Texte intégral
Diena : L’élargissement de l’Union européenne est lié aux réformes institutionnelles de l’Union elle-même. Amsterdam n’a pas pu parvenir à un compromis. Quels sont les derniers changements à ce sujet ? Est-ce que la France continuera à avoir des objections contre l’élargissement de l’UE avant la réalisation de ces réformes ?
Pierre Moscovici : Nous voulons l’élargissement. Il n’y a pas la moindre réserve sur ce projet, qui constitue un rendez-vous historique majeur. Et nous voulons un élargissement réussi. Il y a plusieurs éléments, à mon sens, pour garantir le succès de ce processus. L’un d’entre eux est ce que nous appelons le « préalable institutionnel ».
Je voudrais faire toute la clarté sur cette question décisive, mais qui a pu susciter, ici ou là, quelques malentendus. Nous voulons une réforme des institutions. C’était, pour nous, un objectif central du conseil d’Amsterdam. Pourquoi ? Parce que, au fil des élargissements successifs, les institutions prévues pour Six n’ont pas suffisamment évolué. Aujourd’hui, à Quinze c’est extrêmement difficile, le processus de décision est enlisé. Élargir à dix-huit, vingt ou plus, sans réformer, c’est choisir le risque de la paralysie. Personne n’y a intérêt, ni les États membres ni les futurs États membres. Je milite pour une Europe capable d’affirmer son identité, de mettre en œuvre ses politiques communes, de peser sur les grandes questions internationales. Bref pour une Europe qui marche, c’est-à-dire qui décide.
La réforme que nous demandons est une réforme simple, qui répond à une double exigence d’efficacité et de démocratie. Et il me paraît possible de régler cette question dans les délais rapprochés. Dans cette perspective nous avons fait annexer au traité d’Amsterdam une déclaration commune, avec la Belgique et l’Italie, qui précise que nous voulons aboutir à une réforme avant la signature du prochain traité d’adhésion.
Je voudrais ajouter que ce préalable n’est pas une condition au lancement du processus d’élargissement. Dans quelques jours, le Conseil européen va prendre des décisions cruciales pour l’élargissement, nous y sommes engagés et nous y sommes attachés.
Diena : De plus en plus souvent les discussions des ministres des Affaires étrangères européens portent sur la Turquie. L’impression se crée que la Turquie aspire à rejoindre l’Europe, mais que les pays européens ne le souhaitent pas vraiment. Est-ce que la Turquie trouvera un jour sa place en Europe ou pas ? Est-ce que la discorde entre la Turquie et la Grèce ne va pas rendre impossible la Conférence européenne, que la France souhaite ?
Pierre Moscovici : La Turquie à sa place en Europe depuis longtemps. Elle est membre de l’OTAN, de l’OSCE, membre associé de l’UEO, membre fondateur du Conseil de l’Europe. Elle a avec l’Union européenne un accord d’union douanière depuis 1995 et sa vocation européenne est reconnue par l’Union depuis trente-cinq ans, date du premier accord d’association de l’Union avec un pays tiers. Il est donc légitime de l’inclure dans la Conférence européenne que nous proposons, sans ignorer les problèmes de ce pays, ni ses difficultés à les résoudre.
Mais il y a une autre raison, politique et stratégique. L’Europe du Nord au Sud, d’Est en Ouest c’est aussi les Balkans et la rive Nord de la Méditerranée, ce point de vue la participation de la Turquie à cette conférence me paraît naturelle et nécessaire. Il faudra, à terme, proposer aussi cette perspective à l’ensemble des pays balkaniques.
Cette approche est aujourd’hui partagée par la plupart des partenaires, nous souhaitons que tous s’y rallient, que les Grecs comprennent que cela va dans le sens de leurs intérêts profonds et que le Conseil européen puisse décider à Luxembourg.
Diena : Au début, la position française au sujet des sanctions de l’ONU à l’égard de l’Iraq était très proche de l’opinion russe. La France n’a-t-elle pas apporté des corrections à sa position ?
