Texte intégral
Q - « Quel bilan tirez-vous de l'action du Gouvernement ?
– La politique du Gouvernement subit de plein fouet la mondialisation et la libéralisation. Les feuilletons de l'été sont, à cet égard, éloquents : mégafusions bancaires ou pétrolières, effondrement de Daewoo… Nous sommes dans une incontestable période de désocialisation. Est-ce par complaisance ou parce qu'on ne peut pas faire autrement ? Je m'interroge.
Q - Êtes-vous inquiet ?
– Je suis plus qu'inquiet. Tout cela me conduit à être une gêne pour ceux qui devraient être mes propres amis.
Q – Vous parlez des socialistes ?
– Oui.
Q – Concrètement, que reprochez-vous au Gouvernement ?
– Je lui reproche, par exemple, de se dessaisir complètement de l'industrie dans ce pays, de tout sacrifier pour que la compétition et la concurrence se fassent au niveau mondial sans son intervention. Je crois que les socialistes ont le complexe du rôle de l'État. Ils sont plus libéraux dans leur comportement qu'ils ne le prétendent. Le patronat français fait la même erreur : en dénonçant le tout-État, M. Seillière (président du Medef) fragilise au maximum l'industrie.
Q – Estimez-vous que le Gouvernement a trop privatisé ?
– Je pense qu'il a désocialisé la vie publique.
Q – Dans l'immédiat, le débat est ouvert sur l'utilisation des bonnes rentrées fiscales. Quelle doit être l'utilisation de ces excédents ?
– Il faut faire du keynésianisme, c'est-à-dire soutenir la consommation en augmentant les salaires ou en baissant la TVA. Mais il faut aussi utiliser cette relative aisance en matière de rentrées fiscales pour essayer de mener une politique qui corresponde aux besoins. C'est la base même de la conception du social ; je ne parle même pas de socialisme. Quand j'entends des gens affirmer qu'il faut désengager l'État de l'économie, je trouve qu'il est déjà drôlement désengagé. Je sais qu'il existe non seulement des secteurs d'activités où il n'y a pas assez de fonctionnaires mais qu'il y en a où l'on ne peut pas appliquer la législation du travail, comme dans l'hospitalisation, la pénitentiaire, sans parler des enseignants et de la police.
Q – Au risque d'alourdir à nouveau les déficits budgétaires ?
– Ça va être l'heure de vérité. Dans la fonction publique, par exemple, le problème de la réduction du temps de travail ne se pose pas comme dans le privé. Pour les fonctionnaires, qui sont à la disposition des citoyens, la notion de productivité n'est pas du tout la même. En termes clairs, cela aura des conséquences budgétaires, donc un alourdissement, donc l'inverse de l'orientation économique annoncée. Je rappelle que, d'ici 2010, il y aura 700 000 départs dans la fonction publique d'État. Or c'est maintenant que l'on peut commencer à mettre en route cette noria de remplacements.
Les retraites posent un problème comparable. Je l'ai dit à Martine Aubry, fin juillet, quand elle m'a consulté sur ce sujet : quelqu'un qui a travaillé toute sa vie doit avoir une retraite ou une pension suffisante pour être pris en charge ou pour se prendre en charge jusqu'à sa mort, quels que soient les avatars de la vie. Celui qui n'aurait pas travaillé complètement pour avoir une retraite, il lui faut une allocation complémentaire. Nous allons vers le vieillissement de la société à un rythme soutenu. Il nous faut un programme d'action de dix ans – maisons de retraite, gérontologie, soins à domicile… – pour ne pas écarter les retraités de la vie. Tout cela est contradictoire avec la politique actuelle de restriction des effectifs hospitaliers.
Q – Vous ne partagez pas la volonté de réduire le déficit de la Sécurité sociale ?
– Je suis contre la gabegie. Le but n'est pas de gérer de manière déficitaire. Mais la Sécurité sociale – par définition – sera toujours plus ou moins déficitaire. Le seul moyen d'éviter le déficit, ce serait de développer à outrance la médecine préventive, ce qui coûterait plus cher, au moins dans un premier temps. Le problème est surtout de savoir quel objectif on fixe à la Sécurité sociale. S'il s'agit de satisfaire les besoins, alors on comble les déficits quand il y en a. En l'an 2000, par exemple, une ville, quelle qu'elle soit, doit avoir un hôpital. C'est comme le stade, comme la caserne de pompiers, comme l'école. Le problème n'est pas d'avoir de la chirurgie fine dans tous les établissements, mais d'assurer aux gens que quand un gosse va jouer au foot le mercredi, il y a toujours un hôpital à proximité s'il lui arrive quelque chose. L'hôpital va être l'un des grands sujets de la rentrée.
Q – Vous ne créditez pas le Gouvernement de la création de 100 000 emplois grâce à l'application de la loi sur les 35 heures ?
– Je ne suis pas d'accord avec les chiffres annoncés par le ministère. Le côté propagande du Gouvernement m'irrite de plus en plus sur ce point. Quand je vois que Mme Aubry cite l'exemple de deux embauches au Grand orchestre du Nord, à Lille, financées par la modération salariale… Moi, je veux bien, mais c'est la souris qui se prend pour un éléphant. Deux emplois, ce n'est pas négligeable, mais il y a quand, même trois millions de chômeurs. Je crois qu'il y a de très grandes difficultés techniques à faire la part des emplis dus à la croissance, à l'effet d'aubaine avec les crédits et ceux créés par la réduction de la durée du travail. Si on ajoute en plus la distinction entre les emplois créés et les emplois préservés, on ne peut pas affirmer qu'il y a eu 100 000 emplois créés sans risquer d'être contesté. C'est ce que j'ai fait, tout simplement parce que je me rappelle que les adeptes de ces statistiques annonçaient la création éventuelle de 700 000 à 800 000 emplois. Ça, c'est de l'idéologie.
Q – La seconde loi devra trancher sur le SMIC, le travail des cadres, les heures supplémentaires… Qu'est-ce qui, selon vous, doit rester dans le cadre de la négociation collective ou dépendre de la loi ?
– Tout le problème de la deuxième loi, c'est qu'elle est générale. Alors qu'il faudrait amorcer une différenciation selon les secteurs d'activités, parce que les besoins d'une entreprise de production ne sont pas les mêmes que ceux d'une entreprise de commerce, qui a des obligations d'ouverture pour sa clientèle. Ce travail de nuance, c'est la convention collective qui permet de le faire, parce qu'elle est négociée par des gens qui connaissent le terrain. Ce qui m'ennuie, c'est que Mme Aubry ferme les possibilités de différences selon les secteurs d'activité. Si le fait de déroger à la norme, en meilleur ou en pire, doit conduire automatiquement à la consultation du personnel, il n'y a pas beaucoup d'organisations qui vont prendre le risque de signer un texte. D'une manière globale, la loi sur la réduction de la durée du travail est une occasion manquée. Ce qui devrait être la satisfaction d'une revendication apparaît maintenant comme un risque. »