Texte intégral
Le Monde - 27 octobre 1997
« Monsieur le Président,
J’ai reçu une citation à témoigner dans le procès de M. Maurice Papon à la demande de son défenseur.
Comme je vous l’ai écrit le 1er octobre dernier, il m’était impossible de me déplacer devant la cour le mercredi 8 octobre lors de la séance d’ouverture du procès. Au demeurant, il ne semble pas qu’il y ait eu ce jour-là audition de témoins. Je vous indiquais également que j’étais prêt à déposer par écrit, le cas échéant.
Si la question devait se reposer, et que cour ait à décider d’une citation à comparaître, je voudrais vous faire part des réflexions suivantes.
La présence dans un prétoire d’un ancien président de la République, appelé en qualité de témoin, est une procédure en elle-même exceptionnelle. Elle ne se justifie, à mon avis, que si elle peut contribuer utilement à éclairer la cour sur l’homme ou sur ses actes qu’elle a à juger – sur l’homme et sur ses actes exclusivement, comme le veulent nos principes de droit et les dispositions du code pénal. Or, en l’espèce, je pense ne pouvoir rien apporter qui puisse aider la cour dans sa recherche de la vérité sur les actes de M. Maurice Papon :
- s’il s’agit d’apprécier ses actes entre 1940 et 1944, je ne l’ai jamais rencontré, et je n’en connais que ce que la presse a rapporté à partir de mai 1981 ;
- s’il s’agit d’établir un rapport entre le passé de M. Papon et sa nomination, en avril 1978 comme ministre, sur proposition de M. Raymond Barre, conformément à l’article 8 de la Constitution, alors que j’étais président de la République, je répondrai qu’à cette époque, j’étais dans l’ignorance totale des faits qui lui sont reprochés aujourd’hui. Ceux-ci n’avaient fait l’objet d’aucune plainte judiciaire, d’aucun article de presse, ni d’aucun dossier dont j’aurais pu avoir connaissance ;
- je ne connaissais de M. Papon que ce qui était connu de tous : sa carrière politique, qu’il avait menée depuis vingt ans dans la mouvance du parti gaulliste, et les fonctions d’autorité qu’il avait exercées à des postes divers ; d’abord lorsque le général de Gaulle était arrivé au pouvoir en juin1958, où il avait été confirmé dans ses fonctions antérieures ; par la suite, du fait de son élection à l’Assemblée nationale, lorsqu’il avait été désigné comme président de la commission des finances, puis comme rapporteur général du budget.
Tels sont, monsieur le président, les seuls éléments dont je pourrais faire état, car un témoin doit porter témoignage sur les faits et les actes qu’il a connu lui-même, à l’époque où ils se sont déroulés. Il n’est pas nécessaire de m’étendre ici sur les sentiments personnels que m’inspire l’évocation d’une des plus tragiques périodes de notre histoire, qui a endeuillé ma famille. Mon émotion est aussi profonde que celle de beaucoup d’autres. Elle a été prouvée à l’époque par mes actes, aussi modestes fussent-ils.
La comparution d’un ancien président de la République n’est pas une procédure insignifiante. La défense peut être tentée de faire grand cas de sa déposition, même si elle est dépourvue de substance ? La partie civile également. C’est en m’interrogeant sur la pertinence d’une telle procédure dans cette affaire importante et douloureuse que je me permets de soumettre ces observations à votre appréciation. Il va de soi que je m’en remettrai à la décision de la cour (…). »
Le Monde - 28 octobre 1997
Le Monde : Quelle est votre analyse sur la France de l’Occupation, ces années noires de notre histoire ?
Valéry Giscard d’Estaing : Je réfléchis depuis cinquante ans à cette question. J’ai été un jeune témoin de ces événements, à un âge où l’on est très attentif et où l’on recherche passionnément la vérité. En 1944, j’ai assisté à l’arrivée du général de Gaulle à Paris, à son discours à l’Hôtel de Ville, j’ai été traumatisé quand je l’ai entendu dire que les Parisiens s’étaient libérés seuls, que Paris s’est soulevé. Je me suis demandé sur le champ : pourquoi dire cela ? Sans l’arrivée des Alliés, l’expérience que je venais de vivre au milieu de mes camarades me prouvait que nous aurions été écrasés ? Ce fut ma réaction personnelle. Cela m’a angoissé parce que j’ai vu se former, immédiatement, des interprétations inexactes de l’histoire.
