Interview de M. Marc Blondel, secrétaire général de FO, à France-Inter le 2 septembre 1999, sur la réduction du temps de travail, notamment chez les cadres, la représentativité syndicale, les relations de FO avec les différents partenaires sociaux et la situation sociale.

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Média : France Inter

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Q - La lutte des cadres a-t-elle commencé, et avec elle, la concurrence des syndicats pour attirer cette nouvelle population militante ? Alors, que, chez les salariés, le taux de participation aux élections professionnelles diminue, celui des cadres augmente, leurs votes allant moins vers la CGC – la Confédération générale des cadres – qui perd des adhérents, que vers les autres syndicats confédérés. Le sondage CSA qui vient d'être effectué pour Liaisons Sociales-Manpower indique que 43 % des cadres considèrent que leur entreprise est plus favorable aux actionnaires qu'aux salariés. 56 % disent subir un stress de plus en plus important. 79 % souhaitent consacrer davantage de temps à leur vie privée familiale. 61 % se sentent plus proches de l'ensemble des salariés que de leur direction générale. Et un cadre sur deux se dit prêt à participer à un mouvement de grève.

Le Medef qui commence son université d'été, ce matin, se donne comme titre générique : « L'entreprise et la société. » Serait-ce qu'il a pris conscience du fait qu'il se passe quelque chose d'important du côté des cadres ?

« Peut-être, mais je crois avant tout que le Medef est en train de se chercher, compte tenu de la mutation de CNPF en Medef. J'y serai demain. Je ne sais pas comment ça va se passer mais en tout cas, moi, je vais essayer de rappeler aux dirigeants du Medef que le rôle du patronat dans une société démocratique – je dis bien dans une société démocratique et non pas dans une société administrée collectivement où le patronat serait le patronat exclusivement d'État, ou inversement dans une société où le patronat serait un instrument de la dictature par exemple –, mais dans une société démocratique, être président du Medef ça équivaut à être vice Premier ministre de fait. Je ne dis pas qu'il faut donner les émoluments de vice Premier ministre et créer ce poste pour M. Seillière, mais je veux dire que la responsabilité n'est pas exclusivement une responsabilité sociale, ça va plus loin : c'est une responsabilité économique, c'est une responsabilité quasiment de société. »

Q - Vous êtes en train de dire à M. Seillière : « Prenez conscience de ce qu'est la réalité sociale française ! ? »

« Oui, et puis de ce qu'est le patronat français, car je crois que M. Seillière se trompe en disant que le patronat français – je dis bien le patronat – c'est la représentation exclusive des entrepreneurs. Ça va au-delà de ça. M. Seillière réduit le champ d'application de l'intervention du patronat, en disant : « C'est la gestion de l'entreprise. » Non, le patronat en tant que tel, dans une société démocratique, c'est quelque chose de plus large. »

Q - Est-ce que la question des 35 heures va être le déclencheur d'une mutation importante de la société française ? Encore une fois, le nouveau comportement des cadres en dit long ?

« Voilà, un des éléments intéressants. Je vous ai déjà expliqué ma façon d'appréhender les choses : les 35 heures, c'était une revendication sociale qui a été, en quelque sorte, shuntée, elle a été reprise par le fait électoral, elle est devenue promesse électorale. Ce qui fait qu'on a mis les syndicats en situation de subsidiarité. Nous ne sommes plus les maîtres du jeu. On nous dit : « Voilà la partition, essayez de faire la musique ! » Ce qui laisse entendre que si on fait une faute, un couac – on est les canards, c'est nous faisons les canards ! –, les chefs d'orchestre nous regardent en disant : « Vous n'êtes pas bons ! » Voyez un peu mon image…

