Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing, membre du bureau politique de l'UDF, à RTL le 3 décembre 1997, sur l'élargissement de l'Union européenne, la candidature de M. Trichet à la présidence de la Banque centrale européenne, la cohabitation, les 35 heures, et sur sa proposition d'un référendum concernant la réforme du code de la nationalité.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

O. Mazerolle : Vous avez, au cours du débat sur l'Europe, hier, à l'Assemblée nationale, manifesté votre inquiétude de voir les intérêts de la France se diluer dans une Europe qui piétine. Il faudra un choc psychologique en Europe ?

V. Giscard d’Estaing : Il faudrait surtout que la France fasse ce qu'elle a fait dans le passé à plusieurs reprises : c'est-à-dire qu'elle prenne la tête de la construction européenne. La construction européenne, en fait, ça a été une idée française. D'ailleurs, les noms qu'on a en tête, c'est R. Schuman, J. Monnet, etc., les gens qui ont lancé cette affaire. Et actuellement, elle piétine parce qu'on confond deux problèmes qui sont tout à fait différents, et chacun mérite d'avoir sa solution. Vous ayez le problème de ce qu'on appelle l'élargissement, c'est-à-dire d'organiser tout le continent européen. Ce qui est évidemment une grande tâche historique, c'est nouveau, et ce qui ne peut pas se faire sur le modèle de la petite Europe. Parce que ce sont des pays très différents au point de vue mode de vie, traditions culturelles, politiques etc. Donc, il y a ce premier problème. Et vous avez un deuxième problème : les pays qui avaient formé la Communauté européenne et qui voulaient aller plus loin, qu'est-ce qu'ils deviennent ? Est-ce qu'ils vont rester dans cette Europe beaucoup plus large et donc nécessairement diluée ? Ou est-ce qu'au sein de cette grande Europe ils vont continuer à faire un groupe qui va faire progresser son intégration ? Donc, nous avons deux problèmes différents. Et moi je souhaiterais que la France soit active et imaginative sur ces deux problèmes.

O. Mazerolle : Oui, justement, vous avez même parlé d'une « Europe fédérative ». Mais c'est un mot qui choque le mot « fédéral », en France.

V. Giscard d’Estaing : Ça vous choque vous, parce que je ne sais pas, vous êtes…

O. Mazerolle : Pas moi particulièrement, mais vous savez bien que c'est un mot tabou.

V. Giscard d’Estaing : Ça ne peut pas vous choquer parce que c'est un mot français, d'abord. Je vous signale que « fédéral », c'est un mot qui n'était pas le mot français. « Fédérative » c'est le mot français. C'est un mot de Montesquieu. Et dans L'esprit des lois, Montesquieu, donc deuxième moitié du XVIIIe siècle, fait l'éloge des constructions fédératives. Je dis simplement : il faut que notre Europe - c'est-à-dire l'ancienne Europe des Six devenue l'Europe des Quinze - soit capable de prendre des décisions. Actuellement, elle est incapable ou peu capable de prendre des décisions. Or pour prendre des décisions, il faut des institutions, il ne faut pas des conférences, il faut des institutions. Et c'est ce qu'on appelle l'évolution fédérative. Alors nous allons le faire avec l'euro.

O. Mazerolle : Oui et non. J'allais vous dire « oui et non » parce que le Conseil de l'euro, justement ça ne marche pas. Ce qui veut dire que la Banque centrale européenne va être instaurée sans avoir un interlocuteur politique.

V. Giscard d’Estaing : Attendez, attendez. Je dis d'abord que la Banque centrale européenne, en soi, c'est un acte fédératif. Vous savez comment s'appelle la banque centrale américaine ? Federal reserve system. Parce qu'une banque centrale, c'est par nature fédéral. Donc le vrai nom de la Banque centrale européenne, ça devrait être : « la Banque centrale fédérale européenne », c'est le vrai nom. Alors je dis simplement : il faut avancer dans cette direction, et il faut que la France le propose, que nous redevenions le pays qui alimente en idées et en projets la construction européenne.

