Texte intégral
A. Sinclair : Bonsoir.
Ce fût la dernière semaine de guerre, nous allons entrer dans la première semaine de paix et déjà c'est l'heure des bilans et des leçons.
Pierre Joxe, bonsoir.
P. Joxe : Bonsoir.
A. Sinclair : Quand vous êtes venu à 7 sur 7, il y a trois semaines, vous étiez par la force des choses ministre de la Guerre, vous voici redevenu ministre de la Défense.
La semaine qui vient de s'écouler aura été décisive puisque l'offensive terrestre déclenchée il y a 8 jours aura eu raison de l'armée irakienne. Le Koweït est libéré, la garde républicaine décimée, l'armée de Saddam Hussein en pleine déroute, quant aux alliés, leur solidarité fût totale et leur victoire écrasante.
Aussi est-ce l'heure des questions, sur la guerre et son déroulement, sur les conditions de la paix, sur l'avenir de la région, sur le rôle futur de la France au Proche-Orient, comme dans ce nouvel ordre mondial qu'il va bien falloir définir ?
Et puis j'aimerais bien aussi vous parler d'autre chose que du Golfe car la France va retrouver ses problèmes et ses soucis, et le ministre influent que vous êtes ne saurait les oublier.
Mais d'abord au ministre de la Défense, des questions sur la guerre. Depuis Klauss Witz, on a assez dit quelle était la continuation de la diplomatie par d'autres moyens. Or, 7 mois de conflit dont un mois de guerre et 10 heures de bataille terrestre, on peut peut-être en tirer une conclusion, que la guerre est, hélas, décidément plus efficace que la diplomatie ?
P. Joxe : C'est bien la diplomatie qui conduit au désarmement en Europe, on peut imaginer qu'au Moyen-Orient, dans le Golfe, peut-être que la diplomatie, la politique aurait pu éviter ces guerres, puisqu'avant la guerre en Irak qui peut-être apparaîtra dans l'avenir comme la dernière guerre de la période de la guerre froide, après celle de l'Iran, des armements avaient été accumulés en Irak à l'occasion de la guerre contre l'Iran, les armements accumulés en Iran l'avaient été en fonction de la position stratégique de l'Iran face à l'Union soviétique.
A. Sinclair : On y reviendra aussi car c'est peut-être la guerre que, justement, la fin de la guerre froide, a permis.
P. Joxe : Est-ce la première guerre de l'après-guerre froide ou la dernière guerre de la guerre froide ? On ne sait pas, enfin, je pense que la diplomatie est cependant, malgré tout, la principale arme des peuples qui veulent assurer la sécurité collective et je pense que le peuple irakien le mesure, hélas, tragiquement aujourd'hui.
A. Sinclair : Les militaires alliés et les militaires irakiens se sont rencontrés aujourd'hui. L'Irak a tout accepté, on peut dire que la guerre est terminée aujourd'hui ?
M. Joxe : Les délégués militaires irakiens sont retournés présenter à leurs dirigeants les conditions qui ont été fixées, on ne peut pas encore dire que les conditions de cessez-le-feu soient totalement réglées, entérinées. On peut le supposer compte tenu des rapports de forces et de la nature des conversations qui ont eu lieu mais on doit rester prudent et vigilant jusqu'au bout.
A. Sinclair : J'aimerais vous donner quelques résultats du sondage BVA effectué pour 7 sur 7 et pour "Libération" et dont le détail sera publié dans "Libération" de demain.
Premier sondage qui vous intéressera sur la politique de François Mitterrand :
Approuvez-vous les décisions de François Mitterrand, président de la République, en ce qui concerne la crise du Golfe ? Question que BVA a posé depuis le début janvier.
L'approbation est aujourd'hui de 85 % contre 11 %.
On croyait déjà la semaine dernière que le record était dépassé puisqu'il y avait 78 % d'approbation, là, c'est 85 % d'approbation contre 11 % et je dois dire dans tous les partis politiques, approbation, y compris au Parti communiste, au Front national.
Même record d'ailleurs pour le Président Bush, 85 % d'approbation de sa politique.
Y-avait-il d'autres solutions que la guerre pour obtenir la libération du Koweït ?
Non pas d'autres solutions : 70 %.
Oui d'autres solutions : 25 %.
À part le Parti communiste, tous les partis répondent qu'il n'y avait pas d'autre solution que la guerre.
Un commentaire rapide.
M. Joxe : Quand nous disions que c'est une guerre malheureusement nécessaire et lorsque le président de la République, à plusieurs reprises, s'est adressé aux Français pour leur expliquer comment on était entré dans une logique de guerre, – vous vous rappelez, c'était dès le mois d'août –, des réunions, des entretiens se sont déroulés tout l'automne, je pense que le fait d'avoir bien informé l'opinion publique française, de l'avoir tenu au courant des risques, des mesures qui étaient prises, des raisons pour lesquelles on prenait ces mesures qui elles-mêmes comportaient des risques, fait que les Français se sont reconnus dans la politique menée par le gouvernement et le Président. C'est un bon signe, en général, 85 % ou 90 %, ce ne sont pas des scores de démocratie, là, je pense que c'est au contraire un résultat d'opinion, de sondage qui révèle un bon fonctionnement de la démocratie. En expliquant au peuple français pourquoi on doit se préparer à des sacrifices, à des difficultés, pourquoi on ne reste pas passif… Imaginez, après tout, quels seraient les sondages aujourd'hui si la France avait décidé de ne pas intervenir dès le mois d'août, dès le mois de septembre…
A. Sinclair : Comme certains avaient souhaité.
M. Joxe : Que le Président Mitterrand n'ait pas fait le discours qu'il avait fait le 24 septembre aux Nations unies, que nous ayons décidé de ne pas envoyer de forces françaises là-bas et qu'aujourd'hui on apprenne par la radio le résultat des négociations alors que, moi, j'ai eu tout à l'heure le général Roquejeoffre au téléphone de Riyad qui me tient au courant de l'évolution de la situation, quelle serait l'opinion publique française aujourd'hui ? C'est un grand point d'interrogation, on ne le saura jamais, je ne crois pas que cela aurait été 85 %.