Ceci étant, ça révèle différentes choses. Il y a quelque chose que je trouve fort intéressant, c'est notamment la mutation qui est en train de se faire dans l'esprit des cadres. Et voilà qu'on entend les cadres maintenant. Nous avons, nous aussi, fait un sondage, et nous avons des résultats qui nous semblent fort intéressants. Premièrement il y a une espèce de prise de distance par rapport à l'entreprise. Un cadre, avant, il était très bien. Il avait les moyens modernes : le téléphone à la maison, le portable. Et puis si, ma foi, le dimanche midi en train de manger avec ses enfants, le téléphone sonne, et que le PDG lui dise : « Il se passe quelque chose. » « Avez-vous réfléchi à telle question ? », il était socialement rassuré. Maintenant le cadre dit : « C'est drôle, hier on a viré trois cadres de l'entreprise. » Là, où dans le temps, quand une entreprise était en déconfiture on licenciait en dernier lieu les cadres, maintenant on les licencie peut-être un peu plus tôt, car on dit : « Il faut faire des économies. ». Même les DRH, les directeurs de ressources humaines, qui licencient eux-mêmes, de temps en temps voient les consultants arriver et dire : « Il faudrait vous séparer du DRH et remettre en cause le service. » Ce qui veut dire qu'il y a une réaction de la part des cadres qui est une réaction, je vais pousser… »

Q - C'est formidable, on voit à quel point ces hommes et ces femmes vous intéressent ! Est-ce qu'on assistera à une re-syndicalisation par les cadres ?

« Mais c'est aussi ce à quoi je suis en train de tendre. Enfin, je ne devrais peut-être pas fixer l'objectif… »

Q - Vous les appelez, là ?

« Je vois les journaux, à la suite de la conférence de presse que j'ai faite hier, dire : « Blondel veut séduire les cadres. » Non, ce que je veux faire, c'est, premièrement dire : « Dans ce pays il y a différentes organisations syndicales qui sont représentatives des cadres et il y a, y compris, une organisation particulière, spécifique, qui est la CGC. » La CGC d'ailleurs, de temps en temps, triche un petit peu parce qu'elle essaie de descendre justement en-dessous des cadres – mais enfin peu importe. Mais, justement, parce qu'il y a ce que j'appelle « prolétarisation » – c'est-à-dire que les cadres ont un comportement qui est plus proche de celui des non-cadres maintenant –, eh bien je dis que les organisations qui sont des organisations interprofessionnelles et qui, justement mélangent cadres et non-cadres, eh bien elles ont leur jeu à faire valoir. C'est ce que j'essaye d'expliquer en disant : « Nous avons fait des sondages, nous nous rendons compte qu'il y a une mutation du comportement et nous voulons utiliser cette mutation du comportement pour redévelopper l'organisation syndicale. » J'avoue d'ailleurs fort humblement – et vous savez c'est rare pour moi – que nous sommes beaucoup plus représentatifs, nous, à Force ouvrière, des cadres dans la Fonction publique. Où nous avons des faiblesses c'est dans le secteur privé. Et c'est une des raisons pour laquelle nous allons relancer, y compris sur le plan de la structure et de la préoccupation à l'intérieur de l'organisation, une « expression-cadre. »

Q - Comment cette mutation sociale est-elle en train de s'opérer ? Est-ce que chacun y va de son côté ? Vous, M. Blondel, en train d'envoyer des messages aux cadres ? J'ai été frappé de l'appel unitaire lancé par la CGT – qu'en dites-vous ? – sur la question des 35 heures ?

