Texte intégral
RTL : mercredi 19 mai 1999
Q - Ce matin, vous êtes révolté ou stupéfait ? Vous avez découvert hier, que Paris était encore parfois à l'heure d'Eugène Sue ou de Zola ?
- « On sait qu'il y a de la pauvreté. Mais voir ces taudis… J'ai visité des taudis avec le Dal – le Droit au logement – dans Paris, et c'est inimaginable : cinq, huit personnes sur 9 mètres carrés et du saturnisme, des enfants, une petite fille de 7 ans sourde parce qu'elle est atteinte de saturnisme, et on ne reloge pas ces personnes alors que les décrets ont été signés ! On pourrait prendre des appartements maintenant et reloger ces personnes. Il s'agit de quelques milliers de personnes. C'est incroyable pour la cinquième puissance économique du monde d'accepter cela dans les murs de Paris. »
Q - C'est le côté gauche de D. Cohn-Bendit : la lutte contre la pauvreté, le relogement ?
- « Je ne sais si c'est de gauche. Je crois que, même quelqu'un de droite, voyant cela, serait révolté. Je ne crois pas qu'il faut être de gauche pour être révolté là-dessus. Je crois qu'il faut une directive européenne avec des minima d'habitats à ne pas dépasser. On ne peut pas passer sous ces minima. La protection animale interdirait de mettre sept chiens sur 9 mètres carrés. Donc, vous voyez, on est dans un monde complètement fou ! Je crois qu'il faut faire quelque chose ; il y a de l'urgence vraiment, une incroyable urgence à régler ces problèmes. »
Q - Il y a aussi chez vous une facette droite, en tout cas qui est vécue comme telle. Quand on parle du Kosovo, on vous voit de droite, on vous voit très militariste. Il y a chez vos camarades Verts des gens qui ne comprennent pas votre discours ?
- « Moi, je ne suis pas du tout militariste, je suis pour soutenir ce qu'on appelle maintenant le « plan Fischer » - le ministre des Affaires étrangères allemands, un Vert – de solution diplomatique et politique. Je dis simplement qu'on n'a pas le droit, en Europe, aujourd'hui, parce qu'on a construit l'Europe, de permettre que la purification ethnique gagne. C'est tout ! Ce n'est pas être militariste. La guerre n'a pas commencé il y a cinquante jours. Elle a commencé il y a dix ans. »
Q - Quand vous disiez, par exemple, qu'il fallait envisager une offensive terrestre, vous savez bien que ça déboucherait sur une boucherie militaire épouvantable ?
- « De toute façon, on a une boucherie en ce moment. Je dis simplement : « depuis dix ans, on a une boucherie ». Il y a eu 250 000 morts en Bosnie. Les opérations de nettoyage ethnique de Milosevic ont fait 250 000 morts. Je dis simplement qu'aujourd'hui on ne peut pas mettre de côté une hypothèse. Evidemment, après le début de l'intervention militaire, il faut critiquer la guerre technologique aussi. La protection humanitaire qui existe c'est pour les soldats de l'Otan. C'est impossible ! Il faut aussi penser aux populations, et donc il faut dire à Milosevic : « nous sommes prêts à ce que tu perdes la bataille du Kosovo, pour que les Kosovars rentrent, protégés ». C'est tout ! Et la solution diplomatique marchera si on montre qu'on est déterminé à ne pas perdre la bataille du Kosovo. »
Q - Quand il fait savoir par des collaborateurs que les conditions des alliés et de la Russie pourraient être acceptables pour lui, ne faut-il pas suspendre les bombardements pour lui envoyer un signal positif ?
- « De toute façon, il va y avoir une suspension des bombardements. Arrêtons de jouer sur les mots ! Tout le monde sait que dès qu'on entre dans la sphère des négociations à l'Onu pour une résolution du Conseil de sécurité, il y aura un arrêt des bombardements. Donc, oui on va suspendre les bombardements, mais il ne faut pas qu'il dise : « on verra. » Dès que les négociations commenceront vraiment, qu'il retire ses soldats du Kosovo ! Et il y a tout de suite une suspension des bombardements. Je crois qu'on arrive vers une solution diplomatique, j'en suis sûr. »
Q - Vous disiez hier soir dans un meeting : « on a les mains sales par idéal européen. » On peut servir un idéal par la guerre ?
- « Non. Mais on peut aussi, en ne faisant pas une guerre, desservir un idéal. Quand les alliés ont débarqué en Normandie, ils ont fait la guerre. Moi je suis né en 1945. J'ai été fait un mois après le débarquement en Normandie. S'il n'y avait pas eu le débarquement en Normandie, moi je ne serais jamais né. Alors, vous comprenez, aujourd'hui, s'il n'y a pas une détermination, les Kosovars ne rentreront jamais au Kosovo, jamais, jamais ! Parce que s'ils ne commencent pas à rentrer avant l'hiver, toutes les grandes histoires de déportation - staliniennes, hitlériennes, après la dernière guerre mondiale – montrent qu'il n'y a pas de retour. »
Q - Est-ce que ce n'est pas une utopie éternelle ? Après tout, les poilus de la guerre de 14 partaient pour « la der des der. » On sait qu'il y en a eu d'autres après ?