A. Sinclair : Avant de parler du déroulement de ce conflit, de ses conséquences et de voir le film de la semaine, il faut bien dire quelques mots de Saddam Hussein.
Est-ce que cela vous serait indifférent, – quand je dis "vous", c'est "vous" le gouvernement français, la France –, que Saddam Hussein reste au pouvoir ?
M. Joxe : Personne ne peut souhaiter à un peuple, comme le peuple irakien qui a déjà souffert depuis des années, de se trouver dirigé par un dictateur, par conséquent, on ne peut que souhaiter pour le peuple irakien d'abord lui-même que les conséquences de ces graves fautes amènent le peuple irakien, s'il peut trouver l'expression démocratique, – ce que l'on doit souhaiter pour l'Irak comme pour tous les pays du monde…
A. Sinclair : C'est-à-dire qu'on ne peut que le souhaiter…
M. Joxe : Que voulez-vous faire d'autre ?
A. Sinclair Il y a mille et une façon. D'ailleurs, certains ne déguisent pas leur sentiment, par exemple, des sanctions économiques ou maintenir un embargo économique jusqu'à ce que… et qui ne serait levé que s'il y avait un changement du régime.
M. Joxe : On peut en effet imaginer toutes sortes de mesures, mais fondamentalement, historiquement, un des drames de l'Irak, pas seulement de l'Irak d'ailleurs, de beaucoup de pays y compris dans toute la région, de ne pas pouvoir bénéficier… généralement les politiques de guerre ne sont pas menées par des gouvernements démocratiques et, inversement, généralement lorsqu'on se trouve devant une crise qui débouche sur une guerre on trouve quelque part une dictature. Par conséquent, pour tous les pays qui bénéficient pas de la démocratie, le risque de se trouver impliqués dans une politique de conquête, dans une politique meurtrière est plus grand. Donc, on ne peut que souhaiter pour l'Irak qu'elle ait des institutions démocratiques. On peut imaginer que si elle avait des institutions démocratiques demain ou si elle en avait eu hier, elle ne se trouverait pas dans la situation où elle est aujourd'hui.
A. Sinclair : Je vous repose la question, on peut le souhaiter, on peut aussi faire en sorte que l'Irak soit amené à réfléchir sur les conséquences négatives qu'aurait pour ce pays le maintien de Saddam Hussein au pouvoir ?
M. Joxe : Il y a actuellement 200 000, 300 000 soldats irakiens qui sont en train de rentrer chez eux et qui vont rentrer chez eux après avoir passé quelques jours ou quelques semaines prisonniers dans des camps de nos forces armées, vous croyez que lorsqu'ils vont rentrer chez eux ils vont être d'ardents propagandistes du régime de Saddam ? Je ne crois pas. Nous avons des informations qui ne sont pas recoupées sur ce qui se passe en Irak sur le plan politique, ce qui est sûr, c'est que la réflexion va être intense dans le peuple irakien. L'Irak est un pays riche qui a des ressources pétrolières considérables, qui a une situation qui lui est donnée par la nature depuis des millénaires. Dans ce croissant fertile, l'Irak était une des régions, toujours les plus riches, en culture parce qu'il y a de l'eau. Le peuple irakien a des possibilités de développement extraordinaires, cela a été un des hauts lieux de la civilisation mondiale, Bagdad a été un des phares de la culture de l'humanité, l'Irak a un grand avenir devant lui, dans la démocratie.
A. Sinclair : BVA a posé aux Français, pensez-vous que la chute de Saddam Hussein soit une condition indispensable au rétablissement de la paix dans la région ?
Oui : 77 %.
Non : 16 %.
Il est intéressant de noter qu'au Parti communiste 63 % pensent que la chute de Saddam Hussein est nécessaire, 78 % au PS, 73 % chez les verts et 83 % au Front national dont il faut rappeler que Jean-Marie Le Pen fût, dès le premier jour, hostile à la guerre.
M. Joxe : Il a même été lui serrer la main.
A. Sinclair : Il a même été lui serrer la main, comme d'autres d'ailleurs chefs d'État étrangers, je pense notamment à Kurt Waldheim.
M. Joxe : Le Pen n'est pas un chef d'État.
A. Sinclair : Des exactions terribles ont été commises au Koweït, on commence à le savoir, non seulement des prises d'otages de civils koweïtiens mais en plus des meurtres, des assassinats, des tortures, surtout au mois d'août, dit-on, dans la première semaine et puis dans les dix derniers jours.
À votre avis, la garde républicaine dont on suppose qu'elle a été à l'origine de ces exactions, est-ce que son chef devrait être poursuivi par un tribunal international pour crimes de guerre ? Là, c'est une autre façon de vous poser la question du sort de Saddam Hussein.
M. Joxe : On ne peut que souhaiter, lorsque des crimes sont commis, que les coupables soient châtiés, mais dans les périodes de guerre lorsque des atrocités sont commises, en général, il est très difficile d'établir quels sont les responsables. Par conséquent, d'un point de vue juridictionnel, on peut le souhaiter mais qui va pouvoir établir la responsabilité de tel ou tel individu ?
