Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, sur le calendrier de l'euro, la coopération économique et monétaire européenne, l'Europe sociale et les préoccupations de croissance et d'emploi dans l'Union européenne et l'élargissement de l'Union tournée vers le social et la solidarité, Paris le 6 novembre 1997.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Colloque du CEPII intitulé "Stratégies coopératives européennes pour la croissance et l'emploi, l'Europe après l'euro", le 6 novembre 1997

Texte intégral

Monsieur le Ministre, Mesdames et Messieurs les présidents,
Mesdames, Messieurs,

Ce qui faisait suspicion, voici six mois, est désormais chose presque acquise. L’Euro se fera à la date convenue et, je l’espère, avec les partenaires voulus. Cette première réussite est importante, elle n’est cependant que partielle. La monnaie unique n’est pas encore devenue un projet politique. Encore moins un des leviers du social ! Il y a de nombreuses explications à cela et j’y viendrai, mais on omet généralement de citer quatre raisons.

a) Parce que la plupart des pays de l’Union sont gouvernés par des majorités de progrès, on s’imagine que la résultante ne peut en être que l’apparition automatique d’une politique sociale-démocrate. Or, le lien n’est pas toujours établi entre nos réalités nationales et la politique européenne.

b) Intervient aussi le calendrier du couple franco-allemand. Hier, notre partenaire semblait tétanisé par nos élections ; aujourd’hui, nous le sommes parfois par les siennes. Pas facile d’avancer dans de telles conditions.

c) Troisièmement : nous raisonnons souvent sur les conséquences de la révolution numérique avec les concepts de la révolution industrielle. L’Europe n’a pas encore assez fait émerger le langage nouveau dont nous avons besoin.

d) Enfin, l’Europe notamment dans l’hémicycle de Strasbourg ne fait pas clivage et ne produit pas débat facilement intelligible. La religion du plus petit dénominateur commun est aussi souvent celle du plus grand désintérêt des citoyens.

Pourtant l’Euro doit se faire et il doit nous aider à construire l’Europe de la croissance, de l’emploi et de la démocratie. C’est ce à quoi vous avez consacré une bonne part de vos réflexions d’aujourd’hui. Je remercie en particulier Jack Lang et Elie Cohen d’y avoir insufflé une si vigoureuse énergie.

1) Commençons par le commencement, c’est-à-dire par l’Euro. Nous avons déterminé l’an passé quatre conditions préalables. De premiers résultats sont apparus. Nous devons aller plus loin.

Nous voulions un Euro représentatif, il le sera. L’Euro ne se limitera pas à un Bénélux gouverné par l’Allemagne. L’Europe du Sud sera, normalement, à nos côtés. Dans ces conditions, la décision du Royaume-Uni de demeurer en dehors de l’union économique et monétaire au moins jusqu’en 2002, si elle peut apparaître comme un revirement par rapport à la politique précédente, n’est qu’une demi bonne nouvelle. À vrai dire même c’est une déception. Car l’opting-out reste une curiosité juridique qui tourne le dos à ce qui a fait l’Europe.

L’Euro devra, avons-nous dit, entretenir avec les autres grandes monnaies des relations équilibrées. Le risque de surévaluation de l’Euro a été confirmé par le récent relèvement des taux directeurs. La politique monétaire de l’Union devra maintenir une parité de l’Euro qui ne pénalise pas la compétitivité de nos entreprises et la création d’emplois. Nous devrons reprendre les discussions pour promouvoir un nouveau système de changes permettant de trouver un équilibre durable entre Euro, Dollar et Yen.

Autre condition un Euro de croissance. La conséquence du cumul d’une politique monétaire de l’Euro fort et d’une politique budgétaire trop restrictive, s’il devait se produire, serait prévisible : davantage de chômage.

Enfin un Euro démocratique. Pour cela un certain nombre de gestes doivent encore être consentis.

Par exemple, il est excellent que la future Banque centrale participe, avec la Commission, à certaines réunions du groupe informel des États « in ». Mais ne serait-il pas opportun que son président vienne présenter chaque année les grandes lignes de son action, non seulement devant le Parlement européen, mais devant le Conseil chargé d’adopter les grandes orientations de la politique économique ? Il y a un double dialogue à organiser : entre gouverneur et conseil européen, entre chaque État membre et son parlement national.

De même, il faut rappeler que dans aucun pays au monde, la Banque centrale ne dispose d’un pouvoir absolu. Aux États-Unis, le gouverneur de la FED a face à lui le Président, le Sénat et des statuts qui lui imposent de considérer la situation de l’emploi dans ses décisions. On peut s’inquiéter du flou qui persiste encore sur cette question au sein de l’Union.