« Ah non, attendez ! Écoutez, je vais rendre public quelque chose. Hier à 8h30, je faisais une conférence de presse – vous voyez les choses se passent beaucoup mieux entre organisations syndicales – et je dis : « Je terminerai très rapidement la conférence de presse parce que je sais que la CGT organise la sienne à 10h00. » En temps ordinaire je l'aurais peut-être un peu gênée, mais là, non. J'ai libéré mon confrère. Et on me pose la question : « Est-ce que sur la deuxième loi des 35 heures vous allez être en mesure de vous rapprocher des autres organisations syndicales ? » Et je rappelle, ce qui est un peu ma litanie : « Pourquoi voulez-vous que nous nous rapprochions si nous ne sommes pas absolument persuadés que nous allons conclure quelque chose ? » Parce qu'il y a eu, cet été, un contact sur les 35 heures. Et les organisations syndicales ont coincé sur un problème : c'est celui de la représentativité syndicale, conditionné par un référendum, etc. Ça été très clair, ça a bloqué là-dessus et nous n'avons pas fait de communiqué. En fait, les gens ont dit : « Les syndicats se réunissent de manière unitaire et il n'y a pas de conclusion. » Je pense que c'est plutôt dommage. Je pense que ça nous fait plutôt du mal que du bien. Répéter cette opération ne m'intéresse pas. Et comme j'ai vu d'autres organisations – en particulier, la CFTC, hier –, j'ai posé la question. Nous avons tous ce problème de représentativité. Ce n'est pas un problème secondaire, c'est un problème très important. Et hier j'ai dit à Thibault : « Je suis navré, nous n'irons pas vers une réunion, et tu pousses, tu te donnes la belle image d'être le rassembleur. »

Q - Qui va être le chef d'orchestre ? Parce que, quand B. Jeanperrin nous disait, ce matin, que M. Thibault voit M. Aubry, seul de son côté et puis qu'il vous propose ensuite une action unitaire, ça vous énerve un peu ça, non ?

« Ça ne m'énerve pas un peu, ça fait partie de la règle du jeu. La concurrence entre organisations syndicales, celui qui sera le chef d'orchestre, il y aura des jeux de rôles. Il y aura le chef d'orchestre et celui qui sera derrière, le deus ex machina. Tout cela c'est secondaire en définitive. Le problème est de savoir si ça rend service ou si ça plaide pour les causes que nous avons en commun. Or pour l'instant, notamment sur les 35 heures, l'approche est différente selon les organisations syndicales et il y a ce gros problème de représentativité. D'autant plus que Madame Martine Aubry dit : « Ce problème de représentativité nous l'avons mis à l'ordre du jour pour satisfaire la CGT. » Et toutes les autres organisations syndicales disent : « On est en train de bloquer le système de relations sociales de ce pays ; on est en train de neutraliser, frigidifier en quelque sorte, anesthésier, toutes les possibilités de négociations. » Déjà la deuxième loi, si elle vient de la façon dont elle est représentée par Mme M. Aubry, notamment sur les salaires, elle va bloquer pendant X temps, c'est clair. »

Q - Vous lui en voulez un peu à Mme Martine Aubry en ce moment, hein !

« Pas du tout ! Je suis en désaccord avec elle ! »

Q - Dans Le Parisien ce matin, vous taclez Martine Aubry en disant : « Elle décide tout toute seule. »

« Je dis qu'elle veut s'occuper de tout et de tout dans le détail, pardonnez-moi ! C'est politiquement quelque chose de très important ! Nous avons, d'un côté… »

Q - Elle s'appuie sur ses chiffres. Le chômage…

« Mais nous avons, d'un côté, un patronat qui est en train de glisser, qui devient pratiquement l'expression d'un parti de droite – c'est quand même ça qui est en train de se faire, le libéralisme le plus absolu –, et nous avons d'un autre côté un Gouvernement qui fait du dirigisme ! C'est-à-dire qu'en fait on est parti pour le libéralisme social mais contrôlé par le Gouvernement. Et l'un des instruments c'est Mme Martine Aubry. Et moi je dis : « Les syndicats, nous n'avons plus notre part à prendre dans la démocratie pour résister, accepter, développer etc. » Quand j'entends Mme Martine Aubry qui parle des impôts et qui parle de la croissance, et qui dit : « On va déjà les affecter aux retraites », laissez-nous discuter de ce qu'on veut faire des retraites bon sang ! ».