Le Monde : Quel âge aviez-vous et quelle a été votre attitude durant cette période ?
Valéry Giscard d’Estaing : J’avais treize ans en 1940, dix-huit en 1945. A partir de 1942, j’ai rendu quelques petits services matériels à la Résistance. Peu de choses ; on a d’abord testé ma loyauté, j’allais chercher des journaux clandestins que je ramenais à des membres du réseau pour les distribuer. J’ai assuré une fois un transport d’armes destiné à intercepter un convoi de déportés qui partaient de Drancy. J’étudiais au lycée Jeanson-de-Sailly, à Paris, où il existait une flamme résistante. Plusieurs de mes camarades de classes ont été arrêtés. Il y avait des lycéens juifs parmi nous, dont nous sentions évidemment solidaires.
Le Monde : Votre entourage familial avait la réputation d’être proche du maréchal Pétain. Étiez-vous un adolescent qui cherchait à se distinguer ?
Valéry Giscard d’Estaing : Ma famille n’était pas vichyste. Simplement, le gouvernement de Vichy se trouvait en Auvergne. Ma mère et sa famille étaient des amis de Churchill, j’ai été nourri par la BBC, la radio anglaise et la voix de Maurice Schuman qui parlait le soir aux français.
Je vous parle d’une réalité vécue. J’ai participé à la libération de Paris. Combien étions-nous au PC de la rue Séguier ? Quelques dizaines… Je suis ensuite parti avec la première armée sur le front. C’est alors que nous avons vu fleurir, derrière nous des résistants, que des récits inexacts se sont multipliés. Des carrières brillantes en ont parfois résulté… Il y a eu beaucoup d’ambiguïtés. Jusqu’à maintenant !
Personnellement, j’ai toujours cherché à démêler le vrai du faux.
Ce qui est vrai, c’est que l’Occupation fut une période humiliante et traumatisante. Je résumerai les choses ainsi : la France s’est moins battue qu’elle ne voudrait le croire, du moins du point de vue du nombre, mais elle a moins collaboré qu’on ne cherche aujourd’hui à le prétendre.
Le Monde : Dès la Libération, vous avez donc assisté à la naissance du mythe gaulliste, celui d’une France toute entière résistante ?
Valéry Giscard d’Estaing : A la naissance de plusieurs mythes. De tous, le mythe gaulliste est le plus respectable, le général de Gaulle a nié l’existence de Vichy. Pourquoi ? Il faut en chercher les racines en 1940. Il s’est battu seul, au départ, à Londres. Il est parvenu à hisser la France au niveau de grandes puissances de l’avant-guerre. Cela ne pouvait se faire que par une démarche résolue, affirmant à la face du monde que la France se trouvait où il se trouvait, et non à Vichy. C’est tout à fait compréhensible si l’on prend cette affirmation comme une démarche. Mais ce n’est pas conforme à la réalité historique.
De même que les Français n’ont pas écrasé, seuls, l’armée allemande. J’avais été très choqué que les gens le croient, ou fassent semblant de le croire. Je n’avais pas d’avantage compris que l’on remette aux policiers parisiens la fourragère rouge à la libération ! J’ai été le témoin de l’arrestation des juifs lors de la rafle du Vel’ d’hiv en juillet 1942. J’ai vu passer très tôt dans la journée, devant l’immeuble où j’habitais, des autobus à la queue leu leu. Bourrés de gens et d’enfants, avec leurs valises et leurs ballots. Et sur les plates-formes arrière de ces autobus, des agents de police français. A qui fera-t-on croire le contraire ?
Le Monde : Sur quels faits vous appuyer-vous quand vous affirmez que les Français ont moins collaboré qu’on ne le prétend ordinairement ?
