Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, dans "L'Express" et article dans le "Financial Times" le 27 novembre 1997 (en anglais, intitulé "We're in this together"), sur les conditions de la réussite du passage à l'euro, la proposition française d'une meilleure coopération économique des pays de la future zone euro dans le respect de l'indépendance de la banque centrale européenne.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Lancement de la campagne d'information sur l'euro par le ministère de l'économie et distribution de 25 millions d'exemplaires de la brochure, "L'euro et moi", le 24 novembre 1997

Média : Emission Forum RMC L'Express - Financial Times - L'Express - Presse étrangère

Texte intégral

L'Express - 27 novembre 1997

L’Express : Vous venez de lancer une campagne nationale pour l’euro. Pourquoi ?

Dominique Strauss-Kahn : L’euro a fait l’objet jusqu’à présent de débats abstraits ou de polémiques politiques. Bientôt, il va entrer dans la vie quotidienne des Français. Il faut les y préparer, et c’est le but de cette campagne. Il y en aura d’autres d’ici au 1er janvier 1999, et entre 1999 et 2002. Je vous rappelle le calendrier au 1er janvier 1999, on passe à l’euro en tant que monnaie, mais cela concernera surtout les activités financières et les entreprises qui le souhaiteront, et pas les particuliers. Pour eux, l’euro sera tangible à partir du 1er janvier 2002 : à cette date, les pièces et les billets seront mis en circulation. Pendant six mois au maximum, l’euro et les monnaies nationales coexisteront. Puis ces dernières disparaîtront.

L’Express : Va-t-on raccourcir ce délai ?

Dominique Strauss-Kahn : Je le souhaite. Trois mois devraient suffire, sinon, on se complique la vie. Mais cela n’est pas tranché.

L’Express : Comment aider les Français à accepter ces désagréments ?

Dominique Strauss-Kahn : En leur disant qu’on est en train de réaliser quelque chose de formidable qui ne s’est jamais passé dans l’histoire de l’humanité. Nous créons une zone de quelque 300 millions d’habitants par la volonté politique et non par les bruits de bottes des armées. Nous vivons un moment historique extraordinaire.

L’Express : Vous allez probablement être le ministre de l’économie de ce moment-là. Quel sentiment cela vous procure-t-il ?

Dominique Strauss-Kahn : Je suis content, parce qu’en six mois le paysage a beaucoup changé. Les uns pensaient que ce projet s’effondrerait avant d’arriver à son terme ; les autres estimaient simplement qu’un report serait nécessaire. Plus personne ne soulève ces questions. Quand le chancelier Kohl dit que de 9 à 11 pays adopteront l’euro, c’est qu’il fait l’hypothèse que l’Italie en fera partie.

L’Express : Il existait une troisième réserve, il y a six mois : la gauche et une partie du PS n’étaient pas d’accord sur la monnaie. Cela a-t-il changé ?

Dominique Strauss-Kahn : C’est aussi l’Europe qui a changé : en cinq mois, nous l’avons remise en mouvement. Avancer sur l’emploi, la croissance, la coordination des politiques économiques, c’est autrement plus intéressant que le débat sur 3,0 % ou 3,1 % de déficit. C’était pourtant ce qui occupait l’essentiel des discussions du conseil des ministres de l’économie et des finances des Quinze jusqu’au printemps dernier…

L’Express : La brochure distribuée en France pendant cette campagne s’intitule L’Euro et moi. Celle des Allemands, L’Euro aussi fort que le mark. Les perceptions sont bien différentes !

Dominique Strauss-Kahn : Pour les allemands, le mark est l’un des symboles forts de leur identité nationale. Sa disparition leur pose un problème. Nous, les Français, avons d’autres symboles puissants de notre identité. Le franc n’en est qu’un parmi d’autres. Nous, nous avons opté pour un thème différent : « L’euro fait la force ». Lionel Jospin l’a lui-même choisi parmi plusieurs suggestions.

L’Express : Quelles sont les campagnes auxquelles nous avons échappé ?

Dominique Strauss-Kahn : L’agence de publicité nous a fait des propositions un peu dramatiques : des chefs d’entreprise qui tiraient sur des contrats avec des fusils, des gens qui sautaient sur des trampolines… Nous avons préféré une communication rassurante !

L’Express : Il y aura tout de même des difficultés d’adaptation. Laquelle vous paraît la plus importante ?

Dominique Strauss-Kahn : Il faudra s’habituer à raisonner en euros et non plus en francs. Or quelques-uns de nos compatriotes parlent encore en anciens francs !