- Non, parce que, pour la première fois, ce n'est pas une guerre pour occuper un pays, c'est pour permettre à 1,5 de personnes déplacées de rentrer chez eux. Voilà ! C'est une guerre, c'est une ingérence nécessaire. J'ai dit « les mains sales », parce qu'il n'y a pas de guerre propre, il n'y a pas de guerre juste. Il y a des lots d'injustice avec la guerre. Le seul problème c'est ce que notre idéal d'une Europe multiculturelle, d'une Europe de convivialité a été bafoué en Bosnie. Sarajevo a été bombardée pendant deux ans ; chaque jour, des collines les bombes tombaient, les grenades tombaient sur les hôpitaux, sur les enfants. On a mis du temps à être révoltés. »
Q - Vous dites : « il nous faut tuer le nationalisme » Vous voulez tuer les nations avec ?
- « Non »
Q - Quelle est la différence ?
- « F. Mitterrand a dit : « le nationalisme, c'est la guerre. » Voilà ce qu'il a dit. »
Q - Mais pour vous ?
- « Moi je ne veux pas tuer les nations. Je dis que l'Europe dépasse l'idéal des nations du 19ème siècle. L'Europe c'est une souveraineté, une convivialité de plusieurs nations. C'est justement une nouvelle société européenne et c'est à cela que nous travaillons : un idéal qui monte, qui bannit la guerre à jamais dans les rapports entre Etats. Le modèle européen c'est un modèle pour les Balkans. »
Q - Que reste-t-il de part d'action pour une nation, dans votre Europe à vous ?
- « Comme il reste une part d'action pour les municipalités, pour les régions. Les nations changent aujourd'hui. Il y a des tas de problèmes que vous n'arriverez pas à résoudre au niveau national. Tout le monde le sait. N'ayons pas peur d'embraser cette communauté européenne et disons-nous franchement : « ce n'est pas la fin de la France ou de l'Allemagne, de l'Italie… », au contraire, c'est la possibilité pour la France de vivre autrement avec les autres. »
Q - Mais le sentiment d'appartenance à une nation, c'est quelque chose qui compte pour vous ou pas ?
- « Pour moi, personnellement, non. Personnellement. Moi je suis un mélange. Je suis comme A. Maalouf, cet écrivain libanais à qui on demande : « mais alors vous êtes libanais ou français » ? Il dit : « je suis un mélange. » Mais c'est personnel. Mais je comprends qu'il y a des tas de gens qui ont une appartenance à une nation. On est européen en France, en Corse ou à Bastia ou à Reims, ou où vous voulez ! On a plusieurs appartenances. Arrêtons de croire qu'on n'a qu'une appartenance. »
Q - Travaux pratiques d'actualité : la Corse. Il faut changer son statut ?
- « S'il faut changer la Constitution, changeons la Constitution pour dire qu'il y a un peuple corse, pour dédramatiser la chose. Que les Corses se sentent bien en France, voilà ! M. Rocard avait trouvé une stratégie pour la Nouvelle-Calédonie : des stratégies beaucoup plus intelligentes que la répression, pour redonner un peu de fierté aux gens, et vous verrez que les problèmes se résoudront plus facilement. »
Q - Il y a quelques jours, vous disiez : « c'est surréaliste en Corse, on ne comprend pas bien. » Vous comprenez mieux, maintenant depuis quelques jours ?
- « Là, c'est vraiment surréaliste ! On est quand même dans une situation aberrante ! Cet Etat de droit qui est dans l'illégitimité totale ! Mais justement, simplifions les choses, disons aux Corses : « oui, vous êtes un peuple corse en France. » Et puis tout ira bien. »
LE MONDE : 24 MAI 1999
Q - « C'est une drôle de campagne européenne. On dirait qu'elle n'existe pas, qu'elle est invisible.
- Ce n'est pas vrai. Dans les meetings, je suis frappé par la soif d'information et l'envie de comprendre. L'Europe a fait irruption avec les problèmes de l'Agenda 2000, la réforme de la PAC, la crise de la Commission de Bruxelles et, maintenant, la guerre du Kosovo. La difficulté, c'est que, d'un côté, on a un espace politique européen qui naît ; de l'autre, on a des candidats français qui sont des chefs de parti et qui voient les élections européennes comme un marche-pied pour se construire un destin national. L'Europe n'est qu'un prétexte pour réinvestir le débat franco-français. Voilà pourquoi cette campagne a l'air de ne pas partir. La meilleure preuve est que les principales têtes de liste n'iront pas siéger à Strasbourg.