Pierre Moscovici : La position française est celle du respect du droit, donc de la pleine mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité. C’est une position constante depuis 1990 et nous nous efforçons de la faire prévaloir dans l’unité au sein du Conseil. Le respect du droit cela veut dire tout le droit, rien que le droit : il n’y a pas dans les résolutions du Conseil de sécurité d’agenda caché. Cette approche est une attitude de clarté et de fermeté. Et, lors des récentes tensions, c’est finalement sur cette base que l’unité du Conseil s’est faite et que le contrôle onusien dans le domaine des armes de destruction massive a été rétabli. Je rappelle que, au cours de cette période, la France et la Russie ont publié une déclaration commune le 1er novembre, pour appeler l’Iraq à une coopération sans réserve avec la commission spéciale des Nations unies et qu’en même temps, en étroite concertation avec notre allié américain, nous avons pris nos responsabilités pour assurer la protection des avions U2 menacés par Saddam.
Diena : Est-il possible, à notre époque, que les pays candidats à l’OTAN intègrent d’abord la structure politique de l’Alliance, avant sa structure militaire ?
Pierre Moscovici : Comme vous le savez, la France a une histoire et une position originale vis-à-vis de l’OTAN. Il y a d’autres exemples. Je pense à l’Espagne qui a eu des relations différentes avec l’organisation atlantique, au cours de son histoire. Ainsi, selon les situations, les réponses peuvent être différentes. La question décisive c’est de trouver l’architecture de sécurité la plus efficace, celle qui protège des risques, sans provoquer de nouveaux risques. C’est la question qui se pose à l’Europe en général et aux pays baltes de manière spécifique. Il faut l’aborder avec détermination et pragmatisme.
La France, qui est attachée au principe d’invisibilité de la sécurité européenne, est disposée à apporter sa contribution à la stabilité et à la sécurité de la région baltique. C’est la raison pour laquelle nous avons – de concert avec les Américains, notamment – pris un engagement clair à Madrid : la porte de l’Alliance doit rester ouverte à tous les candidats, quelle que soit leur situation géographique. Je suis convaincu que Madrid constitue la première étape d’un processus appelé à s’étendre, en particulier aux États baltes.
Diena : Quelle est l’opinion française au sujet des garanties de sécurité proposées aux pays baltes ? Quelles sont les chances de ces pays de faire partie de la prochaine vague d’élargissement de l’OTAN ?
Pierre Moscovici : J’ai la conviction que la notion de garanties de sécurité unilatérales ne correspond plus à l’esprit de la nouvelle architecture de sécurité européenne. Nous l’avons clairement indiqué. En outre, les pays baltes ont fait un choix clair, celui de l’ancrage européen et euro-atlantique. Il faut le respecter. Nous, nous le soutenons. En même temps, je crois que nous devons accueillir positivement la volonté que manifeste la Russie d’améliorer ses relations de voisinage, d’autant que le rapprochement avec l’OTAN passe aussi par un renforcement de la coopération régionale, à laquelle il est important d’associer non seulement la Suède et la Finlande, mais également le plus possible la Russie.
C’est en ayant en vue l’intégration, à terme, des États baltes dans l’OTAN que nous avons avancé l’idée de coordonner la coopération militaire et de renforcer les consultations politiques régionales (en particulier au sein du Conseil du partenariat euro-atlantique), et que nous avons également suggéré d’élaborer une « plate-forme de coopération » des États baltes avec l’Alliance. D’autres enceintes apportent également une contribution en termes de sécurité à la zone baltique (OSCE, UEO, FCE), qu’il convient de ne pas négliger.
Dans tous les cas le processus d’élargissement de l’OTAN va se poursuivre. Je ne peux prendre aucun engagement quant à la prochaine étape, mais je n’ai pas de doute sur l’appartenance à venir des pays baltes à l’Alliance.