L’Express : Les Français redoutent que les commerçants n’en profitent pour augmenter leurs prix…

Dominique Strauss-Kahn : Le double affichage des prix empêchera cela pendant un certain temps. Si un kilo d’un produit quelconque vaut 10,50 F un jour, que le commerçant augmente le prix et que ce dernier soit affiché en francs et en euros, le consommateur s’en rendra bien compte. De toute façon, le niveau des prix dépend de la concurrence. Si des commerçants étaient tentés, à la fin de la période de double affichage, d’induire leurs clients en erreur en majorant les prix, ceux-là iraient faire leurs courses ailleurs.

L’Express : Quand paiera-t-on ses impôts en euros ?

Dominique Strauss-Kahn : Pour ceux qui le souhaitent, ce sera possible dès le 1er janvier 1999. Par exemple, certaines entreprises souhaiteront payer leur TVA en euros car elles auront des flux en euros. Les entreprises pourront également rédiger leurs déclarations fiscales en euros dès 1999. Pour les particuliers, le problème est différent. Afin de ne pas créer de confusion, il vaut mieux attendre la fin de la période transitoire [le 1er janvier 2002].

L’Express : Pourriez-vous aujourd’hui exprimer votre salaire en euros ?

Dominique Strauss-Kahn : Non. Et je sais que cela va être un problème. Valéry Giscard d’Estaing [qui proposait dans l’Express du 21 novembre 1996 de fixer le taux de l’euro à 7 F] n’avait pas tort de poser la question, sauf que sa solution n’a pas de sens. Ma banque, comme d’autres, m’envoie mes relevés bancaires avec un solde indicatif en euros. Chaque fois que je découvre ce chiffre, j’ai un coup au cœur avant de m’apercevoir qu’il s’agit d’euros, et non de francs. Je me doute que le même problème se posera à tous. C’est pour cela que je souhaite que la période 1999-2002 soit mise à profit pour chacun se construise des références en euros. Les grands facturiers (EDF, La Poste, France Télécom…) vont, dès 1999, faire du double affichage pour nous aider à nous préparer. Je suis sûr que les administrations, les entreprises, les collectivités locales, les banques seront prêtes pour le 1er janvier 1999 ; mais je mesure les difficultés pour les particuliers. Nous pourrons leur faciliter la vie avec des calculettes très simples.

L’Express : Les entreprises s’inquiètent du retard pris quant à la présentation d’un texte très technique réglant, pour elles, les derniers détails du passage à l’euro… Certains affirment que vous redoutez un vote négatif des communistes sur ce sujet.

Dominique Strauss-Kahn : J’ai annoncé vingt fois que ce texte serait présenté au printemps. Il s’agit de modifier le code du commerce, pour que la tenue des comptabilités en euros soit possible dès 1999, ou encore de fixer les règles de calcul des arrondis. Il n’y aura pas de conflit au sein de la majorité sur ce sujet.

L’Express : Ne craignez-vous pas que les spéculateurs n’imposent à l’euro une sorte de bizutage ?

Dominique Strauss-Kahn : L’euro, parce que ce sera une monnaie forte assise sur 300 millions d’individus, sera internationalement reconnu. Mais il est possible que les investisseurs ne convertissent pas immédiatement leurs actifs libellés en francs ou en marks en euros. Il y aura peut-être une phase où la crédibilité externe de l’euro ne sera pas aussi forte que sa crédibilité interne. Mais cette période ne sera pas très longue. L’euro sera une monnaie aussi solide que le franc.

L’Express : Pendant la campagne des législatives, vous aviez posé quatre conditions pour vous rallier à l’euro. Deux d’entre elles (adhésion des pays d’Europe du Sud et réévaluation du dollar par rapport aux monnaies européennes) se sont réalisées spontanément. Concernant les deux autres – création d’un gouvernement économique et refus du pacte de stabilité – n’est-on pas bien loin du compte ?

Dominique Strauss-Kahn : Il s’agissait des conditions nécessaires pour que l’euro réussisse. Où en sont-elles ? La première – sur l’euro large – semble remplie. La deuxième –pas de surévaluation de l’euro – me paraît aujourd’hui satisfaite. La troisième, c’était le gouvernement économique. Cette terminologie était un peu forte, mais l’idée, légitime : face à la banque centrale, qui décide de la politique monétaire, il faut une instance qui discute avec cette banque centrale indépendante et qui coordonne les politiques économiques des pays concernés. Cela se fera au sein d’un conseil de l’euro, dont l’existence est aujourd’hui acceptée par tous ceux qui seront dans l’euro. La difficulté que nous avons, c’est de la faire accepter par ceux qui n’y seront pas [c’est-à-dire, a priori, la Grande-Bretagne, le Danemark, la Suède et la Grèce].