A. Sinclair : À Nuremberg, les dirigeants nazis ont été jugés.
P. Joxe : Un petit nombre de dirigeants nazis ont été jugés, c'est un fait unique dans l'histoire. Je crois qu'il faut surtout se tourner vers l'avenir parce que, dans cette région du Moyen-Orient, si on doit commencer à réfléchir à toutes les atrocités qui ont été commises depuis des dizaines d'années et à juger tous ceux qui ont commis des crimes, cela va faire beaucoup de procès. Par conséquent, ce qui est le plus important, c'est d'essayer que de tels faits ne se reproduisent jamais, pour qu'ils ne se reproduisent jamais, il faut un certain nombre de conditions de politique internationale, de garanties de sécurité, d'interventions préventives et certainement de politique intérieure, c'est-à-dire que, dans cette région, il n'y a pas que l'Irak, que dans tous les pays où la démocratie de guerre, où les garanties de développement, de justice sociale et de paix manquent, espérons que la démocratie va s'étendre. Je pense que cela est possible.
Pour l'avenir, c'est plus important que de châtier les coupables parce que les coupables, pour beaucoup d'entre eux, ne pourront être jamais identifiés alors que l'origine du mal, on la connaît, c'est la dictature.
A. Sinclair : À propos de démocratie dans la région, une question sur le Koweït. Déjà, le 24 septembre, aux Nations unies, le président de la République avait souhaité, émis l'idée que le Koweït puisse choisir démocratiquement son régime, ses dirigeants, continuez-vous à le dire alors que l'émir Jaber va peut-être rentrer ?
P. Joxe : Ce qui est beaucoup plus intéressant c'est qu'il l'a dit lui-même, il a annoncé lui-même que le Koweït qui a d'ailleurs connu dans le passé, – il n'y a pas beaucoup de pays dans la région des institutions démocratiques, des consultations, des institutions représentatives, qui était un pays où il n'y avait pas de terreur policière, a annoncé que des élections seraient organisées au Koweït. On peut espérer que cela se fera, je le crois personnellement.
A. Sinclair : Beaucoup de questions, Pierre Joxe, à vous poser sur ces semaines de conflit, notamment sur l'effondrement de ce qu'on a cru être la quatrième armée du monde. Récit, d'abord, de la dernière semaine de guerre, Brigitte Kantor et Joseph Penisson.
Dimanche :
Mais où est passée la quatrième armée du monde ? On s'attendait à un carnage au premier jour de l'offensive terrestre, les forces alliées s'enfoncent en Irak et au Koweït sans rencontrer de résistance notable.
Lundi :
Les alliés poursuivent leur avancée fulgurante, objectif, encercler les forces irakiennes.
Mardi :
Dans un discours ambigu, Saddam Hussein l'annonce, l'Irak quitte le Koweït. "Scandaleux, juge George Bush, j'accuse le dictateur de vouloir sauver les vestiges de son pouvoir".
Mercredi :
Le drapeau koweïtien flotte à nouveau sur Koweït City libérée après sept mois d'occupation.
Jeudi :
Le Koweït est libéré, l'armée irakienne défaite, la guerre est derrière nous. Dans un discours solennel, George Bush annonce la suspension des combats à partir de 6 heures du matin, quelques heures plus tard, Radio Bagdad en fait autant, l'Irak accepte toutes les résolutions de l'ONU.
Vendredi :
Le départ d'Irak des troupes coalisées est une question de jours, affirme Pierre Joxe, le retour de nos soldats en France une question de semaines.
Samedi :
Alors que premier véritable accroc au cessez-le-feu un violent accrochage a opposé Américains et garde républicains en Irak, l'ONU fixe à Bagdad les conditions d'une paix définitive.
Dimanche :
Quelque part en Irak, dans une tente en plein désert, deux officiers irakiens d'identité inconnue rencontrent le général Norman Schwarzkopf et le prince saoudien. Pas question de négocier mais de soumettre à Bagdad les conditions définies la veille par l'ONU.
A. Sinclair : Pierre Joxe, on a du mal à expliquer la débâcle irakienne, on avance plusieurs hypothèses, l'affaiblissement par les bombardements, la démoralisation de l'armée, la surprise devant une stratégie alliée enveloppante, mais on dit aussi, n'était-ce pas plus simplement dans l'ordre des choses, que les alliés savaient que cette armée n'était pas si performante que cela et n'aurait-on pas sciemment diabolisé une armée pour justifier le conflit ?
P. Joxe : Non, l'armée était bien là mais toutes les raisons que vous avez avancées sont exactes, la démoralisation des troupes de Saddam Hussein est assez compréhensible quand on sait à quel point l'offensive aérienne, en coupant les lignes de communication, en rendant difficile les approvisionnements, aussi bien en munitions qu'en vivres ou qu'en eau, a effectivement porté atteinte au moral de cette armée.
Je dois dire d'ailleurs que nous avions des renseignements qui auraient pu nous permettre, d'ailleurs nous l'avons sinon cru, sinon imaginé du moins espéré, les renseignements que nous avions, y compris sur le moral des troupes irakiennes, nous laissaient penser, mais on se disait "ce n'est pas vrai, on se laisse intoxiquer, on veut croire ça parce que…", que le moral était très bas, y compris des informations sur des désertions nombreuses vers le nord, il y avait un certain nombre de désertions vers les troupes coalisées.
Par conséquent, si on avait cru toutes les informations que nous avions et si nous avions extrapolé de la façon la plus optimiste, nous aurions pu penser à cette débandade…
A. Sinclair : Vous auriez pensé ne pas avoir un seul hélicoptère, de ne pas voir du tout les armes chimiques… 20 ans d'arsenal militaire accumulé par l'Irak effondré en quelques heures ou en tout cas en quelques jours, trois ou quatre semaines de bombardements et en cent heures…
M. Joxe : Les 3 000 chars irakiens qui ont été détruits étaient là, les 2 000 pièces d'artillerie irakiennes qui ont été détruites étaient là, les 2 000 véhicules blindés qui ont été détruits étaient là, il y avait des gens qui les servaient. Un autre élément a certainement provoqué la débandade finale, à partir du moment où Saddam Hussein les avait entraîné dans une action en cherchant à galvaniser ses troupes et son peuple et ayant tout d'un coup annoncé qu'il renonçait à son objectif, je pense que dans leur tête, beaucoup de ses soldats qui n'oubliaient pas que, sur l'Iran, l'année dernière, Saddam Hussein avait renoncé à tout ce qu'il avait acquis, se sont dits "on nous a emmenés où ?", ceci explique cette baisse de moral.
