Texte intégral
L’HUMANITÉ DIMANCHE - 13 novembre 1997
Europe, qu’attendent les syndicats du sommet sur l’emploi ?
Pour la première fois dans l’histoire de la construction européenne, les pays membres de l’Union vont consacrer une réunion au sommet, le 21 novembre, à Luxembourg, sur l’emploi. Quatre dirigeants de confédérations syndicales de différents pays européens exposent leurs attentes et leurs propositions.
Si un sommet ne chasse pas l’autre, il ne faut jamais minimiser une rencontre qui a pour thème le plein-emploi, notamment quand elle se situe au plus haut niveau européen. Si je m’en tiens aux déclarations de Jean-Claude Juncker, le premier ministre luxembourgeois, président en exercice de l’Union européenne : « cette fois je voudrais que nous soyons capables de prendre des décisions concrètes. »
« Les opinions publiques en ont assez d’entendre les chefs d’État et le gouvernement répéter que le chômage est un problème grave et qu’il faut lutter contre ce fléau », il y a un changement de ton. Cela dit, et il en convient, c’est de mesures concrètes et urgentes dont nous avons besoin.
Ce sont, au bas mot, 20 millions d’Européens qui sont frappés par le chômage. N’est-ce pas la faillite de choix économiques et sociaux qui doivent beaucoup à la rentabilité financière au détriment de l’emploi ? Le 20 novembre, la CES (Confédération européenne des syndicats) organise au Luxembourg une manifestation pour l’emploi en Europe, à laquelle nous sommes associés et que nous voulons réussir. Cette expression revendicative unitaire portera, à n’en pas douter des exigences fortes pour des créations d’emplois s’appuyant sur une véritable relance de la consommation, de meilleurs salaires et des droits conformes à l’intérêt des salariés des différents pays d’Europe.
On ne peut continuer d’accepter que soient prises, au niveau de l’Europe des orientations et des décisions qui ont des connaissances négatives sur l’emploi dans les différents pays, et que les institutions européennes se déchargent de leurs responsabilités en matière d’emploi sur les politiques nationales. Il est certain que l’évolution de la situation française va être suivie de près en Europe. Syndicats et salariés sont en effet fortement intéressés. Le fait que la CES vienne de réaffirmer son attachement à la réduction du temps de travail le confirme, et le débat ouvert en Italie le conforte.
De son côté, le patronat européen encourage fortement l’attitude hostile du CNPF, car la réduction du temps de travail est une épine sérieuse dans le développement de la précarité et du temps partiel qui est à l’ordre du jour dans tous les pays d’Europe.
De ce point de vue, l’initiative du 20 novembre peut avoir une résonance forte et créer une dynamique revendicative qui porte cet objectif dans des conditions propres à chacun des pays.
À l’évidence, l’objectif de l’emploi ne fait pas partie des cadeaux de naissance de l’euro. Les regards de tous les promoteurs de la monnaie unique sont tournés du côté des marchés de la Bourse, des profits financiers, mais pas du côté de l’ANPE. Les critères draconiens fixés pour aller à l’euro, et qui vont perdurer avec le pacte de stabilité, visent d’abord, en pressurant les dépenses publiques utiles, à donner confiance aux grands détenteurs de capitaux. Peser sur les coûts salariaux, privatiser, déréglementer, précariser sont les axes forts qui environnent la marche à la monnaie unique et constituent de véritables défis pour toutes les forces qui veulent vraiment dégager d‘autre pistes pour impulser les créations d’emplois. Vouloir construire l’Europe de coopération, de mise en œuvre de projets, de développement réciproquement avantageux, d’avancées sociales et de reconquête de l’emploi, ne peut s’accommoder de la dictature des marchés financiers.
Nous voulons parvenir à une construction européenne qui, loin de se couler dans le moule d’une mondialisation dominée par la finance, dégage d’autres orientations. Arrimer une telle construction au seul critère de la monnaie est un véritable non-sens.
Les aspirations qui montent aujourd’hui en Europe visent d’autres objectifs et vont générer bien des secousses.
LE FIGARO - 20 novembre 1997
Le Figaro Économie : La CGT participe le 20 à la manifestation de la Confédération européenne des syndicats (CES) pour faire pression sur le sommet de Luxembourg. Cela signifie-t-il que, pour vous, les solutions à la crise ne sont plus nationales ?