O. Mazerolle : Sur le Conseil de l'euro, ça ne marche pas.

V. Giscard d’Estaing : Non, et avec l'euro il faut faire deux choses : il faut faire le Conseil de l'euro, il faut le faire. Il y a déjà un accord franco-allemand important et il faut continuer.

O. Mazerolle : Et si on ne le fait pas il ne faut pas faire l'euro ?

V. Giscard d’Estaing : Non il ne faut pas raisonner comme ça, il ne faut pas repartir en marche arrière. Il faut le faire, il faut tenir l'accord de nos partenaires. Et il faut faire un comité parlementaire de l'euro, c'est-à-dire une sorte de Commission des finances européenne si vous voulez, devant laquelle le président de la Banque centrale européenne viendra tous les six mois exposer la politique monétaire de la zone.

O. Mazerolle : La France, c'est-à-dire le Président de la République et le Premier ministre, ont proposé que M. Trichet soit le premier gouverneur de cette Banque centrale européenne Mais si le gouverneur est indépendant, en quoi est-ce utile qu'il soit français plutôt que hollandais, belge ?

V. Giscard d’Estaing : Il y a deux choses différentes : que nous ayons le désir qu'il soit français c'est tout à fait légitime. Parce que la Banque centrale a été installée en Allemagne, c'était la demande des Allemands qui ont beaucoup insisté, on pouvait la mettre aux Pays-Bas, on l'a mise en Allemagne. Bon. Donc le premier président ne peut pas être allemand. Et le deuxième grand pays de l'union monétaire, c'est la France. Donc il est légitime que le premier président soit français. Simplement, à mon avis, le faux pas ça consiste à la fois à en faire une espèce de condition, et surtout à désigner le Français qui doit l'être. Parce que le choix du président, c'est un choix commun, c'est l'ensemble des pays de l'euro qui doivent le décider et le désigner ensemble. Donc je pense, que dire à la fois qu'il doit être français et désigner celui qui doit l'être, c'est quelque chose qui est difficilement acceptable.

O. Mazerolle : Il faudrait seulement dire : il faut qu'il soit français ?

V. Giscard d’Estaing : Oui, dire il est normal qu'il soit français, cherchons avec nos partenaires la manière de régler le problème.

O. Mazerolle : Considérez-vous qu'après l'épisode qu'on a connu à Luxembourg - la déclaration de M. Chirac, puis la réprimande ultérieure du Premier ministre-, la cohabitation empêche la France de faire progresser l'Europe ?

V. Giscard d’Estaing : Il est clair que la cohabitation affaiblit la France. On le savait depuis le début. Il n'y a pas de structure, quelle qu'elle soit - une commune, une société, une association - qui peut être dirigée par deux personnes qui ont légitimement des vues différentes sur un certain nombre de sujets. Donc la cohabitation affaiblit la France, c'est un fait, sur le plan extérieur. Cet affaiblissement a été limité dans la première partie jusqu'ici, parce qu'il y a eu un effort visible pour présenter des thèses communes. Avec le temps, on voit s'affirmer le fait qu'il y a en effet, sur certains sujets, des différences. Et chaque fois que nous étalons nos différences en public, nous affaiblissons notre position.

O. Mazerolle : Il vaudrait mieux, donc, que cette situation cesse le plus vite possible ?

V. Giscard d’Estaing : C'est une situation qui n'est pas bonne pour le pays quand elle dure. C'est une situation de transition, la cohabitation, puisqu'elle veut dire qu'il y a un désaccord entre deux majorités en France : une majorité présidentielle et une majorité législative. C'est toujours une situation de transition. Il n'est pas bon qu'elle dure.

O. Mazerolle : Sur le temps de travail, M. Seillière, qui va sans doute devenir le président du CNPF, dit : « Je voudrais faire chuter Jospin sur les 35 heures ». Est-ce que l'opposition doit l'appuyer dans ce combat ?

