Interview de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, à Europe 1 le 6 novembre 1997, sur la grève des routiers, la candidature de M. Trichet à la présidence de la Banque centrale européenne, le calendrier de l'euro, la session unique du Parlement et les droits de l'opposition.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q. – C’est long ce conflit des routiers il sera probablement résolu pendant le week-end, Pourquoi en France ne peut-on se parler, ne peut-on négocier qu’à chaud, sous la menace – ici de 150 barrages ?

R. – C’est toute la question. J’espère comme vous, comme chacun, que le conflit va pouvoir trouver sa fin et que, finalement, un accord sera passé. Mais déjà, si on réfléchit, c’est vrai que cela montre la dégradation de nos relations sociales en France. Ce n’est pas normal que des accords qui ont été conclus l’année dernière ne soient pas respectés. Ce n’est pas normal que des salariés et des syndicats doivent se mettre en grève et finalement barrer toute une série de routes pour obtenir satisfaction. Ce n’est pas normal d’une certaine façon que l’État soit obligé de monter en première ligne pour essayer de débloquer tout cela. Cela montre la difficulté des relations sociales en France. J’entendais ce matin, sur votre antenne, A. Duhamel qui rapprochait cela, qui rapportait la dégradation des forces syndicales en France – je crois qu’il faut mettre tout cela en relation.

Q. – Avec la désyndicalisation ou le manque de syndicalisation.

R. – Voilà. C’est une mauvaise chose parce qu’il faut avoir des partenaires sociaux, à la fois des organisations professionnelles et des organisations syndicales fortes pour que chacun puisse être responsable et dialoguer.

Q. – Et en plus on se fait gronder pour ne pas dire engueuler par M Kohl hier soir à Paris, ce soir peut-être par M Blair à Londres. Il y a les remontrances, les agacements des Européens. C’est irritant ?

R. – C’est vrai que c’est irritant. Là-dessus, il faut aussi que chacun balaie devant sa porte parce que l’un des aspects de ce conflit c’est qu’il n’y a pas d’harmonisation des législations sociales en Europe. Or, s’il n’y a pas d’harmonisation, c’est parce que certains de ces pays d’Europe non pas souhaité jusqu’ici qu’il y en ait.

Q. – C’est la première épreuve sociale pour le gouvernement Jospin. Comment le Premier ministre s’en tire-t-il, vu de l’Assemblée nationale ?

R. – Je pense qu’il agit tout à fait comme il faut. C’est-à-dire qu’il n’a pas laissé se dégrader la situation. Il a bien-sûr demandé que les partenaires discutent et il a mis tout son poids dans la balance en prenant des engagements en ce qui concerne la réglementation et son respect et en proposant des allègements de taxe professionnelle. Bien-sûr, évidemment chacun va juger aux résultats et je souhaite évidemment comme chacun que cela se termine et vite. Mais je pense que le Gouvernement a fort bien agi.

Q. – M. Giscard d’Estaing était là il y a quelques jours, il rentrait de New York il disait comment on voyait la France quand on était aux États-Unis. Vous, vous rentrez de Chicago, comment voit-on la France quand on est devant des étudiants américains qui vous posent des questions sur l’état des entreprises, l’état des rapports sociaux en France et l’économie ?

R. – C’est important de voir ce que les étrangers pensent de nous parce que cela nous rend parfois objectifs.

Q. – Modestes ?

R. – Oui. J’ai l’impression que la France n’a pas toujours bien compris le film et ce qui est en train de se passer. Ce qui m’a frappé ce sont deux ou trois choses. D’abord, une certaine hésitation vis-à-vis de l’Europe. Il y a quelques années, l’Europe était considérée aux États-Unis comme étant la grande promesse, ensuite descente et maintenant de nouveau vis-à-vis de l’euro on dit : bon, qu’est-ce que vous allez faire ? Il y a peut-être des perspectives. La deuxième chose qui m’a frappée et qui va avoir des conséquences en France, c’est que nos grandes entreprises sont de plus en plus Opéables comme on dit, c’est-à-dire achetables à merci. Il y a des Opa qui sont en train de se dérouler en France qui risquent de faire que des grandes entreprises françaises passent sous contrôle d’autres entreprises. Cela peut se généraliser avec les conséquences parfois redoutables que cela peut avoir. Donc, autant il est très difficile pour les entreprises françaises d’acquérir de grandes entreprises à l’étranger autant la réciproque n’est pas vraie. C’est une menace forte.

Q. – Et pas seulement sur les entreprises d’assurance ?

R. – Non, cela peut-être des entreprises industrielles. Donc, je crois qu’il va falloir réfléchir ultra rapidement à tout cela. On ne peut laisser non plus nos entreprises partir à l’étranger et le système se généraliser.

Q. – L’Élysée et Matignon ont-ils raison de proposer ensemble, et par surprise, J.-C. Trichet comme premier gouverneur de la Banque centrale européenne qui est prévue pour 1998 ?

R. – Je ne sais pas si c’est une surprise, parce que moi, j’ai entendu dire depuis très longtemps que lorsqu’il avait été décidé que le siège de la future Banque centrale européenne serait à Francfort, il avait été – je ne sais si c’était envisagé ou décidé, que le premier président ou gouverneur de cette future Banque centrale serait de nationalité française. Je ne sais exactement ce qui a été conclu et ce qui va être conclu mais je trouve qu’il serait tout à fait souhaitable qu’il y ait un Français à la tête de cette grande institution qui va voir le jour, puisque l’euro va voir le jour.

Q. – Il est évident que les compétences de M. Trichet sont reconnues et ne sont pas en cause mais c’est une sorte de discorde et de chahut après cette nomination. On dit que c’est encore le coq gaulois qui se fait entendre ?