Valéry Giscard d’Estaing : Combien de maisons françaises se sont-elles ouvertes aux Allemands ? Très peu. Quelles villes ont-elles applaudi une garnison allemande défilant dans les rues ? Pas une, entre 90% et 95% des Français n’ont pas même adresser une fois la parole à des Allemands pendant les cinq années d’occupation. Je dis cela aux jeunes français d’aujourd’hui, pour qu’ils ne risquent pas d’avoir honte de leurs grands-parents.
Le Monde : Vous opérez une distinction entre Vichy et les Français ?
Valéry Giscard d’Estaing : Je distingue trois acteurs : l’État français, la France et les Français. Il est inexact de dire que l’État français n’a pas existé. Vichy était bien là, avec ses institutions, son armée d’armistice, sa diplomatie, ses services, ses lois. Il était représentatif d’une France vaincue, manifestant une volonté d’expier l’avant-guerre. Et puis vous aviez la France, le peuple de France qui avait dû encaisser la déroute humiliante de juin1940, un traumatisme qui vit femmes, enfants, vieillards et soldats jetés sur les routes de l’exode. Cette France-là s’est détachée assez vite de l’État français, comprenant que son sort allait se jouer dans la guerre. La coupure intellectuelle, ce fut le discours de Pierre Laval, en juin 1942, au cours duquel il a déclaré à la radio : « je souhaite la victoire de l’Allemagne (…). » Cela a stupéfié et indignée les Français, froissé le sentiment commun. La chronologie a ici toute son importance. Quand aux Français, très peu ont collaboré. Seule une minorité s’est laissée acheter et s’est mise au service de l’occupant.
Le Monde : Cette analyse fondée sur des souvenirs explique-t-elle que, comme le général de Gaulle et le président Georges Pompidou, vous n’avez pas reconnu les fautes de la France en tant que président de la République, entre 1974 et 1981 ?
Valéry Giscard d’Estaing : J’ai toujours condamné sévèrement le comportement de ceux qui se sont associés aux actes de répression et d’arrestation. Mais les problèmes de culpabilité collective relèvent d’une autre analyse comme ceux de mémoire collective. Mon ambition était de contribuer à apaiser la société française, de rétablir une continuité dans notre processus de réflexion. J’y ai partiellement réussi et je n’ai pas à la formuler un jugement. Mais vous le connaissez : c’est une condamnation sévère pour les actes individuels de collaboration avec l’occupant.
Le Monde : Comment réagissez-vous aux deux premières semaines du procès de Maurice Papon pour complicité de crimes contre l’humanité ?
Valéry Giscard d’Estaing : Il y a deux procès. D’abord le procès de Maurice Papon proprement dit. La justice doit suivre son cours dans la sérénité, j’éprouve cependant un malaise. Le temps… Plus de cinquante ans ont passé et les débats reposent en partie sur la mémoire imprécise de rares témoins. Et puis Maurice Papon occupait un poste qui n’était pas au sommet de la hiérarchie administrative. Il recevait des ordres qu’il exécutait. C’est une difficulté. Elle ne doit pas empêcher le travail des jurés et des juges. Nous devons les laisser travailler, juger au mieux leur conscience.
Ensuite, je discerne le risque d’un second procès. La cour d’assise juge sous le regard de l’extérieur. La presse internationale, accorde de longs développements à ce procès. Au fond, beaucoup se réjouiraient, notamment dans les médias anglo-saxons, d’une affirmation ou d’une reconnaissance de la culpabilité de la France. Ces médias oublient totalement que la France était un pays occupé. Il ne faut pas se voiler la face : il y a une attente, un désir d’entendre proclamer une culpabilité française, je refuse ce plaisir et la comparaison que l’on établit en Allemagne. Les Allemands ont été les acteurs de leur histoire. Le peuple français a subi l’occupation d’une armée étrangère qui dictait sa loi.
Le Monde : Excluez-vous de témoigner devant la cour d’assises ?