Parmi les prisonniers que les troupes françaises ont eus, sur lesquels nous avions des informations très rapides et très précises, il y avait une grande démoralisation liée, en effet, à l'aspect physique, ils n'étaient plus approvisionnés, ils n'étaient plus ravitaillés et ils ne savaient plus très bien pourquoi ils étaient là.
A. Sinclair : Au fond, l'armée irakienne était un tigre de papier, on ne le savait pas…
P. Joxe : Non, c'est plutôt que Saddam Hussein n'était pas sans doute un bon stratège, il n'avait pas compris que, face à l'armée iranienne, dans le passé, alors qu'il avait à l'époque, face à l'Iran, une supériorité aérienne, il pouvait remporter des victoires, mais face aux forces coalisées, il n'avait pas beaucoup de chance.
Deuxièmement, la stratégie qui a été employée et qui a consisté, par un mouvement tournant, à enfermer ses troupes s'est révélée efficace.
Et troisièmement, il faut dire, ceci est une chose qui sera longtemps analysée dans l'avenir, c'est le renseignement. Cette guerre a été une grande victoire des soldats, du matériel mais peut-être avant tout du renseignement et, en particulier, du renseignement d'origine spatiale ou aérienne. Cette guerre est peut-être née d'un défaut de renseignement politique puisqu'au fond le 1er août…
A. Sinclair : J'allais vous le dire ! Personne n'a su qu'il allait entrer au Koweït avec un renseignement si performant ?
P. Joxe : On savait où étaient ses troupes, elles étaient observées, ses matériels, à 10 kilomètres de la frontière du Koweït mais des erreurs d'appréciation ont été commises, il a été cru qu'il n'emploierait pas ses troupes pour envahir le Koweït. Donc, le renseignement sur les capacités militaires était là, mais le renseignement sur l'analyse était insuffisant.
A. Sinclair : Et là l'analyse politique a été bonne…
P. Joxe : L'analyse politique, là, pendant cette campagne, est venue au secours du renseignement militaire en particulier fourni par des satellites et des avions qui donnaient avec une très grande précision les cibles qui ont permis de détruire une partie de l'infrastructure, une partie des unités militaires, là, le renseignement a été très utile.
Pour l'avenir, j'insiste là-dessus parce que pour la France c'est important, la France est un des pays qui a des compétences dans le domaine spatial, – le succès d'Ariane encore tout récemment, le spatial, c'est important pour la guerre, on l'a vu ces derniers jours et cela peut être très important pour la paix parce que le contrôle des accords de désarmement passera par des moyens d'observation qui peuvent être utilisés à des fins militaires mais qui peuvent aussi être utilisés à des fins pacifiques.
Je crois que l'une des grandes leçons de cette campagne, c'est que dans l'avenir si la communauté internationale le veut, grâce aux moyens technologiques contemporains et en particulier le spatial dans lequel la France a une place éminente, la possibilité d'assurer une politique de désarmement et donc de la contrôler va beaucoup progresser.
A. Sinclair : À condition, comme vous dites, que l'analyse politique suive et qu'elle soit juste parce qu'en effet le 29 juillet le renseignement était exact, c'est l'analyse qui a manqué.
P. Joxe : Exactement !
A. Sinclair : Les bilans comparés sont terribles : chez les alliés, 141 morts, 13 prisonniers, chez les Irakiens, peut-être 100-150 000 morts, peut-être 80 000 à 100 000 prisonniers. Vous avez sûrement vu le film "Henri V", très beau film anglais, sur la bataille d'Azincourt. Depuis la bataille d'Azincourt, on n'avait pas vu cela, un rapport de forces, un rapport de pertes aussi disproportionné.
P. Joxe : Il paraît en effet qu'à Azincourt les chevaliers français ont trop fondé l'espérance sur leur cuirasse et sur leur armement lourd…
A. Sinclair : Et que les flèches ont eu raison de…
P. Joxe : Et que les flèches des Anglais…
Peut-être qu'en effet la stratégie d'origine soviétique et, d'ailleurs, le matériel de l'armée irakienne était aussi en grande partie d'origine soviétique, utilisé par les Irakiens s'est révélée complétement inadaptée. Ils n'ont pas été capables de changer leur plan. C'est une leçon qu'on peut tirer mais espérons qu'il se passera moins de temps vers une politique de désarmement et de contrôle des armements qu'entre Azincourt et nos jours.
A. Sinclair : Iriez-vous jusqu'à dire qu'on aurait peut-être pu attendre moins longtemps pour passer à l'offensive, si on avait su que l'armée irakienne s'écroulerait si vite, fallait-il attendre sept mois ou six mois ? Entre le 2 août et le 15 janvier.
P. Joxe : La victoire des forces coalisées n'est pas seulement une victoire des soldats ; vous savez que les soldats français se sont très bien comportés dans les trois armées, qu'il s'agisse de la marine, de l'aviation ou de l'armée de terre, c'est aussi, bien sûr, une victoire de la technique, des matériels qu'ils utilisaient, les nôtres ont été bien utilisés ; c'est aussi une guerre de la logistique, il a fallu amener par des moyens de transports aériens, maritimes, des forces, des matériels et des éléments de logistique, y compris un service de santé qui a été mis en place ; pour que les soldats qui étaient là sachent qu'ils étaient appuyés sur un ensemble cohérent. Si l'armée irakienne avait eu, mais c'était impossible, une logistique, une technologie de même nature, cela aurait été une bataille terrible.
Le temps qui a été utilisé a été utilisé pour mettre en place quelque chose qui a permis une campagne assez terrible, encore que la campagne aérienne a duré plusieurs semaines et cette campagne aérienne a permis d'avoir une campagne terrestre extrêmement brève.