Louis Viannet : Il ne s’agit pas de modifier notre stratégie ni de la recentrer, mais de tenir sur tous les fronts. Il y a incontestablement un besoin d’une action nationale en lien direct avec les aspirations des salariés mais, en même temps, ce qui n’est pas nouveau dans le langage de la CGT, la nécessité d’une intervention énergique du syndicalisme au niveau européen et d’une recherche permanente et plus systématique de convergences entre les différentes organisations européennes.
Le fait qu’en 1997 il y ait eu plusieurs initiatives de la CES en témoigne. La construction européenne, en effet, d’un côté, multiplie les dispositions et les directives qui ont des conséquences sur l’emploi et, de l’autre, refuse tout engagement pour une politique industrielle et économique qui place l’emploi comme une véritable priorité laissant cette question sous la responsabilité des gouvernements nationaux. Je crois que le sommet de Luxembourg traduit à la fois la prise de conscience des gouvernements de la montée des exigences, mais il s’accompagne en même temps d’un refus politique de la majorité des gouvernements de prendre des dispositions concrètes.
Le Figaro Économie : Justement, parmi les dispositions concrètes, est-ce que l’adoption d’une monnaie unique ne vous apparaît pas comme le socle nécessaire à une véritable politique économique ?
Louis Viannet : La question fondamentale c’est de savoir si une construction européenne, dont l’objectif serait la réponse aux besoins individuels et collectifs des individus, peut se concevoir autour de la seule mise en place d’une monnaie unique. Elle se traduit en effet par la mise en œuvre de critères économiques extrêmement rigoureux qui, dans tous les pays pèsent sur les dépenses publiques et en particulier sur les dépenses utiles et risque de s’accompagner d’une sorte de macro-concurrence sociale qui incontestablement risque d’aller au-delà de la seule concurrence entre salariés, va « percuter » la question de retraites, de la protection sociale, de dépenses publiques. Car actuellement, les seuls critères de référence sont ceux du marché, de la libéralisation de la concurrence. C’est un engrenage sans fin lorsque dans un pays, les employeurs seront arrivés à des conditions qui leur assurent une position dominante, ils seront très vite confrontés à une pression d’autres pays. C’est une spirale dangereuse pour le devenir des acquis sociaux dans l’ensemble des pays et aussi du développement économique.
Le Figaro Économie : Vous ne pensez donc pas que la monnaie unique puisse servir d’élément stabilisateur contre cette concurrence que vous dénoncez ?
Louis Viannet : Pour le moment il n’y a aucune manifestation de volonté européenne d’avoir une réelle politique industrielle commune. Ce qui s’est récemment passé avec Boeing Mac Douglas est une illustration vivante, puisque la seule référence a été le respect des règles de concurrence. L’Europe a besoin de régulation et de coopération. Or, avec la monnaie unique, pour la première fois dans l’histoire de sociétés modernes, les institutions monétaires ne vont plus dépendre d’une autorité politique mais vont se trouver dans une forme d’indépendance qui comporte d’autant plus d’inconnues que c’est une forme d’indépendance supranationale. Ce qui veut dire que, pour les différents États, les seuls leviers d’intervention qui vont rester à leur disposition, ce sont la politique fiscale et la politique sociale. C’est à partir de là que nous risquons de connaître un engrenage dangereux. Je pense que les secousses que provoquerait la mise en place de l’euro dans les conditions actuelles sont gravement sous-estimées.
Le Figaro Économie : Vous ne sentez pas isolés au sein du mouvement syndical européen sur ce point puisque la CES ne conteste pas l’indépendance de la Banque centrale ?
Louis Viannet : Les interrogations sur la façon dont la situation peut évoluer sont plus largement partagées qu’on pourrait le penser. Les exigences formulées par la CES à l’occasion du sommet de Luxembourg pour que la politique économique et développement de l’emploi aillent de pair, le confirment. En fait, aujourd’hui, tout se passe comme si la monnaie unique n’était pas un moyen au service d’une politique de construction européenne, ancrée sur le développement industriel et des objectifs sociaux mais au contraire comme le moyen d’imposer une première étape de la supranationalité à des peuples à qui on n’a quand même pas demander leur avis.
La conception de l’ensemble du dispositif offre une très faible possibilité d’intervention aux peuples puisque les gouvernements seront dessaisis officiellement. L’éventualité évoquée de voir l’Ecofin jouer un rôle de contrepouvoir n’est pas sérieuse dans la mesure où sa composition et ses effectifs ne laissent aucune illusion sur ce que peut-être sa volonté de prendre en compte les aspirations du monde du travail. Dans le cas contraire, cela se serait vu depuis longtemps.
