Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, dans "La Tribune" le 30 juillet 1999, sur les cessions ou ouvertures de capital des entreprises du secteur public et la logique industrielle de l'Etat.

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Média : La Tribune

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« La Tribune » – Vous venez d'annoncer une nouvelle réorganisation des participations de l'Etat, touchant cette fois Framatome et Thomson-CSF. La liste des restructurations du secteur public devient longue…

Dominique Strauss-Kahn – Lorsque nous sommes arrivés au gouvernement, nous avons trouvé, dans le secteur financier et dans le secteur industriel, un certain nombre de dossiers ouverts, parfois depuis longtemps. Pour beaucoup d'entre eux, ils avaient été traités à l'envers, comme celui du Crédit Lyonnais pour lequel les relations avec Bruxelles étaient rompues. Dans son discours d'investiture, le Premier ministre a exprimé clairement notre philosophie : a priori le secteur public le reste, sauf lorsqu'il y a une bonne raison de bouger dans un sens ou dans l'autre. La bonne raison pouvant être la décision bruxelloise ou bien l'intérêt de l'entreprise dont le développement passe par l'ouverture du capital, ou encore l'intérêt national… Si nous faisons le bilan aujourd'hui, sept chantiers financiers – Crédit Lyonnais, CIG, GAN, Marseillaise de Crédit, Crédit Foncier, Caisses d'épargne et CNP – et sept chantiers industriels – Thomson-CSF, France Télécom, Air France, Eramet, Aerospatiale-Matra, Framatome et TMM – ont été traités. Dans la majorité des cas, cela a donné lieu à des ouvertures de capital ou à des cessions.

« La Tribune » - C'est ainsi que le gouvernement Jospin est devenu le champion des privatisations…

– Edouard Balladur a démontré le contraire et je lui en donne acte. L'idéologie privatisatrice a laissé place, avec le gouvernement Jospin, à la volonté industrielle. Par exemple, la CNP, promise à la privatisation, est restée finalement dans le secteur public, puisque tel était son intérêt. Par ailleurs, l'Etat monte aux alentours de 80 % dans Framatome. J'ajoute que les cessions opérées l'ont été dans la concertation notamment avec les salariés et en tenant compte de l'intérêt du contribuable. Dans le secteur financier, nous avons trouvé un « trou » de 130 milliards de francs en arrivant et nous l'avons ramené à 50 milliards.

« La Tribune » - Votre « logique industrielle », qui consiste à associer des entreprises publiques à des partenaires privés, conduit toutefois irréversiblement à une cession totale ou partielle des participations de l'Etat.

– Il y a un intérêt industriel, un intérêt pour les personnels des entreprises et éventuellement un intérêt national ou européen, comme en matière d'aéronautique et de défense. Il n'y a pas de tabou. La grande nouveauté de l'approche suivie depuis 1997, c'est d'avoir systématiquement mis en place des partenariats stratégiques solides là ou régnait auparavant une logique financière : noyaux faussement durs et vente à l'encan sur le marché financier.

« La Tribune » - La logique industrielle peut devenir financière pour les entreprises concernées, lorsque vous les soumettez aux lois du marché.

– On soumet avant tout ces entreprises à une logique d'efficacité économique. Il n'y a aucune raison pour qu'une entreprise dont l'Etat détient une participation ne soit pas efficace. Mais avoir une participation publique peut conduire à une logique un peu différente, notamment en matière de service public ou d'intérêt national. Il n'est pas indifférent de savoir qui détient le capital d'une société qui fabrique des missiles.

« La Tribune » - A partir du moment où tous les secteurs se déréglementent, comme celui de l'électricité, ne devez-vous pas vous poser la question de l'avenir des entreprises concernées, notamment EDF ?

– D'abord, la dérégulation est-elle un mouvement inéluctable ? Si l'on appelle dérégulation le fait que des règles normales de concurrence fonctionnent, elle est souhaitable. Si c'est entrer dans un système de la loi du plus fort, la réponse est non. Deuxième élément, cela conduit-il à appliquer les critères d'efficacité ? Oui. Mais, honnêtement, EDF me semble une entreprise très efficace. EDF n'a besoin en aucune manière de modification dans son capital pour des partenariats. Le problème ne se pose donc pas.

« La Tribune » - Il reste aujourd'hui un dossier épineux à résoudre, c'est Bull.

– Ce dossier n'est pas simple. Cette entreprise a beaucoup changé au cours des dernières années. Ce n'est pas un dossier aussi brûlant que les autres, mais il faut le traiter rapidement. Il relève de la stratégie de l'entreprise et de ce que son président, Guy de Panafieu, proposera comme solution industrielle.

« La Tribune » - S'agissant du nucléaire, la solution trouvée par Framatome n'est-elle pas une solution par défaut, en l'absence de partenaires ?

– Comment pouvez-vous qualifier de solution par défaut la construction du leader mondial des services nucléaires ? Ce dossier était bloqué depuis des années : Alcatel, qui avait 44 %, voulait sortir pour des raisons de stratégie, et le tour de table de Framatome n'était pas stable. Maintenant, la part publique, qui devrait être de l'ordre de 80 %, nous donne de la marge pour justement trouver un partenaire comme Siemens ou ABB Alstom. Nous sommes dans une bonne position stratégique pour pouvoir préparer des alliances dans le domaine nucléaire. Il faut qu'une industrie du nucléaire se crée en Europe, largement ancrée autour de Cogema, Framatome et d'autres partenaires.

« La Tribune » - Cogema a ouvert son capital, et l'ancien président souhaitait aller plus avant. On a aussi pensé à une mise partielle sur le marché.

– Si de fortes raisons industrielles apparaissaient, nous réfléchirions à l'intérêt de tout cela.

« La Tribune » - S'agissant de Thomson-CSF, un partenariat avec un américain serait-il bienvenu ?

– Il n'y a pas de tabous. Nous préférerions un partenaire européen, car notre souhait est de restructurer l'industrie européenne d'abord. Ce qui ne veut pas dire que cela interdit d'avoir des liens avec des partenaires américains. Mais la logique que nous suivons depuis deux ans est de dire : d'abord, regroupons nos forces françaises et européennes.