A. Sinclair : Quand nous allons partir d'Irak après le cessez-le-feu, vous avez dit, et de la région ?
P. Joxe : Le cessez-le-feu va être, comme je vous le disais tout à l'heure, sans doute réglé dans peu de jours et peut-être même dans les heures qui viennent, d'après le compte-rendu que j'ai du général Roquejeoffre, les choses évoluent bien.
À partir de ce moment-là, on pourra envisager de retirer les troupes françaises avec les troupes alliées qui sont avec elles de l'Irak vers l'Arabie saoudite, donc cela peut venir dans quelques jours.
A. Sinclair : Et d'Arabie saoudite, alors ?
P. Joxe : Et d'Arabie saoudite, très rapidement, nous rapatrierons le maximum de nos soldats et il faudra, pendant quelque temps, qu'il y ait des troupes en assez grand nombre pour rapatrier le matériel, vous savez qu'il y a pour des milliards de matériels, y compris de munitions, on ne va pas abandonner tout cela sur le terrain, un travail logistique va donc se faire dans quelques semaines.
A. Sinclair : Uniquement un travail logistique ou un travail de surveillance de la région ?
P. Joxe : Si la Communauté internationale, si l'ONU ou si certains pays de la région le souhaitent, on peut envisager qu'il y ait des troupes françaises qui jouent un rôle de garant de la paix, mais ceci dépendra des négociations diplomatiques qui commencent.
A. Sinclair : Le sort de l'Irak, Pierre Joxe. "Il serait insensé, a dit Roland Dumas, de lever l'embargo sur les armes", cela semble en effet peu probable qu'aujourd'hui on lève l'embargo sur les armes. Mais sur le plan économique, peut-on à la fois demander des réparations à l'Irak et maintenir des sanctions économiques ? On a beaucoup parlé d'histoire dans ce conflit, le Traité de Versailles en 1918 avait rendu l'Allemagne exsangue et avait été à l'origine de la politique allemande des années 20 et des années 30, ce souvenir est-il présent à l'esprit ? A-t-on l'intention de mettre à genou économiquement l'Irak ou pas ?
P. Joxe : Malheureusement l'Irak est très blessé, économiquement, il va être handicapé pendant plusieurs années par le coût d'une guerre qui a été une guerre terrible pour le peuple irakien, pour l'économie irakienne, mais l'Irak a de grandes ressources pas seulement des ressources pétrolières, elle a des ressources humaines, c'est un peuple qui a montré sa capacité de mobilisation, d'action et même sa vaillance dans certaines circonstances. Donc, personne ne pense mettre l'Irak à genoux et personne ne veut ni accabler ni humilier ni les Irakiens ni personne dans cette question. Mais vous savez que les Nations unies ont prévu qu'il devait y avoir réparation. Il est certainement nécessaire que l'Irak contribue à restaurer une situation équilibrée, une situation de paix et aussi à réparer une partie des dommages qui ont été subis. Ce n'est pas impossible.
Dans le temps, on s'apercevra que c'est le problème de la paix est un problème régional, la sécurité dans la région n'est pas liée qu'à l'Irak, il y a beaucoup d'autres problèmes que la France a alignés dès le début, y compris le problème palestinien, y compris le problème de la sécurité d'Israël. On a failli voir, pendant toute cette guerre, on a vu apparaître le problème d'Israël avec les scuds irakiens sur Israël, on a vu le problème palestinien dont prétendait s'emparer Saddam Hussein, par conséquent, on ne peut pas traiter de l'Irak seul, c'est dans l'ensemble de cette région qu'une action diplomatique plus que la guerre, pour revenir à votre image de tout à l'heure, permettra d'assurer la sécurité et la France peut participer à cette action.
A. Sinclair : Souhaitez-vous que les sanctions économiques qui frappaient l'Irak suite aux différentes résolutions des Nations unies soient ou non assouplies ? Vous parlez des réparations, c'est une chose, mais les sanctions économiques frappant l'Irak.
P. Joxe : Les sanctions économiques pourront être assouplies naturellement dès que l'Irak se sera engagé dans la voie qui lui est demandée par l'ONU depuis des mois.
A. Sinclair : On va faire une courte pause et, ensuite, on se retrouve pour parler, d'abord, des problèmes de ventes d'armes, savoir quelle va être la politique de la France en ce qui concerne les ventes d'armes, de sécurité de la région et du nouvel ordre mondial.
On se retrouve dans un instant.
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A. Sinclair : 7 sur 7, en compagnie de Pierre Joxe, ce soir.
Pierre Joxe, quelle devrait être notre politique en matière de ventes d'armes. On a beaucoup parlé de ventes d'armes puisque la France, pas elle seule, a vendu des armes à l'Irak. Plusieurs problèmes se posent en ce qui concerne les ventes d'armes, il y a le problème moral, il y a le problème économique, des ressources que cela procure à un pays, et puis il y a le problème fondamental qui est de savoir, à qui on les vend ? Vous disiez, vous-même, tout à l'heure que les guerres étant déclenchées le plus souvent par des dictatures, la vente des armes ne doit-elle pas être liée à la nature du régime auquel on les vend, c'est-à-dire privilégier les démocraties ?