Valéry Giscard d’Estaing : Je respecterai la volonté de la cour. Mais sur les faits de l’action en justice reprochés à Maurice Papon, je n’ai rien à dire qui puise l’éclairer.
Le Monde : Aviez-vous connaissance du passé de Maurice Papon sous l’Occupation lorsque vous l’avez nommé ministre du budget ?
Valéry Giscard d’Estaing : Non, Maurice Papon exerçait des fonctions importantes depuis longtemps dans la haute administration. Le général de Gaulle l’avait confirmé au poste de préfet de police de Paris où il avait été nommé par la IVe République. Ensuite, il s’est présenté aux élections et il a fait sa carrière dans la mouvance gaulliste en tant que trésorier du RPR, président de la commission des Finances de l’Assemblée nationale, où je l’ai connu, et rapporteur du budget. C’est en raison de sa fonction de rapporteur du budget que je l’ai nommé ministre du budget, de même que j’avais nommé ministre des finances René Monory, alors rapporteur de la commission des finances au Sénat.
« Le peuple français est un peuple qui accepte très difficilement la vérité. Personne ne parle de la défaite militaire de 40, ou si peu. »
Le Monde : La notice du « Who’s who » de Maurice Papon signalait clairement sa longue carrière sous le régime de Vichy.
Valéry Giscard d’Estaing : Aucune campagne de presse n’avait été déclenchée contre lui et aucune plainte judiciaire déposée à son endroit. Les premières informations sur ses responsabilités sous l’Occupation ont été publiées en 1981, entre les deux tours de l’élection présidentielle.
Le Monde : Une controverse est née en marge du procès de Maurice Papon. Philippe Séguin, président du RPR, s’est exclamé : Assez ! Assez ! Assez ! », en déplorant le procès qui serait fait au gaullisme. Le premier ministre, Lionel Jospin, a déclaré : « Jamais plus ! Jamais plus ! Jamais plus ! » Où va votre préférence ?
Valéry Giscard d’Estaing : Oui, sur ce point. Il y a aujourd’hui - ce qui n’était pas le cas il y a dix ou vingt ans – une attente, une sorte de curiosités des Français qui cherchent à comprendre ces évènements. Il faut leur dire des choses factuelles, incontestables.
Le Monde : Quelles réflexions vous suggèrent les réactions des Français par rapport à leur histoire ? N’avez-vous pas le sentiment d’une mémoire blessée ?
Valéry Giscard d’Estaing : Le peuple français est un peuple qui accepte très difficilement la vérité. Personne ne parle de la défaite militaire de 40 ou si peu. On ne cherche pas trop à la décrire, ni à en discerner les raisons, ou à en rechercher les responsabilités. Dans un autre ordre d’idées, les Français ont mal supporté que je leur rappelle notre faiblesse démographique : seulement un Français pour 100 citoyens de la Terre dans les années 70. De même, leur est-il difficile d’admettre que la France est devenue une puissance moyenne. Les Français n’acceptent pas les échecs, ils tentent de les nier, en appellent à la fatalité, à de mystérieuses conjurations. Mais il reste une blessure. Le mensonge, c’est une blessure cachée.
Cette mémoire blessée à propos de l’Occupation s’explique pour deux raisons. D’abord, par l’humiliation épouvantable de la défaite et ses conséquences. Nous n’avions jamais été occupés ainsi. Nous avions connu dans notre histoire, en 1815 et en 1871, des armées qui venaient sur notre sol mais qui en repartaient aussi vite. Jamais pour cinq ans. Ensuite, dans cette blessure, il y a sûrement une interrogation angoissée : les Français ont-ils manqué d’esprit de solidarité à l’égard de nos compatriotes juifs ? Nous avons tout intérêt à dire la vérité. Les décisions d’arrestation et de déportation étaient allemandes, mais elles ont été souvent exécutées par des services français. Ces agents d’exécution n’auraient jamais dû obéir à ces ordres, dès lors lorsqu’ils en mesuraient les conséquences.
C’est au milieu universitaire, aux historiens et aux juges d’énoncer cette vérité, plus qu’au milieu politique, tenté de chercher une posture qui l’avantage.