensions entre deux France : l'une protégée, l'autre exposée. L'une qui concentre emplois tertiaires et publics, l'autre qui vit dans l'insécurité des dépôts de bilan, des fermetures d'usines et des terres en friche. Cette seconde France a généralement voté « non » au referendum sur l'Europe. Elle ne supportera pas longtemps sans cassure ni même révolte, désindustrialisation et réduction des activités agricoles. C'est pourquoi je crois nécessaire, aujourd'hui, en fonction des débats prévisibles aux États-Unis, de repenser les conditions du libre-échange. L'opinion publique ne voit actuellement que les effets destructeurs sur l'industrie et l'agriculture européennes, et particulièrement françaises, d'une ouverture à sens unique.

À partir de ces quelques axes forts, un projet politique ne consiste pas à avoir par avance des réponses sur tout, mais à engager les grandes actions dont le pays a besoin. Celles-ci doivent porter d'abord sur l'efficacité et la croissance économiques, conditions de la réduction du chômage. La politique de désinflation compétitive menée par M. Bérégovoy en était la condition nécessaire, mais pas suffisante. Si elle s'est soldée par un échec en matière d'emploi et d'investissement, c'est parce que trois éléments essentiels lui ont manqué : 1) un véritable souci d'amélioration de la compétitivité de l'État et de l'ensemble des structures publiques et sociales, si éloignée, actuellement, de l'effort de productivité de l'industrie et de l'agriculture ; 2) une maîtrise mieux assurée de la dépense publique ; 3) un énorme engagement en faveur de la formation professionnelle pour adapter notre main-d'œuvre aux besoins croissants de qualification avec la participation des entreprises.

Un pacte social pour le changement

Je crois nécessaire, aussi, de changer la façon de gérer nos problèmes, en remettant en question la centralisation française, l'uniformité et l'irresponsabilité qui l'accompagnent. Nous devons relancer énergiquement la déconcentration, la décentralisation et introduire la souplesse dans nos systèmes rigides en légiférant au niveau de la loi-cadre. Aujourd'hui, l'uniformité d'application des lois sur l'ensemble du territoire a fait son temps.

Pour dégager des marges financières nouvelles, pour fragmenter les difficultés, que des réformes venues d'en haut ne parviennent pas à surmonter, je demande le « droit à expérimenter », soit dans certaines zones géographiques, soit dans certains domaines d'activité comme le logement, la gestion de l'emploi au niveau des bassins de vie, la possibilité de faire varier les prestations dans certaines proportions afin de dégager des marges financières d'initiative et d'adaptation. Face aux nouvelles données de la croissance, de la santé et du vieillissement, nous devrons gérer différemment, localement et de façon responsable, un État providence incapable, sinon, de survivre.

Néanmoins, de tels changements risqueront d'être souvent mal compris, parfois douloureux. Comment donc introduire les réformes nécessaires sans créer de remous sociaux profonds ? Seule une attitude d'équité, de recherche d'une plus grande justice, d'exemplarité dans la gestion gouvernementale rendra possibles les changements et réformes nécessaires : c'est la raison d'un pacte social.

Ce pacte social devra comprendre, dans une première phase, un plan de relance pour le bâtiment et les travaux publics. C'est, au-delà de l'emploi, un objectif de justice à l'égard des hommes et des femmes de ce secteur, qui ne sont pas les plus favorisés dans la société française, tant s'en faut. Il comportera également un programme important d'économies dans le train de vie de certaines institutions pour les orienter vers des objectifs sociaux garantissant une meilleure égalité des chances, la prise en charge progressive des cotisations d'allocations familiales afin de dégager de nouvelles marges financières en faveur du salaire direct et de l'investissement industriel comme de la formation professionnelle, ainsi que de l'instauration d'un nouveau système d'amortissement accéléré des investissements en zone rurale permettant de conjuguer aménagement du territoire et impératif industriel.

Une telle tâche est-elle à la portée de l'opposition ? Il est certain que dans le schéma de cohabitation que les échéances électorales laissent prévoir, le président de la République, comme entre 1986 et 1988, fera tout pour freiner et user la majorité, ainsi que pour expliciter les inévitables mécontentements que suscitera l'action à conduire, d'autant plus que la concurrence entre candidats à l'élection présidentielle ne facilitera pas la tâche.

En outre, la situation internationale risque d'être peu porteuse pour l'économie. La future majorité ne disposera pas du temps, de ce temps si nécessaire, pour pouvoir mener à terme une action et en enregistrer les résultats, ce temps qui n'a manqué ni à M. Kohl, ni à Mme Thatcher, ni à M. Mitterrand. Alors ? Faut-il renoncer à assumer les responsabilités ou mettre à la cape prudemment, en évitant d'agir pour éviter de mécontenter ?

Si les Français appellent l'actuelle opposition à gouverner, elle devra le faire. Si les Français condamnent massivement, par leur vote, la politique du président de la République, ce sera à lui de tirer toutes les conséquences de ce désaveu en quittant ses fonctions.

Si cela ne se produit pas, j'attends des hommes politiques de la future majorité qu'ils osent, c'est-à-dire que, malgré les handicaps, ils engagent les actions courageuses et difficiles, que le redressement du pays exige. Ce sera en tout cas, dans l'alternance, l'attitude du CDS, plus libre dans sa parole, plus audacieux dans l'action, car moins englué dans les joutes présidentielles. Ce redressement sera moins difficile si, dès maintenant, dans l'opposition, à l'exemple de ce qui se passe en Allemagne, nous parvenons, par des attitudes constructives, à faire naître des consensus sur des sujets où les efforts de tous doivent s'additionner et non pas s'opposer. Je pense, particulièrement, à la maîtrise des dépenses de santé et aux enjeux européens. Je crois que ce pari peut être gagné, parce que j'ai confiance dans l'intelligence et la raison du peuple français.