Texte intégral
B. de la Villardière : Quel est votre jugement sur ce projet de loi ?
V. Giscard d’Estaing : Je crois que ce projet de loi n’était pas nécessaire, à vrai dire, et il va plutôt dans la mauvaise direction. C’est un sujet très sensible, et il faut savoir que c’est un droit des Français que de savoir comment on devient français. Et la manière de devenir français, c’est ou bien d’avoir des parents français – c’est le cas de 90 % de la population, c’est ce qu’on appelle le droit de filiation –, et c’était le système du Code civil, le fameux Code civil de Napoléon en 1804 qui avait fixé ce système ; on devenait français quand on avait des parents français. Et puis il y a la manière dont on devient français parce qu’on naît en France de parents étrangers. C’est ça le point. Quand on naît en France de parents français, bien sûr on est français. Alors, le système français traditionnel, c’était qu’on devenait français lorsqu’on naissait en France de parents étrangers, qui étaient eux-mêmes nés en France. C’est-à-dire qu’il fallait, en somme, une double naissance en France : la naissance des parents et la naissance des enfants. Et dans la loi actuelle, on prend le cas d’enfants qui naissent de parents étrangers, c’est-à-dire qui n’ont aucun lien avec la France, qui sont simplement nés en France, et on dit : ils auront le droit de devenir automatiquement français à leur majorité. Il faut comprendre pourquoi on se pose la question, naturellement. C’est que si ces enfants et leurs parents sont installés en France, ils ont opté véritablement pour la vie de la France. En effet, c’est légitime de leur donner la nationalité française. Et c’est pourquoi nos lois précédentes disaient : ils peuvent devenir français, mais il faut qu’ils le demandent, c’est-à-dire qu’ils aient eux-mêmes, qu’ils manifestent, l’intention d’appartenir à la communauté, l’association des Français qui est la nation française. Et maintenant on dit : non, ils n’ont même pas besoin de le demander, c’est un droit automatique. Je crois que c’est une erreur. Et l’appartenance à la nation française, c’est-à-dire l’appartenance juridique et politique, à celles et ceux qui constituent la nation française, c’est quelque chose qui, ou bien vient du fait qu’on a des parents qui en font partie, ce qui est tout à fait naturel, ou bien du fait qu’on est étranger et qu’on le souhaite, et que donc, on est amené à exprimer ce souhait.
B. de la Villardière : Mais avant 1993, Monsieur le président, la démarche volontaire n’était pas inscrite dans les textes. Qu’est-ce qui a changé depuis ? La nature de l’immigration ?
V. Giscard d’Estaing : Ce qui s’est passé, car on ne dit pas exactement la vérité sur ces sujets forts compliqués. À la fin du siècle dernier, au début de ce siècle, qu’est-ce qui se passait ? La France avait une démographie qui baissait, nous avions moins d’enfants, et la France se préparait à faire la guerre. Elle voulait donc que les étrangers qui vivent sur son sol ne puissent pas se soustraire à leur service militaire. C’est ça, le fond de cette affaire. Et alors que le droit français traditionnel, c’est qu’on devenait français quand on était enfant de Français ou quand son père et sa mère étaient déjà nés en France – ce qui était tout à fait logique, il faut dire –, on a dit : pas du tout, si vous êtes nés en France de parents étrangers, on va vous obliger à devenir français. Pourquoi ? Pour faire votre service militaire et pour participer éventuellement au conflit. Donc, c’est vrai qu’on a, à la fin du XIXe siècle, rendu plus obligatoire, en quelque sorte, le fait de devenir français pour les enfants d’étrangers qu’on appelait, à l’époque, des immigrés. Mais ça, c’était une situation particulière qui n’est plus la nôtre, où on ne cherche plus à obliger les étrangers à faire leur service militaire. Donc, en 1993, on avait fait une loi, qui a été votée, délibérée, il y avait eu deux commissions – la commission M. Long – qui avaient étudié ce problème, et on disait : on maintient en effet le système, mais simplement, au moment d’acquérir la nationalité française, il faudra en exprimer le souhait, pour montrer qu’on peut devenir français soit parce qu’on a des parents français, soit parce qu’on souhaite devenir français. Et là, on supprime l’expression de ce souhait, on ne sait pas très bien à vrai dire pourquoi, parce que les justifications qui sont données paraissent très faibles.
B. de la Villardière : La gauche va reprocher à la droite, dans les jours qui viennent, de chasser sur les terres du Front national.
V. Giscard d’Estaing : Non. Et je crois que d’abord, c’est un sujet sur lequel tout le monde a le droit de s’exprimer librement. Qu’est-ce que c’est, maintenant, un pays, dans le monde moderne ? C’est une sorte d’association avec des membres, et la France est l’association des Françaises et des Français. Alors cette association, il y a des règles pour y entrer et ça concerne les membres de l’association qui ont le droit de dire en réfléchissant ce qu’ils pensent. Et on dit ce qu’on pense, ses convictions, on ne le dit pas par rapport aux positions de tel ou tel parti politique.
B. de la Villardière : Monsieur le président, est-ce que vous préconiseriez un recours au référendum ?
V. Giscard d’Estaing : Sur le texte tel qu’il est, je ne crois pas que ce soit nécessaire. Parce que le texte tel qu’il est, il va dans la mauvaise direction, mais je dirais qu’il ne va pas loin dans la mauvaise direction. La question qui se posait, c’est si, à la suite du débat parlementaire, on allait beaucoup plus loin dans la mauvaise direction. Et il y a, comme vous le savez, des amendements pour cela. Alors si on allait trop loin dans la mauvaise direction, il faut interroger les Français, parce que c’est eux qui sont concernés par le fait que l’on devient ou non, ou qu’on acquière ou non la nationalité française. C’est typiquement un sujet de référendum. Je vous répète : si le texte que nous allons délibérer reste le texte tel qu’il est proposé, je ne pense pas que ce soit nécessaire. Mais si ce texte était modifié, je pense que le président de la République doit se poser la question, il doit l’étudier avec soin. Et s’il estime que le texte voté va trop loin, il faut le soumettre à l’avis des Français, c’est-à-dire à référendum.