V. Giscard d’Estaing : Je ne crois pas qu'il faille aller sur le terrain politique dans cette affaire. Il faut aller sur le terrain économique et social. Quelques remarques très simples : d'abord la demande des 35 heures n'est pas une demande qui fait l'objet d'une expression sociale forte. Vous n'avez pas, à l'heure actuelle, dans le pays, de gens qui se réunissent, manifestent, pour demander les 35 heures. Qu'est-ce qu'ils demandent ? Ils demandent de l'emploi, du travail. Donc, la tâche du gouvernement, des partenaires sociaux, c'est de fournir du travail aux Français qui en demandent. Pour en fournir, il faut que la France soit compétitive, parce que travailler, c'est produire et produire, c'est vendre. Donc, toutes les mesures, on doit se dire : est-ce que ça rend la France plus compétitive ou non ? Les 35 heures payées 39, ça rend la France moins compétitive. Puisque vous travaillez moins, vous gagnez plus, on peut dire autrement : vous travaillez autant et vous êtes payé plus cher. Ça rend la France moins compétitive. Alors je crois que le patronat doit le dire aux Français beaucoup plus qu'au gouvernement. Et il faut que les Français se disent : à l'heure actuelle, ce qu'il faut faire, c'est devenir plus compétitifs, ce qui veut dire qu'il ne faut pas alourdir les charges de travail, c'est le bon sens. Quand on sera dans une situation proche du plein emploi, on verra comment mieux aménager le temps de travail.

O. Mazerolle : Sur la nationalité, vous aviez envisagé la possibilité d'un référendum. Est-ce que vous diriez la même chose concernant l'immigration qui va être évoquée maintenant à l'Assemblée nationale ?

V. Giscard d’Estaing : Qu'est-ce que j'avais dit ? J'avais dit, un matin, que c'est un sujet qui concernait les Français parce que c'était le droit des Français de choisir qui est français. C'est une association : les gens qui sont français, une association des gens qui parlent la même langue, qui ont la même culture, qui vivent sur le même territoire. Bon. C'est à eux de fixer les règles d'accès dans leur association. Et j'avais dit : consultez-les ! Ils diront ce qu'ils veulent. Pourquoi avoir créé le référendum - puisqu'on a créé cette possibilité de référendum il y a un an et demi, comme vous le savez, or ça fait maintenant deux ans, en réalité - si c'est pour ne jamais s'en servir ? Et c'est un cas type. Ce qui est intéressant, c'est que les Français interrogés répondent à 75 % : « Nous estimons que c'est à nous de décider ». Et ils ont raison. C'est typiquement...

O. Mazerolle : C'est au gouvernement légitimement venu d'une majorité de décider.

V. Giscard d’Estaing : Ça dépend, parce qu'il n'y a pas de majorité unique dans un pays. Vous ayez des gens qui ont une opinion sur un sujet et puis d'autres ont une opinion sur un autre sujet, ce n’est pas nécessairement les mêmes. Et ce qui est intéressant, c'est que dans ce sondage, vous aviez également l'indication qu'il y a trois-quarts des Français qui sont contre le fait de donner automatiquement la nationalité française à des enfants étrangers. Non pas de la leur donner, mais de la donner automatiquement. Il y a toujours l'idée que l'accès à la nationalité, ça doit être un acte volontaire. C'est un choix.

O. Mazerolle : M. Chirac devrait prendre une initiative ?

V. Giscard d’Estaing : Je pense qu'il aurait pu dire que si le texte ou les textes s'éloignaient trop des conceptions qu'il jugeait bonnes pour la France, il demanderait aux Français de se prononcer.

O. Mazerolle : Il peut le dire encore maintenant ?

V. Giscard d’Estaing : C'est son affaire, je ne suis pas celui qui guide ou inspire sa conduite. Mais il a un rôle, il est le chef de l'État, le chef de la communauté française. Sur des sujets pareils, s'il pense qu'on va trop loin de ce qui lui paraît souhaitable, il peut parfaitement donner cette indication. Et d'ailleurs, le gouvernement lui-même a tenu compte, un peu, de cette affaire. Car vous avez vu que, finalement, il a écarté beaucoup d'amendements. Donc l'action de ceux qui ont dit « faites attention », a eu, sur ce point, un effet positif.