Interview de M. Jacques Delors, membre associé du bureau national du PS et ancien président de la Commission européenne, à France-Inter le 31 décembre 1997, sur la "décision historique" du Conseil européen d'élargir l'UE à 10 pays de l'Europe de l'Est et sur les conditions nécessaires à cet élargissement.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Conseil européen à Luxembourg les 12 et 13 décembre 1997

Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli : L’année 1998 apportera-t-elle un peu plus d’Europe, cette petite dose supplémentaire qui fera basculer notre continent vers la grande Europe, celle qui vient de s’engager dans un pari historique, l’ouverture à l’Est vers, un jour, une Europe des 30 ? L’ancien président de la Commission européenne, Jacques Delors, qui a longtemps porté l’Europe, met-il aujourd’hui plus en garde qu’il n’espère de la réussite européenne ?

Est-elle faite, l’Europe ?

J. Delors : Non, rien n’est jamais irréversible dans l’histoire. Simplement, on peut dire que l’Union européenne a consolidé, cette année, ce qu’elle voulait faire en matière d’union économique et monétaire. Le projet est devenu crédible. D’autre part, elle a pris une décision historique en élargissant l’Union aux pays qui ont été séparés de nous par un funeste décret de l’histoire – je veux parler des pays de l’Europe de l’Est et du Centre.

S. Paoli : Mais quel est le regard réel que vous portez sur cette Europe en train de se faire ? S’agit-il d’une Europe de la paix, de celle qui ne veut justement plus risquer de se retrouver dans la situation de la précédente guerre ou s’agit-il d’une Europe économique, cette Europe de presque 500 millions de consommateurs dont on commence à nous parler ?

J. Delors : Le recours de la construction européenne depuis près de 50 ans a été économique, mais sa motivation a toujours été politique : la paix. C’est la motivation la plus forte que j’ai vue auprès des grands dirigeants de l’Europe que j’ai rencontrés.

S. Paoli : C’est ce que vous dites aux jeunes : « L’Europe qu’on est en train de faire, c’est une Europe pour vous, pour que vous ne connaissiez pas tout ce que nous avons pu connaître avant » ?

J. Delors : Oui. La paix, mais au-delà de la paix, il y a la reconnaissance mutuelle entre les peuples, la compréhension, l’habitude de coopérer, de travailler ensemble, et tout cela, ce n’est pas simplement une civilisation de la paix : c’est une civilisation de la reconnaissance mutuelle, de la diversité acceptée. Si l’Europe arrive à faire ça dans les 20 ans qui viennent, ce sera un événement historique considérable.

S. Paoli : Le chantier est énorme ! On va se retrouver avec une Europe de 24-26 partenaires : est-ce qu’on a les structures ? Cette Europe-là est-elle viable telle qu’elle est organisée aujourd’hui ?

J. Delors : Nous avons parlé jusqu’à présent d’une perspective historique. Nous revenons maintenant au comment faire. L’Europe a pris deux directions qui a priori ne sont pas très cohérentes entre elles : celle de l’élargissement, d’un côté, qui implique ouverture à l’autre, des périodes de transition, peut-être des objectifs moins bien définis, moins larges : d’un autre côté, l’Union économique et monétaire qui, au contraire, est le couronnement de l’intégration économique, le couronnement de ce que nous avons fait depuis 50 ans et accéléré depuis dix ans, et en même temps, peut-être la rampe de lancement d’une Europe politique. Lorsqu’on a une monnaie unique, on ne peut pas éviter la politique, fort heureusement d’ailleurs. Donc, c’est cela la difficulté actuelle. De toute façon, l’année sera marquée par des décisions importantes : celle sur l’union économique et monétaire, qui fera partie du premier train, dans quelles conditions, le démarrage des négociations sur l’élargissement, la nécessité de gérer mieux qu’on en l’a fait jusqu’à présent la relation avec la Turquie – il faut absolument trouver une solution qui soit acceptable par tout le monde –, les relations avec la Russie et l’Ukraine, sans oublier le Sud de l’Europe. L’Europe manquerait à sa tradition, l’Europe déclinerait si elle ne remplissait pas sa vocation à la fois à l’Est et au Sud.

S. Paoli : Qui va donner l’exemple ? Il y a une réforme institutionnelle absolument nécessaire quand on arrive à une telle masse, un tel poids structurel. Qui va ouvrir la voie ? Qui va accepter de baisser sa garde, peut-être de renoncer à une forme de souveraineté nationale pour s’ouvrir à un autre mécanisme ?

J. Delors : D’ici l’an 2000, deux questions se poseront. Premièrement : quel cadre politique et institutionnel pour cette Europe à 26, demain à 30 ? Puisque cette question devra être réglée d’une manière ou d’une autre, on en reviendra au contrat de mariage, comme un vieux couple : il faudra se demander pourquoi nous vivons ensemble. C’est cela, la question historique. Est-ce que les 26 à 30 pays ont la même idée, la même affectatio societatis, comme on dit dans le droit des sociétés ? Ce sont les deux questions qui devront être posées. Peut-être qu’à l’occasion de la prochaine élection au Parlement européen, nous aurons un débat démocratique plus intense sur l’Europe que nous voulons, avec quelles structures, quelles responsabilités démocratiques, quelle participation des citoyens.

