Texte intégral
Q - Dans quel état d'esprit abordez-vous les dernières semaines avant l'ouverture du débat parlementaire sur les 35 heures ?
Alain Deleu. - Il est grand temps que le débat parlementaire intervienne et que chacun soit assez rapidement au clair sur les conditions dans lesquelles les 35 heures vont se généraliser. Cette période que nous avons vécue depuis la première loi n'a été facile pour personne. Chacun sait qu'il est difficile de construire des relations sociales dans le doute. Dès le départ, la CFTC a eu deux objectifs : faire des 35 heures une mesure significative dans la bataille pour le plein-emploi et profiter de la réduction du temps de travail pour harmoniser vie familiale et vie professionnel des salariés.
Q - Toutes les organisations syndicales pourraient, semble-t-il, souscrire à ces deux objectifs… Dès lors, comment expliquez-vous l'incapacité actuelle du mouvement syndical à échanger et à s'unir face à un MEDEF en ordre de bataille ?
Alain Deleu. - Dans notre pays, l'efficacité de l'action syndicale est parfois limitée par les divergences de vues entre organisations. C'est un fait. Chacun a sa vision et ses raisons d'avoir cette vision. C'est vrai qu'il est très important, dans l'intérêt des salariés, de voir comment ces visions contradictoires peuvent permettre d'améliorer la situation. Malgré nos différences, nous devons examiner s'il y a un terrain d'entente possible.
Q - On reviendra sur le point central de la divergence actuelle entre les organisations syndicales. Mais passons d'abord en revue les dispositions essentielles du projet de loi que vous souhaiteriez voir améliorer à l'occasion du débat parlementaire.
Alain Deleu. - L'objectif de la première loi était très ambitieux : faire passer en très peu de temps l'ensemble du monde du travail de 39 heures - et plus, très souvent - à 35 heures. Dès lors, nous ne sommes pas surpris que la deuxième loi recherche un compromis entre les attentes des salariés et les préoccupations des dirigeants d'entreprises. C'est, me semble-t-il, la logique même d'une mesure législative aussi générale. Dans ce contexte, chacun tire dans le sens qui est le sien. Cela fait partie de la règle du débat démocratique dans le pays. Pour notre part, nous estimons que le projet peut être amélioré sur plusieurs aspects. En gros : il faut être plus précis sur la définition du travail effectif ; le dispositif qui garantit à peu près un SMIC stable doit être plus clair ; plus globalement, il ne doit pas y avoir de pertes de salaire à l'occasion de la réduction du temps de travail ; la modulation doit être mieux encadrée - ne donnons pas aux entrepreneurs une prime à l'imprévoyance, octroyons-leur plutôt les moyens de mieux construire leurs prévisions - ; pour les cadres, il ne faut pas que, derrière le nombre de jours de travail, se cachent des horaires complètement déments ; et, enfin, il faut clarifier la relation entre temps de travail et formation professionnelle. Faute d'améliorations, cette loi ne garantirait pas le progrès social souhaitable.
Q - Venons-en à l'article 11 - sur les signatures d'accords par des syndicats majoritaires et sur la consultation des salariés - qui a eu l'effet d'une bombe lors de la présentation du projet de loi. Un « cadeau » à la CGT, avez-vous dit. Mais derrière cette petite phrase, que voulez-vous dire au juste ?
Alain Deleu. - Quand je dis cela, ça ne signifie pas qu'il y a je ne sais quels arrangements entre je ne sais qui. J'en reste aux faits. Le gouvernement se propose, avec l'accord de la CGT et malgré l'opposition des autres centrales, de bouleverser les règles du jeu de la négociation d'entreprise à partir de cette loi sur le temps de travail. Les arguments de Martine Aubry ne nous paraissent pas du tout satisfaisants. Les cinq centrales étaient jusqu'à aujourd'hui reconnues égales en droit pour la négociation. Toute remise en cause de cette égalité est simplement inacceptable.
Q - Lors de la période écoulée, on a pu voir qu'un accord pouvait être signé par des organisations minoritaires et dénoncé sans succès par des majoritaires ; la question du droit des salariés à être entendus sur une question aussi essentielle que leur temps de travail se pose de manière aiguë… Qu'est ce que vous pensez de tout cela ?
