Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec RTL le 10 septembre 1999, sur l'aggravation de la situation au Timor, les pressions diplomatiques sur les autorités indonésiennes, l'attente de la décision du Conseil de sécurité de l'ONU favorable à la création d'une force d'interposition au Timor oriental, l'application du droit d'ingérence, la comparaison avec le conflit du Kosovo.

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Média : RTL

Texte intégral

Q - Les massacres continuent au Timor et les nations observent. Ca va continuer comme ça longtemps ?

- « Tous les grands pays qui se sentent révoltés, horrifiés par ce qui se passe au Timor agissent ensemble en ce moment, exercent toutes les pressions possibles sur les autorités civiles et militaires – je dis bien civiles et militaires – de l'Indonésie pour qu'elles exercent leurs responsabilités au titre de l'accord passé avec l'ONU : c'est-à-dire rétablir la sécurité à Timor avant de reprendre la procédure conduisant le Timor à l'indépendance. C'est ça que les électeurs… »

Q - Mais sans résultat !

- « Pour le moment, c'est pour ça qu'évidemment nous n'allons pas en rester là. Mais il faut savoir que ces pressions sont indispensables et pas uniquement sur le Président Habibie dont on parle tout le temps, parce qu'il faut quand même pour pouvoir agir, comprendre un peu ce qui se passe. Le Président Habibie, c'est lui qui a accepté le principe du référendum conduisant à l'indépendance. Donc on n'a pas affaire à un Président qui a tout fait pour empêcher l'accession à l'indépendance, c'est exactement l'inverse. C'est le vote pour l'indépendance qui a déclenché une sorte de réaction à « S puissance 10 » dans ce territoire, de la part des Indonésiens qui s'y sont installés depuis des années et des années, qui ne veulent pas lâcher ce qu'ils ont construit, leurs maisons, et qui, à travers des milices, ont des liens avec la partie de l'armée qui est au Timor –mais il me semble pas que ce soit la position exactement du chef d'état-major et du ministre de la Défense qui est Djakarta – qui sont en train de réagir par une politique de massacres et de terre brûlée. Donc c'est quelque chose qui est en train d'échapper à l'Indonésie. Ce n'est pas la communauté internationale contre l'Indonésie quand on regarde exactement ce qui se passe. C'est d'ailleurs ce que disent les pays qui connaissent le mieux la région, qui sont soit les pays d'Asie – comme l'Australie – soit les autres pays voisins, soit les Etats-Unis. Regardez bien ce que disent ces pays qui ont négocié cet accord, qui l'ont préparé. »

Q - Mais l'Indonésie refuse une intervention internationale.

- « Pour le moment, pour le moment, étant donné l'horreur de ce qui se passe il est clair qu'on ne va pas en rester là. »

Q - Donc qu'est-ce qu'on va faire ?

- « Eh bien on va continuer d'abord à employer tous les moyens de pression dont disposent les uns et les autres, à commencer par ceux des Etats-Unis et de l'Australie qui sont en première ligne, sur les autorités mais aussi sur l'armée. D'autre part, je peux redire ici ce que nous avons dit hier : si les conditions sont réunies pour que le droit d'ingérence tel qu'il est organisé par la charte des Nations unies – les chapitres 6 ou 7 – nous soutiendrons la création d'une force d'intervention au Timor. La France est prête à le faire, elle l'a dit. »

Q - Avec une participation française ?

- « Il reviendra, à ce moment-là, au Président de la République et au Premier ministre d'en décider. Mais à ce stade il faut être clair sur le fait que nous sommes favorables et que nous soutiendrons ça. »

Q - Mais pourquoi ne pas intervenir au Timor sans l'autorisation de l'Indonésie ? Après tout, on s'était bien passé de l'autorisation de la Serbie pour intervenir au Kosovo ?

- « Aucune crise n'est comparable. Dans l'affaire du Kosovo, ça a été précédé par des mois et des mois et des mois de travail politico-diplomatique pour arracher une solution. L'ensemble des pays voisins était favorable, l'ensemble des pays d'Europe – non seulement les Quinze mais les autres européens. D'autre part, il y avait deux résolutions du Conseil de sécurité votées au titre du chapitre 7  on l'a oublié puisqu'il y a eu la polémique Otan-Onu, vous vous rappelez ? -, qui condamnaient explicitement la Serbie et qui n'allaient pas jusqu'à donner l'ordre d'agir, mais ça n'en était pas loin. On a eu la résolution complète qu'après, à la fin, la fameuse 1 244. On était entre les deux mais on avait, disons, un peu plus de 50 % de la base légale internationale nécessaire à ça. Rien de tel aujourd'hui, rien de tel dans les textes du Conseil de sécurité. Simplement (inaudible) le référendum. »

Q - Après l'affaire du Kosovo, on avait cru comprendre que le droit d'ingérence humanitaire était devenu le principe supérieur qui régulait les affaires du monde ?