Chacun sait que le passage à l’Euro est indissociable d’une coordination des politiques économiques des États. Ce qui est Euro, finances, monnaie, économie ne doit pas échapper au sort commit que devraient fixer les règles de l’approfondissement institutionnel.

On a évoqué le Conseil de l’Euro, ses pouvoirs ne seront réels que s’il dispose de moyens. Je ne pense pas qu’on puisse longtemps ne consentir au budget de l’Europe qu’à peine plus de 1 % du PIB des Quinze et lui refuser toute capacité stabilisatrice y compris en cas de crise. Ne serait-il pas temps, à condition que cela n’accroisse pas la pression fiscale, de reconnaître au Parlement européen le droit de lever un impôt sur la spéculation, les mouvements de capitaux fébriles et les atteintes à l’environnement ?

2) Au-delà de l’Euro, avec les préoccupations de croissance et d’emploi que vous avez abordées aujourd’hui, c’est toute la question de l’harmonisation qui est posée. Les fonds structurels d’aide aux régions, certaines directives, la Charte communautaire des droits sociaux témoignent que des avancées ont eu lieu. L’édifice reste fragile et partiel.

Car constatons : d’un côté il y a des politiques européennes qui s’imposent par le haut et à très grande vitesse, quand il s’agit de l’élargissement par exemple. De l’autre, sur le terrain social comme sur celui des institutions, on se contente de recommander « de bonnes pratiques », à vitesse lente, TGV financier et tortillard social, le choc risque d’être plutôt rude.

Nous avons su définir des critères de convergence économique. Ne devons-nous pas rechercher à présent une vraie convergence sociale ?

J’en discerne au moins trois domaines :

Le pouvoir d’achat et le niveau de vie des citoyens européens. Il ne s’agit pas d’imposer une norme unique mais d’obtenir la reconnaissance de minima sociaux.

La protection sociale et le problème des retraites. Compenser les dégâts de l’exclusion par une allocation minimum d’insertion. Veiller à l’universalité de l’accès aux soins. Ne pas aborder en front dispersé la question des retraites. Cela me paraît nécessaire.

La réduction du temps de travail et son organisation. L’objectif n’est pas d’imposer une règle indifférenciée, mais de s’accorder sur une référence valable dans le cadre d’une souplesse négociée où toutes les parties, employeurs et employés, société et individu, trouvent leur compte.

Cette nécessité répond à l’évolution même des relations sociales en Europe. Les grandes entreprises n’ont plus aujourd’hui une politique salariale ni une politique de gestion de leurs ressources humaines purement nationales. Il existe dans les trois domaines que je viens de citer une sorte de modèle social européen du futur. Il serait bon, au prochain élargissement, de les proposer aux nouveaux entrants comme condition de leur admission dans l’Union.

Mais l’Europe de l’emploi ne peut pas être uniquement résistance, préservation, défense. Elle doit proposer, convaincre. C’est ce que vous avez fait aujourd’hui. La résolution sur la croissance et l’emploi adoptée par le Conseil européen à Amsterdam et la perspective du sommet de Luxembourg ont le mérite de lancer les réflexions : attention portée aux petites entreprises, accent mis sur la formation professionnelle, adaptabilité négociée et égalité des chances entre hommes et femmes, ce sont de premières pistes. Comment ne pas être d’accord ?

Ce qui comptera surtout, ce sont les mesures concrètes. Mobiliser les ressources disponibles dans le budget communautaire ou dans les fonds de la Banque européenne d’investissement pour financer des initiatives spécifiques, programmes de formation, actions de soutien aux PME, tout cela est opportun. Il faudra pousser l’ambition plus loin. Le Lancement de grands projets peut constituer un bon stimulant. Je pense, comme l’ont dit plusieurs intervenants, aux infrastructures, aux grands réseaux, aux autoroutes de l’information, au soutien à la recherche et à l’innovation, à la diffusion des nouvelles technologies de la communication, à l’impulsion d’un vaste plan de défense de l’environnement. Je pense aussi à des projets mobilisateurs, dans le transport ferroviaire ou l’électronique de défense, qui pourraient relayer le succès d’Airbus ou d’Ariane.

Le financement de cet effort devra associer ressources publiques et privées en une « économie partenaire » qui allie capacité d’entreprise et intérêt général. Pourquoi exclure le lancement d’emprunts communautaires dont le produit serait affecté à ces investissements porteurs d’avenir ?

3) J’en viens pour finir à la dimension et aux implications politiques de la situation européenne.