S. Paoli : Avec le temps qui passe, avez-vous le sentiment que nous nous aimons mieux, nous autres, Européens ?

J. Delors : Ah oui, c’est indiscutable. Pour moi qui ai dépassé 70 ans et qui, dans une de mes premières activités militantes et syndicales, étais chargé de parcourir l’Europe pour faire connaître aux Français les expériences européennes, je peux vous dire que le climat a absolument changé et que nos peuples se comprennent de mieux en mieux.

S. Paoli : Les jeunes ont-ils quelque chose à partager ensemble ? Y a-t-il un vrai projet européen qui soit volontiers et facilement partagé ?

J. Delors : Non, parce que les pays européens sont un peu pris dans leur matérialisme, dans leur confort, même s’ils ont des zones de pauvreté. C’est là le paradoxe. Par conséquent, ce qui menace vraiment l’Europe, c’est un déclin, un déclin qui a commencé après la guerre de 1914-1918 et que les pères de l’Europe actuelle, comme ceux qui ont bâti cette Europe, veulent enrayer, pour que l’Europe soit toujours, dans le monde, puissante et généreuse à la fois, influente. C’est cette ambition qu’il faut faire partager aux jeunes et à tous les pays de l’Europe.

S. Paoli : Ce matin, vous nous donnez en partage à la fois l’espoir et l’inquiétude : vous dites que si on ne donne pas aujourd’hui à l’Europe les moyens d’exister, de se structurer, politiquement de se modifier, elle est condamnée au déclin ?

J. Delors : Oui. Ce n’est pas du pessimisme – ou alors, c’est le pessimisme de la lucidité. Mais il faut absolument que les Européens ne regardent pas simplement le passé en croyant que la nostalgie est toujours ce qu’elle était, mais qu’ils pensent à leurs responsabilités dans le monde, au lieu de se plaindre les uns et les autres – les uns de la globalisation, les autres des États-Unis. Mais commençons par balayer devant notre porte et à fortifier notre propre maison. Après, nous léguerons aux générations qui viennent un instrument politique qui vaudra la peine d’être utilisé.

S. Paoli : L’Europe sera-t-elle un outil qui nous permettra la mise en place de structures politiques ?

J. Delors : Certainement. Le saut qualitatif va être important, psychologiquement parlant. Mais l’euro ne réussira pas s’il n’y a pas, en face de la Banque centrale indépendante – ou à côté, pour ne choquer personne –, un pouvoir politique qui détermine les grandes orientations économiques et sociales vers lesquelles les Européens veulent aller. C’est cet équilibre qui garantira le succès de l’euro.

Q. – Il y a, en Europe, un partenaire pour lequel on a un peu plus d’affection et d’histoire en commun, c’est l’Allemand. L’ouverture à l’Est ne risque-t-elle pas de donner à nouveau aux Allemands cette tentation de la mittle Europa ?

J. Delors : Au contraire ! Je pense que ce qui soucie le plus les dirigeants allemands, c’est d’être aux frontières extérieures de l’Europe ; c’est aussi de maintenir le cordon ombilical entre eux et des pays qui ont autant que nous le droit de s’appeler européens et qui ont fourni à l’Europe les éléments de grandeur, de l’art, des intellectuels et autres. Cette réunification des deux Europe est au cœur des Allemands. Cette réunification les habite plus qu’elle n’habite les Français.

S. Paoli : Cette Europe de la paix sera-t-elle une Europe contre quelque chose, par exemple contre la façade Pacifique en train de se monter, contre l’Amérique et sa vision de l’économie et du mondialisme à l’américaine ?

J. Delors : C’est une question d’expérience historique, pour lutter contre la naïveté ou la nostalgie du passé. Il n’y a pas de générosité sans puissance – donc, nous devons être puissants. La puissance sans la générosité ne laisse aucune trace dans l’Histoire et ne fait qu’aggraver les problèmes du monde. Donc, la voie est tracée : être puissant et généreux à la fois.

S. Paoli : Serez-vous comme Cincinatus, ce grand général romain qui a gagné je ne sais combien de victoires et qui s’est retiré chez lui, à la campagne ? Est-ce que ça ne vous manque pas ?

J. Delors : Je ne cultive pas mon jardin, fleurs ou légumes compris ! Je travaille, je milite pour l’Europe ; j’ai créé une fondation qui s’occupe de ces questions, qui essaie d’influencer le débat public. Je visite les chefs de Gouvernement étrangers tous les mois, du moins ceux qui me le demandent, c’est-à-dire à peu près tous. Par conséquent, je continue à travailler, simplement avec davantage de disponibilité pour la réflexion.

S. Paoli : Vous semblez assez serein.

J. Delors : Oui. Il faut accepter sa situation telle qu’elle est. On ne vit ni avec des regrets, ni avec de la nostalgie.

S. Paoli : Et l’important est que l’Europe se fasse sous vos yeux ?

J. Delors : Elle se fait, oui, mais on a construit pour ça les bases. Sans ces bases économiques, rien n’aurait été possible.