P. Joxe : On peut prendre le problème des ventes d'armes de façon très différente. Sur un plan purement économique en disant : "produire des armes, cela crée des emplois" et la France n'est pas à un niveau économique, dans un niveau d'emploi tel que les perspectives de voir le chômage entrer dans certaines industries d'armement puissent apparaître comme complétement indifférentes. On peut dire aussi cela mais on ne doit pas penser à cela…
A. Sinclair : C'est assez cynique…
P. Joxe : Il ne faut pas produire d'armes parce qu'on est pour la paix, mais si on n'en produit pas on n'en vendra pas. Si on ne produit pas d'armes et qu'on en veut, on doit les acheter, donc un pays qui veut être armé…
A. Sinclair : C'est une dépendance…
P. Joxe : il y a très peu de pays, pratiquement pas de pays qui n'ont pas d'armes du tout, si un pays veut préserver son indépendance, sa souveraineté, il faut bien qu'il ait une armée et que cette armée ait des armes et s'il n'en produit pas, il faut qu'il les achète. Si on doit les acheter, on est dépendant de ceux qui les vendent, soit pour les acheter, leurs spécifications ils les connaissent, et pour les pièces de rechange également. Tandis que si on en fabrique, on est moins dépendant, en plus on peut en vendre…
A. Sinclair : On peut en fabriquer pour soi et puis en fabriquer pour une vente mais une vente à certains types de pays.
P. Joxe : Voilà, ce problème est un problème international, cela ne peut pas être un problème uniquement du choix d'un pays, on ne doit pas, on ne peut pas, on ne doit pas se poser la question uniquement en termes de : "Nous, les Français, sommes-nous pour ou contre la fabrication ou les ventes d'armes ?", tout Français qui, je pense, est au fond pour la paix va penser qu'il ne faut pas faire d'armes parce qu'il ne faut pas faire la guerre, mais tout Français qui tient à l'indépendance de son pays pense qu'il faudra des armes pour se protéger, en tout cas, pendant quelque temps et donc il vaut mieux en produire.
C'est pourquoi je crois qu'il faut poser le problème en termes internationaux, il faut lutter contre la prolifération de certains types d'armements, contre la prolifération du chimique, du nucléaire, du balistique, c'est-à-dire des armes qui sont susceptibles… ce qu'Israël a failli recevoir avec les scuds. Et puis contrôler les ventes à partir du moment où on en fait, c'est ce que dit d'ailleurs le Président de la République : "il est prêt de contrôler sur le plan national", je pense qu'une information plus large doit être donnée, les parlementaires y sont déjà associés, c'est une réflexion politique nationale qui doit être entreprise là-dessus.
Échanger des informations entre pays producteurs d'armes, savoir à qui on les vend, et certainement que les grandes puissances, en particulier, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité devraient pouvoir se concerter. Là, encore une fois, je pense que c'est vraiment la discussion, le débat international qui doit permettre de réduire l'armement, par l'objectif final que nous poursuivons, c'est de participer au désarmement. Mais participer au désarmement sans soi-même se trouver désarmé, c'est une opération très délicate et c'est là où la diplomatie intervient. Ceci se passe dans un cadre international. Un pays seul qui dirait : "je donne l'exemple, je me désarme entièrement et je détruis nos industries d'armement" n'aurait joué qu'un rôle très faible dans l'Histoire en faveur de la paix et sans doute que son indépendance serait vite menacée.
A. Sinclair : Et un pays seul qui dirait "je ne vends des armes qu'à des pays démocratiques", et après tout le critère de démocratie est assez facile à reconnaître, que penserait-on de ce pays qui donnerait l'exemple ?
P. Joxe : C'est en effet une façon de poser le problème parce que, dans ce temps-là, que se passerait-il ? Qui jugerait du caractère démocratique de ce pays et qui peut jurer que d'autres pays ne vendraient pas d'armes à ces pays jugés non démocratiques ? Encore une fois, on n'en sort pas, il faut que ce soit un accord international, faute de quoi il y aura toujours des francs-tireurs. D'ailleurs, on a pu voir qu'il n'y a pas que les armes, l'Irak, récemment, en pleine guerre, a reçu livraison de certains matériels stratégiques et même de certaines armes alors que…
A. Sinclair : Qui venaient d'où ?
P. Joxe : Qui venaient de différents pays que je ne peux pas citer sans risquer des incidents diplomatiques, – je ne suis pas là pour cela. La coopération internationale et pas l'action d'un seul pays, un pays peut jouer un rôle, la France particulièrement peut jouer un rôle, pourquoi ? à cause du spatial. J'y reviens. Dans l'avenir, la France sera un des pays qui aura une capacité de participation au contrôle de la dissémination des armements et, par conséquent, la France qui est à la fois un pays qui a une puissante industrie d'armement, qui est un des membres permanents du Conseil de sécurité, qui est un des pays à disposer de l'arme de dissuasion nucléaire et qui a une industrie spatiale pourra jouer un rôle pour faire progresser le désarmement. Il ne faut pas uniquement s'auto-flageller en se disant : "on aurait pu faire mieux, on aurait pu faire autrement", sans doute, aurait-on pu agir encore plus sur le plan international, mais je pense que le rôle politique de la France, dans le monde, pourra contribuer à faire diminuer les armements parce qu'elle en a la capacité politique, en partie fondée sur sa puissance militaire.
A. Sinclair : Le rôle de la France dans le conflit israélo-palestinien qui va très probablement revenir en première ligne. Les optimistes disent que, sur la lancée, on pourrait peut-être régler les choses ; les pessimistes sont peut-être plus nombreux, en tout cas, les Français sondés par BVA et on le verra demain dans "Libération". Roland Dumas a souhaité bonne chance à James Baker qui va faire une tournée au Proche-Orient apparemment sans trop y croire. Paris ne connaît plutôt que l'OLP et la conférence internationale, les États-Unis, eux, préféreraient la négociation directe entre Israël et les pays arabes, vous voyez les progrès aller dans quelle direction ? Et la conférence internationale va-t-elle progresser dans les esprits ?
P. Joxe : Je sais qu'il y a là-dessus des approches différentes, la France, à plusieurs reprises, exprimait l'intérêt qu'il y aurait à ce qu'une ou plusieurs conférences internationales permettent que les discussions s'ouvrent largement ; d'autres comme les États-Unis préfèrent des contacts bilatéraux.