R. – Non, ce n’est pas une question de coq. Mais la France est un des grands pays qui a permis que l’euro se fasse. On sait que beaucoup de choses s’établissent sur un contexte franco-allemand, la Banque centrale est à Francfort. Je crois qu’il ne serait pas illogique que son premier gouverneur fut français.

Q. – Ce n’est pas une fleur ou un cadeau aux Français, c’est dans une sorte de cohérence ?

R. – Dans la normale.

Q. – Et vous pensez que M. Kohl, le sait et que M. Chirac aussi ?

R. – Oui, je pense que chacun le sait.

Q. – Il y a une heureuse coïncidence. Vous patronnez aujourd’hui à l’Assemblée nationale un colloque très ouvert : l’Europe après l’euro, stratégie pour la croissance et l’emploi. Donc l’euro c’est bon pour l’Europe ?

R. – L’euro, c’est acquis. C’est déjà une nouvelle très importante parce qu’il y a six mois ou un an ce n’était pas acquis. Cela va se faire. Non sans difficulté, mais cela va se faire.

Q. – Sans que ce soit de votre part un ralliement à l’Europe, c’est une sorte de conversion tranquille à l’Europe ?

R. – Non, pas du tout parce que je vous rappelle que j’étais le Premier ministre qui a signé le marché unique. Cela fait très longtemps que je suis européen et j’ai souhaité avec beaucoup d’autres que l’euro se fasse. Maintenant, cela ne veut pas dire que cela ne pose pas d’autres problèmes. Il y a d’abord les problèmes de l’euro et puis on va buter très rapidement sur une question qui n’est absolument pas réglée et qui va devenir très importante, c’est que les perspectives d’élargissement – nous sommes aujourd’hui 15 – à 20 États puis à 27 galopent alors que dans le même temps, l’approfondissement, c’est-à-dire le meilleur fonctionnement de l’Europe n’a pas été réalisé. Et si on continue dans cette pente-là, cela sera catastrophique. Il va falloir à un moment une épreuve de vérité. Elle se fera probablement au moment de la ratification du traité d’Amsterdam.

Q. – Est-ce que la date est fixée ou elle est dans l’air ?

R. – Pas encore.

Q. – Il faut rappeler que la ratification aura lieu naturellement devant le Parlement.

R. – Bien sûr, on parle d’une date qui se situerait après les décisions sur l’euro, c’est-à-dire après le mois de mai.

Q. – Le Président de la République a reçu, hier, à déjeuner avec vous, le bureau de 1’Assemblée nationale. Il paraît qu’il vous a demandé votre avis sur la session unique. Les journées sont effectivement trop longues, les députés sont ou épuisés – cela c’est moi qui l’ajoute – ou absents et quelques-uns s’ennuient. Est-ce que cela marche convenablement ?

R. – Vous êtes optimiste, là, ce matin.

Q. – Moi, en général oui mais c’est le reflet de ce que disent les députés.

R. – Les députés ne sont pas épuisés ou absents. Il y a beaucoup de députés qui sont à la fois en forme et présents.

Q. – Comment voit-on les choses quand on est sur le perchoir ? Comment voit-on l’hémicycle ? Le groupe PS a l’air indiscipliné et désordonné, le PC intenable. Est-ce comme cela ?
 
 R. – Quelle est la question. Je crois que la réalité est un peu différente.

Q. – Je vous pousse un peu...

R. – De mon perchoir. De mon perchoir, c’est vrai que temps en temps, j’entends des noms d’oiseaux mais cela c’est un peu normal. Je crois que l’on a une assemblée qui est pour moi intéressante parce qu’il n’y a pas 500 députés d’un côté et soixante-dix de l’autre. C’est assez équilibré. En même temps, il y a une majorité dite plurielle. Chacun cherche ses marques mais dans l’ensemble, je trouve que cela fonctionne bien et je disais hier, y compris au Président de la République et aux membres du bureau qui étaient là, que ce qui me frappe c’est que le débat politique a de nouveau lieu à l’Assemblée. Alors peut-être que le débat, il faut mieux le cadrer, mieux l’organiser mais c’est très important que le débat politique ait lieu dans son lieu normal qui est l’Assemblée. Je préfère qu’il ait lieu plutôt que pas du tout ou dans la rue.

Q. – Et l’opposition ?

R. – L’opposition a été mise en difficulté à l’issue des élections mais petit à petit, je trouve qu’elle va sûrement retrouver ses couleurs et j’attache beaucoup d’importance au respect des droits de l’opposition parce qu’une démocratie ce n’est pas simplement que la majorité gouverne, c’est aussi que les droits de l’opposition soient respectés. Cela va se traduire par toute une série de mesures institutionnelles que l’on va prendre dans les semaines et les mois qui viennent.

Q. – Donc, L. Fabius encourage l’opposition à être encore un peu plus active ?

R. – À jouer son rôle et elle le fait, il n’y a pas de problèmes là-dessus.

Q. – Au passage, si Le Parisien d’aujourd’hui a raison, on a appris que J. Chirac reçoit chaque année des cigares de Castro – ce dernier envoie des cigares avec le nom de Chirac sur les cigares – et qu’il les offre à E. Balladur. Donc, E. Balladur fumerait du Castro signe Chirac ?

R. – Écoutez, vous demanderez soit à E. Balladur, soit à J. Chirac, soit à Castro.

Q. – Et votre avis ?

R. – Mon avis, c’est que le tabac de toute manière est nocif.

Q. – Vous ne fumez pas ?

R. – Non, mais cela m’a amusé de lire cela.

Q. – Et de l’entendre surtout !

R. – Et de l’entendre.