Alain Deleu. - La CFTC, nous ne nous posons qu'une question, en permanence : que veulent les salariés ? Nous n'imaginons pas de signer des accords pour le compte des salariés sans nous être assurés que ces accords correspondaient aux attentes de la grande majorité des salariés. Nous n'avons jamais prétendu être l'avant-garde éclairée du monde du travail.
Q - Ce n'est peut-être pas votre vocabulaire. Mais, dans la pratique, considérez-vous que le syndicat sait mieux que les salariés ce qui est bon pour eux ?
Alain Deleu. - Non. Ce n'est pas le problème de consulter les salariés. Je vous dis : nous consultons les salariés avant de prendre une décision, même lorsque nous sommes majoritaires. Je voudrais aller plus loin : si, demain, on va vers la démocratie directe dans le monde du travail, on peut aussi faire un référendum pour demander aux français ce qu'ils pensent des 35 heures. Ce serait intéressant.
Q - On sait qu'entre champ politique et champ syndical, il y a de grandes différences : la loi n'arrête pas le nombre de partis politiques.
Alain Deleu. - Oui, oui… La démocratie directe et permanente, c'est une option qui a ses défenseurs en politique et aujourd'hui parmi les syndicalistes. Mais je me pose la question : dans le monde du travail, au fond, si les décisions étaient prises par référendum, quel intérêt y aurait-il à être syndiqué ? Autre question dans le même esprit : est-ce que la CGT serait prête à dire que « la décision de la grève doit, comme en Allemagne, être précédée d'un référendum chez les salariés » ? Entre l'employeur et les salariés, il y a des relations qui sont telles que si le candidat n'est pas là comme garant de relations équilibrées, cela profite, au final, à l'employeur. Il faut regarder la logique jusqu'au bout et, moi, je ne suis pas convaincu que la CGT mesure bien toutes les implications. La sagesse à laquelle on va aboutir - j'en suis sûr parce que, tous, nous sommes des gens responsables -, c'est qu'au fond cette affaire peut être l'occasion d'une discussion sur la manière dont le syndicalisme a sa place en France. Par exemple, on pourrait discuter de la faible présence syndicale dans les PME. Il y a une situation flagrante : les salariés des PME qui veulent une application des 35 heures dans leur entreprise viennent nous chercher. Sur les 2 600 accords d'entreprise signés par la CFTC, il y en a 1 100 par mandatement.
Q - A ce propos, n'avez-vous pas l'impression d'être un peu seul à vous féliciter du mandatement ?
Alain Deleu. - Et alors ? Nous sommes plébiscités par les salariés. Dans les PME, les syndicats ne sont pas présents pour toutes sortes de raisons. Assez largement parce que les salariés craignent pour leurs conditions de travail et leur emploi s'ils se syndiquent. Ou parce qu'ils ne se sentent pas concernés. Or, lorsqu'il faut un syndicat pour signer un accord, on va chercher, non pas un syndicat de la rupture et de l'affrontement, mais un syndicat de la construction sociale. A la CFTC, nous n'avons pas peur de l'affrontement, mais ne n'est ni notre but ultime ni notre méthode préférée. Sans doute notre succès prouve-t-il que l'image dominante du syndicalisme français - les grèves, les manifs et les affrontements « vus à la télé » - ne correspond pas à ce que les salariés attendent.
Q - Vous disiez plus haut que l'on pourrait peut être profiter de l'occasion pour discuter. Mais êtes-vous prêts, aujourd'hui à la CFTC, à ouvrir le débat, réclamé par la CGT, la CFDT, l'UNSA et le Groupe des dix, sur la représentativité syndicale ?
Alain Deleu. - Nous sommes prêts à discuter des moyens par lesquels les neuf dixièmes des salariés français peuvent trouver intérêt à se syndiquer. Mais nous n'allons pas entrer dans une démarche qui irait à l'encontre d'une évidence : en France et en Europe, le syndicalisme d'inspiration chrétienne constitue un des grands courants de la construction sociale. Quel sens aurait la remise en cause d'un courant qui a une telle fécondité, qui a eu de tels résultats et qui a une telle réalité aujourd'hui ?