Les pères fondateurs ont d’abord voulu consolider la paix. Cet objectif a été atteint. L’autre but était de rendre l’Europe prospère : sur ce point des doutes pour le moins persistent. La réalisation du marché unique n’a pas encore répondu à certaines espérances. Quant à l’union économique et monétaire, l’opinion en a jusqu’ici surtout perçu les sacrifices exigés.

Cette frustration est aggravée par la confusion qui prévaut. Coupure entre gouvernants et experts d’un côté, gouvernés de l’autre ; difficulté à distinguer ce qui est de la responsabilité de l’Union, de la Communauté, des États nationaux ; l’invocation du principe de subsidiarité ne suffit pas à régler les problèmes ; le social paraît en retard. Clarification des objectifs, du calendrier et de la méthode : telle est la démarche qui, à mon sens, s’impose si nous voulons relancer l’Europe après l’Euro.

Les objectifs d’abord. Que voulons-nous ? Une répartition nette des compétences et des responsabilités, une organisation plus simple permettant des décisions efficaces et démocratiquement contrôlées. Il faut alors redéfinir l’exécutif, le rythme et les conditions d’attribution de la présidence, les prérogatives du Conseil, ses rapports avec la Commission, la composition de celle-ci, étendre le champ des décisions à la majorité simple ou qualifiée, envisager la règle de la double majorité des peuples et des États.

L’exécutif européen doit être responsable de ses choix devant les peuples européens : il faudra donc également revoir le système parlementaire européen, unifier les modes de vote et faire des députés européens les vrais représentants de circonscriptions, repartir clairement les compétences avec les Parlements nationaux, faire en sorte qu’il y ait un réel pouvoir législatif et un vrai pouvoir de contrôle sur les décisions prises.

Le calendrier ensuite. L’Euro acquis, on ne nous parle désormais que d’élargissement. On y subordonne tout : c’est ce que fait l’agenda 2000 pour le financement et l’avenir des politiques communes. Sur la base d’un consensus assez flou, on renvoie non seulement les solutions mais même souvent les questions à plus tard. Combien coûtera l’élargissement et à qui ? Est-ce indécent de s’interroger ainsi ? Je ne le crois pas.

Car chacun sait, ou devrait savoir, qu’à Amsterdam, l’Europe non seulement n’a pas réglé tout le problème, mais s’est d’une certaine façon liée elle-même en adoptant le protocole numéro 11 qui lui donne la possibilité d’admettre cinq nouveaux membres sans avoir à résoudre son propre problème institutionnel. Alors que les nouveaux adhérents auront des droits dès la première négociation.

Soyons clairs : si je souscris aux arguments politiques en faveur de l’élargissement, je considère que ce serait rendre un mauvais service à toute l’Europe, que de se lancer tête baissée dans ce processus sans avoir sérieusement avancé sur plusieurs questions économiques, sociales, institutionnelles. Ce qui ne « marche » pas réellement à 15 ne peut pas marcher à 20 ni à 25. Une Europe affaiblie, cela ferait l’affaire de ceux qui n’attendent d’elle qu’une zone de libre-échange, régulée par le seul Euro à qui on ferait jouer un mauvais rôle. Les Quinze doivent avoir le courage de le dire aux pays candidats : pas d’élargissement aux dépens du projet européen ; pas d’élargissement sans réforme des institutions, comme y invite déjà la déclaration commune Belgique, Italie, France. Il me paraîtrait léger de conclure, sans avoir abordé cette question, la ratification d’Amsterdam.

Notre méthode, pour y parvenir, doit être pragmatique. Souvenons-nous que l’Europe a souvent progressé sur la base d’initiatives conçues en dehors du cadre strict des institutions existantes. Pourquoi le Conseil européen ne désignerait-il pas un petit groupe d’hommes et de femmes expérimentés et respectés, pour leur demander de concevoir des options, en leur donnant liberté de pensée et d’expression afin de définir un nouveau contrat politique entre les Nations ? Il y a place, j’en suis sûr, pour des propositions françaises.

Il faudra également consulter, sous une forme ou une autre, les Parlements.

Mesdames, Messieurs, un Euro responsable, une véritable Europe sociale, un sursaut démocratique et institutionnel : c’est à ce prix que le projet européen trouvera son sens et sa raison d’être. L’Europe des échanges est une réalité, l’Europe des finances est quasiment acquise ; je crois à la nécessité désormais de bâtir une véritable Europe puissance, une Europe démocratique tournée vers l’emploi et le social. À cette condition seulement, les Européens adhéreront vraiment à l’Europe, parce que nos enfants, les enfants du chômage, deviendront ceux de la solidarité, de la croissance et de l’emploi.