L’Express : Votre conseil de l’euro ne ressemble-t-il pas au conseil de stabilité de Jean Arthuis, votre prédécesseur ?

Dominique Strauss-Kahn : Cela a peu de chose à voir. Le conseil de stabilité qu’avait proposé Jean Arthuis était une instance de gestion du pacte de stabilité. Il n’y avait aucun texte à ce sujet, sinon un article commun de Theo Waigel [ministre fédéral allemand des finances] et de Jean Arthuis, dans le Herald Tribne. Les Allemands, évidemment, ne voyaient pas d’un mauvais œil le fait que le pacte de stabilité, qui était leur bébé, soit doté d’un conseil pour le gérer.

L’Express : Vous aussi, vous avez l’accord des Allemands…

Dominique Strauss-Kahn : Attendez. Moi, j’ai l’accord de 11 pays. Je suis allé les chercher les uns après les autres, et, au départ, ils étaient très loin d’être convaincus. À présent, les Allemands eux-mêmes sont encore plus demandeurs que nous. Mais je ne fais pas de procès à Jean Arthuis. À l’époque, le sujet n’était pas mûr.

L’Express : On a le sentiment que les Allemands et les Français ne donnent pas le même rôle au conseil de l’euro.

Dominique Strauss-Kahn : Je m’en tiens aux déclarations et aux textes. Je ne connais pas les arrière-pensées des uns et des autres. En tout cas, quand je vois comment mon collègue suédois bataille pour participer au conseil de l’euro, bien que la Suède refuse la monnaie unique, c’est sans doute qu’il pense qu’il s’y passera des choses intéressantes.

L’Express : Lesquelles justement ?

Dominique Strauss-Kahn : Si nous mettons notre monnaie en commun, nous devrons faire de même de notre politique économique. Ainsi, on discutera de l’évolution de la conjoncture, des mesures à prendre dans tel ou tel pays pour corriger une surchauffe ou un ralentissement, de l’harmonisation fiscale, de l’évolution des coûts salariaux, de la politique de change, etc.

L’Express : Que dire aux membres de l’union qui, n’étant pas dans l’euro, ne pourront pas assister à ce conseil ?

Dominique Strauss-Kahn : Je comprends la préoccupation des Britanniques, qui veulent faire des efforts et ne sont pas responsables de ce que les gouvernements conservateurs ont saboté le sujet pendant des années. Nous avons intérêt à les aider. J’ai donc proposé que l’on définisse un statut des pre-in [les pays qui sont sur le point d’entrer dans la monnaie unique], que l’on informerait sur les réunions du conseil.

L’Express : La quatrième condition était la remise en question du pacte de stabilité. Or vous l’avez accepté.

Dominique Strauss-Kahn. Il est vrai que – avant les élections – il est arrivé à Lionel Jospin de dire qu’il ne se sentait pas engagé par le pacte de stabilité. Or nous avons jugé, dix jours après notre arrivée au pouvoir, que nous ne pouvions pas, en refusant ce texte, provoquer à la fois une crise de cohabitation, une crise européenne et une crise de change. Mais, à Amsterdam, une dure négociation a eu lieu et nous avons obtenu gain de cause sur la coordination des politiques économiques et sur le sommet pour l’emploi. On nous a dit : cela n’aura pas de suite. On s’est trompé.

L’Express : Que peut-on attendre de concret après ce sommet pour l’emploi ?

Dominique Strauss-Kahn : D’abord, ce sommet aura lieu tous les ans en décembre, et on y examinera les plans présentés par chacun pour respecter certains objectifs quantifiables, comme l’obligation de proposer un emploi ou une formation aux jeunes et aux chômeurs de longue durée. C’est une dynamique qui s’engage.

L’Express : Quelle est la valeur de cet engagement s’il n’y a pas de sanction ?

Dominique Strauss-Kahn : La commission sera habilitée à faire des recommandations, des observations aux pays qui n’auront pas atteint leur objectif. Nous souhaitions éviter que l’Europe ne parle que de monnaie et de dérégulation. Désormais, voilà l’emploi en tête des priorités. En termes politiques, cela à une signification considérable. C’est, enfin le vrai démarrage de l’Europe sociale.