Quels sont les objectifs ? Dans cette région, depuis une dizaine d'années, les causes d'insécurité sont connues, elles viennent du fait que ni la sécurité d'Israël, ni la possibilité pour le peuple palestinien d'avoir un État n'ont été garanties. C'est, hélas, une très vieille histoire, il y a plus d'un demi-siècle que, comme vous le savez, quelqu'un avait lancé cet appel en disant : "qu'Israël était un peuple sans patrie, un peuple sans terre alors qu'il y avait en Palestine une terre sans peuple". Depuis, on a pu voir se développer l'État d'Israël dans des conditions souvent tragiques et sa sécurité menacée dans des conditions qu'on peut expliquer en partie, à cause de ce qui se passe à côté, c'est-à-dire là encore un peuple, lui, sans État, le peuple palestinien.
A. Sinclair : À qui personne n'a voulu donner d'État même après le partage qui avait été fait par l'ONU en 48 qui prévoyait deux États, un État juif et un État palestinien. L'État juif a été créé et les États arabes n'ont pas permis, à ce moment-là, la création de cet État palestinien.
P. Joxe : Qui a, en effet, en quelque sorte été volé de la possibilité d'avoir un État et, aujourd'hui, ce peuple se trouve dispersé ; une grande partie est concentrée en Cisjordanie, hélas aussi, dans des conditions tragiques, dans le territoire de Gaza et tout le monde sait bien que tant que le peuple palestinien n'aura pas une patrie et un État, des structures démocratiques dans lesquelles il puisse s'exprimer, – au passage, quand on veut savoir qui le représente, il n'y a qu'à les faire voter –, et tant qu'Israël n'aura pas le sentiment, non seulement Israël mais tous ceux qui soutiennent le droit à la sécurité d'Israël, que cette sécurité est établie, les risques de conflit renaîtront.
Je crois que cette guerre de l'Irak a montré qu'il faudra faire évoluer les idées parce que, par exemple, en matière de profondeur, on s'aperçoit aujourd'hui avec les missiles, les scuds par exemple, que ce n'est pas le prolongement de tel ou tel territoire, je pense à la Cisjordanie, qui peut garantir la sécurité.
La France qui l'a déjà exprimé à plusieurs reprises va poursuivre son action pour que ces deux questions soient traitées comme elles doivent l'être, c'est-à-dire simultanément, patiemment mais en sachant qu'il n'y a pas d'avenir pour la paix dans la région si ces problèmes ne sont pas réglés et que l'un est lié à l'autre.
A. Sinclair : Y-a-t-il un avenir pour la paix dans la région si le problème du Liban n'est pas réglé et on a le sentiment qu'il y a assez peu de chances que la Syrie dont on dit qu'elle a monnayé son appartenance à la coalition, en contrepartie qu'on ne lui contesterait pas son droit de regard sur le Liban, êtes-vous aussi optimiste sur l'avenir de la résolution du conflit libanais ?
P. Joxe : Il y a des résolutions du Conseil de sécurité concernant le Liban, elles ne sont pas appliquées, elles ne sont pas appliquées intégralement, c'est le moins qu'on puisse dire, et pourtant il y a eu des discussions à Taïef, dans cette ville de Taïef en Arabie saoudite où précisément se trouve encore une partie du gouvernement du Koweït, qu'on les applique.
L'affaire de l'Irak, l'affaire du Golfe aura montré que les analyses et, ensuite, les décisions des Nations unies doivent pouvoir être appliquées faute de quoi le droit perd son sens. Ce qui était vrai pour le Koweït est aussi vrai pour les Palestiniens et aussi vrai pour le Liban…
A. Sinclair : Certes, mais on a vu que le droit n'était appliqué que quand les armes soutenaient le droit. Or, qui, aujourd'hui, va prendre les armes pour demander à la Syrie de se retirer du Liban ?
P. Joxe : Ce sera la grande interrogation, que tous les démocrates, et je dirai simplement de tous ceux qui veulent croire au droit et au droit international vont lancer à travers la terre dans les jours et les semaines qui viennent et, particulièrement, dans les pays arabes. Tous vont dire : "Le droit pour Israël, le droit pour les Palestiniens, le droit pour le Liban n'est-ce pas le même droit que pour le Koweït ?".
Il y a déjà plusieurs mois que François Mitterrand avait dit cela aux Nations unies, maintenant que les mois ont passé, on doit regarder les mois qui sont devant nous, je pense qu'il n'y aura pas de tâche plus urgente et pour la France, de plus sacré que d'appliquer la même résolution politique et diplomatique à obtenir l'application du droit international à l'égard des Palestiniens, d'Israël et du Liban qu'on l'a fait depuis plusieurs mois.
J'insiste, le rôle de la France dans le monde n'est pas mesurable uniquement par le nombre de divisions que nous avons envoyé, il n'est pas mesurable uniquement en nombre d'avions ou en nombre de navires, il peut se mesurer par le fait, est-ce que ces idées sont justes ? Correspondent-elles à des perspectives de paix ? Je crois que oui et je pense que c'est une force qui va se révéler dans les semaines qui viennent.
A. Sinclair : Je voudrais qu'on dise un mot des États-Unis, de l'Union soviétique et du nouvel ordre international comme on dit.
BVA a demandé aux Français interrogés, pensez-vous que le rôle dominant des États-Unis est plutôt une bonne chose ou plutôt une mauvaise chose pour l'équilibre du monde ?
Plutôt une bonne chose : 65 %.
Plutôt une mauvaise chose : 21 %.
Et même au Parti communiste une courte tête, 46 contre 42, pour considérer que le rôle des États-Unis est une bonne chose pour l'équilibre du monde.
Il y a trois semaines, Pierre Joxe, vous disiez : "je ne vois pas d'anti-américanisme primaire", dites-vous aujourd'hui : "sans l'Amérique, sans Georges Bush, le Koweït serait toujours la 19e province de l'Irak" ?