Q - Les candidats affirment le contraire…
- Je suis frappé par l'hypocrisie d'un Alain Madelin qui m'a dit publiquement, sur France 2, qu'il serait bien sûr député à l'Assemblée nationale, maire de Redon et député au Parlement européen. C'est une insanité. Robert Hue délaissera aussi son siège. Pareil pour François Hollande : on ne peut pas être numéro un d'un parti et député européen à temps plein, ou alors on déménage le siège du PS de la rue de Solférino à la rue Wiretz, le siège du Parlement européen à Bruxelles !
Q - Vous déplorez que la campagne soit franco-française. Pourtant, à gauche, personne ne se parle et personne ne se répond.
- C'est aussi le cas à droite. A gauche, on ne débat pas parce qu'on ne veut pas mettre à nu ses contradictions. Il n'est pas possible de vouloir l'harmonisation fiscale et de soutenir – dès lors que les intérêts d'un des Quinze sont en jeu – qu'il faut conserver le principe du vote à l'unanimité, comme le PS le fait dans l'accord passé avec le petit groupe MDC. Allez expliquer à vos électeurs qu'en raison des paradis fiscaux le Luxembourg demande un vote à l'unanimité sur l'harmonisation fiscale. Le vote à l'unanimité, c'est le blocage de la construction européenne. Comment arriver à la réduction du temps de travail, comment arriver à l'Europe sociale avec un tel vote ? C'est cette attitude opaque qui rend l'Europe si étrange.
Q - Le ministre délégué aux affaires européennes, Pierre Moscovici, vient d'expliquer que « le fédéralisme n'est pas la solution » pour l'Europe. Qu'en pensez-vous ?
- C'est scandaleux ! Dans la pratique, la majorité des députés socialistes français au Parlement européen sont fédéralistes ! Dire que le PS n'est pas, aujourd'hui, fédéraliste et envoyer des députés qui le sont en majorité, c'est se rallier à Jean-Pierre Chevènement. C'est de l'opportunisme politique, car je suis persuadé que Pierre Moscovici est fédéraliste, contrairement, je crois, au premier ministre.
Q - Que vous n'avez jamais rencontré…
- C'est exact. Alors que j'ai rencontré plusieurs fois Gerhardt Schröder et, il y a quelques jours, Massimo D'Alema ! Cela fait partie d'un des mystères de cette campagne. Il fut un temps, au PS, où l'on ne prononçait pas mon nom. Je n'étais pas « le machin », mais c'était tout comme. Les socialistes ayant décidé de s'allier avec Jean-Pierre Chevènement, tout contact ne pourrait, en effet, que semer la zizanie dans leur accord de façade. C'est une ligne Maginot de protection. Jusqu'au 13 juin, il faut éviter qu'une position fédéraliste de gauche pour le renforcement des institutions communautaires, partagée par pas mal de gens à l'intérieur du PS, vienne miner cet accord électoral.
Q - Il ne semble pourtant pas que l'écart soit insurmontable entre votre conception de l'Europe et celle de Lionel Jospin ou François Hollande…
- Je ne connais pas la conception européenne de François Hollande, mais, comme il dit qu'il a la même que celle de Lionel Jospin, je le crois. François Hollande, par exemple, n'a pas de discours sur le Kosovo. Il est le reflet de Jospin. Or la politique de Lionel Jospin dans le conflit kosovar est très brouillée. Dommage, car il a une carte extraordinaire à jouer. Non pas en prenant des initiatives bilatérales, mais plutôt en utilisant leurs grand-messes européennes pour proposer une stratégie européenne sur le Kosovo : avec quatre chefs d'Etat, ils ont là une arme extraordinaire, mais ils n'en font rien. Ils restent attentistes et passifs. Or le Kosovo pose fondamentalement le problème de l'Europe. Tout le monde sait que la seule proposition valable est européenne pour définir des alternatives à la stratégie américaine. Le Kosovo fait la démonstration des erreurs du passé et montre la limite dramatique de l'Europe des nations. Derrière le Kosovo, on ne sent pas l'Europe, car la plupart des chefs d'Etat essaient de tirer leur épingle du jeu, alors qu'ils savent pertinemment qu'au niveau national ils ne peuvent rien.
Q - Quel regard portez-vous sur la France, après huit mois de campagne ?
- J'aime beaucoup cette campagne. Elle est dure, c'est vrai. Mais la France n'est pas une et indivisible. Il y a une France généreuse et une France peureuse. Ces quatre cent cinquante mille Français qui se disent, en trois jours, prêts à accepter des réfugiés kosovars, celle qui dit que l'accueil de soixante mille sans-papiers n'est pas un problème pour elle, c'est la France qui me fascine. Cette France-là n'est pas seulement une France de gauche. Cette France-là aime le dialogue. La France rigide, qui se referme ou qui agresse, celle que j'ai vue à la Hague ou celle des chasseurs, est plus difficile à approcher. »