Je voudrais revenir sur un point. Il est important d’élargir le concept de sécurité, en dépassant le cadre strictement politico-militaire. En effet, la stabilité de la région baltique passe aussi et de plus en plus par un renforcement des coopérations sectorielles. La sécurité ce n’est pas seulement une question de défense, une question militaire. L’environnement économique et politique joue un rôle prépondérant. À la veille de mon arrivée en Lettonie, l’accord de partenariat entre la Russie et l’Union européenne est formellement entré en vigueur ce 1er décembre. C’est une coïncidence, mais j’y vois aussi le symbole d’une volonté politique claire de l’Union. La Russie et l’Union européenne sont des partenaires économiques et politiques majeurs et privilégiés. Ils le sont aujourd’hui et doivent l’être demain plus encore. Le processus d’élargissement est une responsabilité que l’Union a prise dans la configuration nouvelle de l’Europe issue de la fin de la guerre froide et de la disparition de l’Union soviétique. Ce n’est pas une machine de guerre, ni économique, ni politique. C’est pourquoi l’Union a engagé un « partenariat stratégique » avec la Russie, qui accompagne et complète le processus d’élargissement. C’est aussi, à mon sens, un élément de la sécurité régionale.
Diena : Est-ce que le coût de l’élargissement de l’Union ne représente pas le principal obstacle à l’intégration de nouveaux membres ?
Pierre Moscovici : Je le répète nous voulons l’élargissement. Il s’agit de construire l’Europe enfin réunifiée. Mais là aussi, comme pour la réforme des institutions, il est de l’intérêt des membres, comme des futurs membres, que le fonctionnement et le financement de l’Union soient garantis et que soient préservées les politiques communes. Les « Quinze », dans la perspective de l’élargissement, ont ouvert le débat pour mesurer les efforts à produire et définir les réformes à entreprendre. L’élargissement a un coût pour les membres, comme pour les futurs membres. Si les uns et les autres sont prêts à s’engager dans cette voie c’est bien par choix politique.
Diena : Quand les négociations d’adhésion pourront-elles réellement commencer avec les pays candidats ?
Pierre Moscovici : Les « Onze » sont sur la même ligne de départ et il y aura avec tous des pourparlers préparatoires. Pour ceux qui seront mieux préparés, il y aura les négociations d’adhésion, sur un rythme plus soutenu. Elles devraient démarrer dans les mois qui viennent.
Diena : Quelle sera la coopération pratique de l’Union avec les pays qui seront invités à commencer les négociations d’adhésion ? Que fera-t-on pour prévenir les tensions entre les pays invités et ceux qui attendront l’invitation ?
Pierre Moscovici : Les négociations d’adhésion ne sont pas une formalité, c’est au contraire un exercice difficile, qui vise, précisément, à permettre aux pays concernés de reprendre intégralement l’acquis communautaire, après des périodes de transition plus ou moins longues. Personne ne veut d’une Union diluée ou de membre de seconde catégorie. Le maître mot de ces négociations d’adhésion est « exigence » : c’est la raison pour laquelle elles concerneront d’abord les pays les mieux préparés, c’est-à-dire ceux qui d’une certaine façon ont besoin moins que les autres de l’aide de l’Union.
Mais je voudrais souligner que le dialogue, la coopération avec l’Union européenne ne se réduisent pas aux négociations d’adhésion : les accords d’association seront renforcés ; il y aura mise en place de stratégies de pré-adhésion. La Conférence européenne sera lancée. Donc, dans tous les cas, les relations avec l’Union seront plus intenses, au niveau bilatéral comme au niveau multilatéral.
L’approche que nous défendons et qui s’articule autour de la conférence européenne vise précisément à ne pas provoquer de fracture entre les pays candidats. Même si les négociations d’adhésion ne s’ouvriront qu’avec les pays qui sont le mieux préparés, la dynamique d’intégration à l’Union se renforce pour l’ensemble des pays candidats. Dans un tel contexte, je ne vois pas pourquoi des tensions apparaîtraient et si le risque existait, le cadre multilatéral de la conférence permettrait justement de le conjurer. Mais je pense que c’est le contraire qui va se produire, en particulier pour les pays qui ont déjà une coopération régionale. Je suis convaincu que la coopération interbalte va se renforcer. Je crois qu’il y aura des effets bénéfiques dans le domaine commercial et économique pour l’ensemble de la région. D’ailleurs mon déplacement dans les trois pays baltes, durant lequel j’ai souhaité être accompagné par des hommes d’affaires, illustre cette conviction.