P. Joxe : Je ne suis pas pour les dominations, vous parlez de rôle dominant. Qu'il y ait eu un rôle décisif des armées américaines pendant cette guerre, c'est évident, et pas seulement de ses armées, de sa technologie, de son équipement spatial, c'est évident, mais qui veut une domination des uns sur les autres ?
A. Sinclair : Le rôle décisif n'était pas un rôle dominant ?
P. Joxe : Vous parlez du rôle dominant comme si cela devait être une situation. Regardez ce qui s'est passé dans une partie de l'Europe lorsqu'un pays avait un rôle dominant sur les autres, cela n'a pas été un grand succès, je ne pense pas qu'on va chercher des dominations pas plus d'ailleurs que, demain, les pays du nord, les pays riches ne doivent rêver de dominer les pays du sud, les pays pauvres…
A. Sinclair : Il y a des dominations de fait, or, aujourd'hui, la domination américaine s'est imposée à tous, c'est évident.
P. Joxe : Le caractère décisif du rôle des armées américaines dans la guerre du Golfe est évident, les perspectives de la domination d'une puissance sur les autres ne sont pas acceptables, ni aujourd'hui ni demain, pas plus demain ou après-demain. Lorsque l'Europe qui a potentiellement la capacité d'être une puissance scientifique, industrielle, technologique qui pourrait jouer un rôle dominant, moi qui me place dans cette perspective européenne, je ne souhaite pas que l'Europe domine le monde, qu'il domine par exemple les pays qui lui sont les plus proches. Donc, je ne pense pas qu'il faille, et cette question a été posée aux Français qui ont vu surtout le rôle militaire, mais je crois qu'il n'y a pas beaucoup de Français qui souhaitent que, dans l'avenir, la France se trouve en situation d'être dominée par qui que ce soit et je pense que, d'ailleurs, la France est en position de faire comprendre au monde que l'avenir n'est pas aux dominations car les dominations, généralement, s'établissent par des phénomènes d'exploitation ou aboutissent à des phénomènes de guerre, on ne peut souhaiter ni l'un ni l'autre.
A. Sinclair : Pour l'Union soviétique, diriez-vous qu'elle a œuvré pour la paix ou qu'elle a tenté, il y a 8 jours, de sauver l'Irak ?
P. Joxe : Je pense que le Président Gorbatchev a œuvré pour la paix, il a aussi œuvré pour l'Union soviétique et peut-être aussi pour lui-même, parce qu'en Union soviétique où il y a une population musulmane importante, en Union soviétique où il y a beaucoup de militaires qui avaient participé à l'élaboration et même à l'armement de l'Irak, il a bien compris qu'il avait une responsabilité, lui qui prix Nobel de la paix, a joué dans cette affaire et sincèrement je crois qu'il a joué ce rôle très bien.
A. Sinclair : Si le plan soviétique avait été adopté, Saddam Hussein, son régime et son armée auraient été en meilleur état qu'ils ne le sont aujourd'hui, et c'était tout de même un des objectifs alliés que de réduire la puissance militaire irakienne.
P. Joxe : Et si le plan français du Président Mitterrand avait été adopté, soit celui de janvier soit celui de décembre, il y aurait eu beaucoup moins de morts et on ne doit pas trier entre les morts, les vies humaines ont la même valeur, quelle que soit la couleur de leur peau, la religion de ceux qui les habitaient quand ils vivaient. On ne doit pas oublier cela, pourquoi ?… parce que les tentatives faites par la France pour éviter la guerre ne seront pas oubliées par ceux qui se sont aujourd'hui, parfois, à tort d'ailleurs, humiliés dans cette guerre comme si c'était leur guerre, je pense en particulier à beaucoup d'Arabes, y compris en France, les Français d'origine maghrébine ou des Maghrébins vivant en France qui ont vécu douloureusement cette période et qui ont pu constater d'ailleurs que les Français et l'opinion française n'ont pas viré dans la xénophobie et ceux qui vivaient en France ont souffert de cela, pourquoi ?… Parce que certains ont presque pris fait et cause pour Saddam Hussein alors que chacun sait bien que l'avenir de l'Irak ne passe pas par un dictateur, donc je pense qu'il faudra que tout le monde se rappelle que, dans cette période, la France a voulu jouer un rôle de paix et que les idées qui ont été semées pourront germer dans l'avenir.
A. Sinclair : Une minute, Pierre Joxe, pour évoquer en France les conséquences de cette guerre. Un consensus, 85 % des Français derrière le président de la République dont Jacques Chirac nous dit qu'il va bien finir par s'étioler, se dissoudre, peut-être pour réaborder des problèmes de politique intérieure, des problèmes aussi au sein du Parti socialiste quand on voit Jean-Pierre Chevènement qui parle de refonder un Parti socialiste en disant que le sigle fondé à Épinay, le Parti socialiste d'Épinay a vécu, 20 ans, ça suffit, peut-être !
P. Joxe : Beaucoup de ceux qui ont joué un rôle, même minoritaire, comme c'était le cas de Jean-Pierre Chevènement à Épinay, peuvent jouer un rôle y compris minoritaire dans l'avenir, dans la vie politique française, dans le Parti socialiste en particulier, mais ce n'est pas cela qu'il faut retenir de cette période sur le plan de la politique intérieure. Ce rassemblement de l'opinion montre que les Français, lorsqu'ils ont le sentiment que la cause est juste et que la vision est claire et que les actions sont bien tracées, peuvent se rassembler. J'espère qu'ils se rassembleront pour lutter contre le chômage, pour développer la justice sociale, pour continuer à démocratiser l'enseignement, après tout, les Français peuvent se mobiliser, espérons qu'ils pourront se mobiliser dans la paix comme ils l'ont fait dans la guerre.
A. Sinclair : Pierre Joxe, merci d'être venu ce soir clore le chapitre de la guerre du Golfe.