Interview de M. Michel Rocard, membre du bureau national du PS, dans "L'Evènement" du 22 juillet 1999, sur la nécessité de traiter en priorité les privilèges fiscaux avant de s'attaquer aux privilèges sociaux, notamment aux inégalités en matière de retraite.

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L'évènement : Faut-il remettre à plat tous les privilèges ?

Michel Rocard : J'y vois un danger : plus une société se veut égalitaire, plus elle doit être inquisitoriale. Plus nous voulons de transparence et d'égalité, plus il faut de contrôles et de police. C'est un choix et je ne suis pas sûr qu'il soit idéal. Cela risque de devenir très vite odieux !

L'évènement : Vous voulez dire qu'il faut savoir fermer les yeux sur certains privilèges ?

– Comme on ferme les yeux dans une famille sur les bêtises des gosses. Nous sommes dans une société qui ne préserve plus l'intimité sociale ni même privée. Or nous avons besoin de discrétion ne serait-ce que pour mener à bien une négociation. L'absence de discrétion peut être source de violences !

L'évènement : Est-il supportable, pour un retraité du privé – qui ne touche que 50 % de son salaire moyen – de voir qu'un retraité des régimes dits spéciaux (la SNCF, etc.) perçoit 85 % de son dernier salaire ?

– Cette manière de poser le problème est une incitation à la guerre civile ! Il est exact que les fonctionnaires ont arraché, pour le calcul de leurs pensions de retraite la référence au dernier salaire d'activité (contre la moyenne des vingt-cinq meilleures années pour les salariés du privé, NDLR). Il y a là une symbolique acquise qu'il sera très difficile de remettre en cause. En tout cas, il fallait le faire par la négociation, le partenariat. C'est pour ça que j'ai lancé ce « Livre blanc » sur les retraites en 1992. Reste que l'égalisation entre les régimes est un problème que peu d'organisations syndicales ont posé parce qu'il est explosif et certainement pas soluble par des décisions d'État. On ne peut avancer que très progressivement sur cette voie, 1 ou 2 % chaque année, pas plus !

L'évènement : Pour échapper au discours de guerre civile, comment faut-il poser le problème ?

– Il y en a deux à propos des retraites : l'incertitude globale de pouvoir les payer telles qu'elles sont et une grande inégalité entre les systèmes. « Ne préférez-vous pas qu'on s'attaque d'abord au premier de ces problèmes ? » Voilà ce que j'aurais dit, moi qui suis un défenseur de la paix civile et de la paix des Chaumières. Il faut d'abord retrouver la confiance dans la stabilité des retraites. Après, on pourra poser d'autres problèmes comme celui de l'égalité. Mais progressivement, par la négociation.

L'évènement : La facture de ces régimes spéciaux est réglée par le secteur marchand, le privé. Elle alourdit les charges sociales, détruit l'emploi !

– On peut le dire comme ça. Dans mon livre « Les moyens d'en sortir » (1), j'ai préconisé d'indexer la baisse des cotisations sociales sur la diminution de la durée du travail. Un mécanisme de cette nature aurait permis de renflouer l'emploi. On dépense actuellement de 400 à 450 milliards par pour le traitement du chômage ! Près de 5 % du PIB ! Dans un pays riche comme la France, on peut se donner le temps de résoudre le problème des retraites par une négociation difficile. L'urgence, c'est l'emploi.

L'évènement : Mais pour cela, il faut s'attaquer aux privilèges. Par quoi faut-il commencer ?

– Il y a des privilèges dans les âges de départ à la retraite liés à la pénibilité de certains travaux qui ont disparu… Je suis sûr qu'il y a beaucoup à faire autour de certaines niches fiscales. Il en existe des quantités ! Le traitement de ces privilèges fiscaux est largement prioritaire par rapport à celui des privilèges sociaux.

L'évènement : Vous savez que la moyenne des traitements de la fonction publique est supérieure à la moyenne des salaires du privé ?

– La croissance est cassée depuis quinze ans. Quand l'expansion est faible, les salaires du public sont mieux défendus que ceux du privé. Quand elle est forte, c'est le privé qui prend de l'avance. Il suffira d'une reprise de la croissance pour qu'en deux ou trois ans on retrouve des salaires plus élevés dans le privé.

L'évènement : Les pilotes d'Air France ont échangé la baisse de leurs salaires contre des actions… Est-ce une bonne méthode pour traiter les privilèges ?

– Parfois la France sait se montrer adulte… La condition pour traiter sans violence des situations à forte tension sociale, c'est le respect de l'autre et de son histoire.


(1) Seuil, collection « Points »