Le Figaro Économie : Que faire alors à partir de constat réaliste mais sans espoir ? Quelles revendications sont-elles susceptibles d’être prises en compte ?
Louis Viannet : Je considère que l’existence de la prochaine initiative du 20 novembre est le signe de la prise de conscience d’une intervention beaucoup plus forte du syndicalisme et du monde du travail. Nous nous retrouvons complètement dans ce que dit la CES. Assez de déclarations, des actions ! Assez de bavardages même ! Cette idée d’aller vers la recherche du plein-emploi en intégrant la revendication de la réduction du temps de travail vers les 35 heures est un élément qui peut déboucher sur un élan plus fort. Et c’est nécessaire car, mises à part les déclarations incantatoires de Santer, aucun gouvernement n’accepte même l’idée d’avoir des objectifs chiffrés en matière d’emploi. Le risque existe que ce sommet se termine sur un maquillage habile pour donner l’impression qu’effectivement la construction européenne va intégrer l’emploi dans ses objectifs.
Le Figaro Économie : Mais, au-delà des mots, quel peut-être le socle revendicatif commune entre les syndicats ? En France le dernier conflit, celui des routiers, qui avait pourtant une dimension européenne, n’a pas montré une grande solidarité syndicale.
Louis Viannet : L’histoire sociale montre que l’expression de la solidarité entre les différents secteurs d’activité lorsque se produisent des conflits ne tombe pas du ciel. Elle ne jaillira qu’au travers d’une pratique plus permanente d’actions convergentes et aussi d’une recherche d’élaboration de revendications à travers lesquelles les salariés des différents pays d’Europe se retrouvent. On n’en n’est pas là encore. Mais il ne faut pas sous-estimer que l’on a déjà eu des initiatives européennes de caractère professionnel comme celle des cheminots qui montrent que des possibilités existent. J’ajoute que la mise en œuvre des comités de groupe européens fait apparaître des bases de solidarités beaucoup plus nombreuses et plus concrètes puisqu’en fait c’est au niveau des branches industrielles et des groupes qu’elles se construisent.
Le Figaro Économie : Le syndicalisme rassemblé que vous appelez de vos vœux semble cependant avoir en France, à l’issue de ce conflit et de ses retombées, du plomb dans l’aile…
Louis Viannet : Le moindre incident ne suffit pas à briser l’élan unitaire qui s’appuie sur l’aspiration à se retrouver ensemble et voir le syndicalisme porter ensemble des revendications. Le conflit des routiers a confirmé en fait que la division syndicale profite d’abord aux employeurs. Ce mouvement a cependant montré que l’action collective pesait sur le contenu de l’issue d’un conflit. Ce n’est qu’après le démarrage de la grève que les employeurs ont cédé.
Le Figaro Économie : Cela dit, alors que le gouvernement est plus proche de vos préoccupations que le précédent, vous mangez votre chapeau sur un certain nombre de revendications, Sécurité sociale entre autres.
Louis Viannet : Je considère que c’est au syndicalisme qu’il revient de créer les conditions de la pression sociale. Il ne faut pas confondre les difficultés que peut rencontrer le syndicalisme dans la mise en mouvement des salariés et l’acceptation de mesures qui ne vous plaisent pas.
Ce que les salariés peuvent attendre d’un gouvernement de gauche, c’est que, dès lors qu’un mouvement social existe, il affirme par son positionnement une attitude différente de celle que l’on a pu connaître avec Balladur ou Juppé. C’est un fait que nous avons des dossiers lourds de désaccords avec le gouvernement, c’est le cas des privatisations. C’est un fait que nous considérons qu’en matière de protection sociale, alors qu’on avait laissé percevoir la possibilité d’une mise à plat des problème et l’organisation d’états généraux, nous nous trouvons face à des décisions prises sans concertation. Or, la situation s’aggrave dangereusement, en particulier dans les hôpitaux.
Le Figaro Économie : Mais si les gens ne bougent pas, est-ce que cela ne montre pas que vous n’êtes pas en phase avec l’opinion sur certains sujets ?
Louis Viannet : Cela ne fait que six mois que ce gouvernement est en place. Parmi les décisions prises, certaines vont dans le sens d’une recherche de la mise en œuvre de choix différents. Mais c’est vrai que sur le budget il y a des choses qui ne nous plaisent pas, notamment pour ce qui concerne le secteur public. Si nous avons obtenu certaines satisfactions sur le dispositif adopté par la conférence de l’emploi, des questions lourdes restent en suspens et justifient tous les efforts déployés pour une activité syndicale dynamique.