- « Ce n'est pas la guerre du Kosovo, c'est la charte des Nations unies. C'est la charte des Nations unies de 1945 qui a prévu dans son chapitre 7 cette possibilité, qui a donné des pouvoirs au Conseil de sécurité pour justement ne pas faire comme la SDN. »

Q - Est-ce que le droit d'ingérence humanitaire est la règle supérieure qui régit le monde aujourd'hui ou pas ?

- « Mais il est organisé, ce droit ! Il n'a pas simplement été donné à n'importe quel grand pays qui a le droit de faire ce qu'il veut parce qu'il a une armée plus grosse que les autres. L'affaire du droit d'ingérence est connue depuis des dizaines d'années en réalité. Il s'agit de savoir qui s'ingère, où, pour faire quoi, au nom de qui et au nom de quoi ? Eh bien c'est la charte qui répond à ça. C'est pour ça qu'aujourd'hui je vois que l'Australie, avec courage, dit qu'elle était prête à mettre – elle est à 700 kilomètres, nous, nous sommes à 13 000 kilomètres ! et même quand on est en Nouvelle-Calédonie on est à 4 500 kilomètres de Timor -, l'Australie qui est à 700 kilomètres a dit qu'elle était prête à proposer l'ossature de la force, avec 2 000 hommes, mais elle n'imagine pas une seconde le faire sans le Conseil de sécurité. »

Q - Qu'est-ce qui bloque ? Au Conseil de sécurité, il suffit qu'une nation – comme la Chine par exemple -, dise « non », et puis c'est fini, on fait rien ! On laisse les massacres se développer !

- « La Chine ne l'a pas dit puisque la Chine a dit qu'elle était prête, dans certaines conditions, à étudier la constitution d'une force. Mais à l'heure actuelle je vous répète que l'Australie – qui formerait, parce qu'elle est à côté, le coeur de la force – voudrait l'accord du Conseil de sécurité ; que les Etats-Unis qui sont extrêmement puissants dans le Pacifique – il y a d'ailleurs une réunion, aujourd'hui, Asie-Pacifique, le Président Clinton y est, il y a des conservateurs sur ce plan, il parle avec le Président chinois précisément de ce sujet, en ce moment-même -, les Etats-Unis ont dit par la bouche de leur secrétaire à la Défense qu'ils n'envisageaient pas d'autre participation que logistique et dans l'hypothèse où le Conseil de sécurité le décide. Pour le moment ça bute sur le fait que le Président indonésien, qui sans doute aurait intérêt à donner cet accord, ne peut pas parce que son pouvoir est extrêmement faible, que l'armée a depuis le début contesté l'idée du référendum qui conduisait à l'indépendance et qu'il y a une réaction en faveur des Indonésiens qui avaient été s'installer au Timor. On peut comprendre ça par analogie. Et c'est cette réaction violentissime et d'une sauvagerie atroce qui a échappé à tout contrôle d'après notre analyse, y compris celle du Président Habibie. C'est pour ça qu'on dit bien que nous sommes en train, - nous sommes en train, on n'est pas simplement en train de répondre à vos questions ou à des questions de vos confrères anglais, japonais, américains – tout le monde est en train de faire pression maintenant sur l'armée indonésienne qui, en même temps, a intérêt à garder des relations avec le reste du monde. »

Q - La France, particulièrement, est la patrie des droits de l'homme et M. Suarès, ancien président portugais qui n'est pas suspect d'être anti-français, dit : « Je ne comprends pas la prudence française. »

- « La prudence française ? de quoi ? »

Q - C'est ce que dit M. Suarès : Les Français qui ont été très actifs… »

- « Qu'est-ce que fait le Portugal de particulier ? »

Q - Je ne sais pas, mais le Portugal n'est pas la patrie des droits de l'homme.

- « Vous ne savez pas à juste titre, parce qu'on ne sait pas exactement ce que le Portugal ferait. Je vous dis que la France a déjà indiqué hier qu'elle soutiendrait la création d'une force d'interposition si le Conseil de sécurité le décidait. Donc, nous sommes parmi les plus disponibles des grands pays qui se sont exprimés sur ce plan. Mais, vous voyez bien que cela concerne d'abord l'Australie, d'abord les Etats-Unis, les pays voisins… »

Q - C'est une question de zone d'influence ? »

- « Non, ce n'est pas une question de zone d'influence, c'est une question concrète, de moyens. Vous n'avez pas interpellé l'Australie dans ces termes à propos de l'affaire du Kosovo ! Or c'est un pays qui partage les mêmes valeurs, qui est un pays démocratique, qui a la même vision que ce que doivent être les relations internationales. Vous n'avez pas eu la même réaction sur ce plan ; ni par rapport à la Nouvelle-Zélande. Là, nous sommes dans une partie de l'Asie et du Pacifique où il est normal que ces pays réagissent en premier. D'ailleurs, ils le font ! L'attitude de l'Australie, je le disais tout à l'heure, est très positive. L'Australie, parce qu'elle ne veut pas contredire les grands principes tout en les invoquant, dit qu'il faut une action qui soit autorisée par le Conseil de sécurité. Nous y sommes prêts, nous le demandons, nous faisons pression en ce sens au sein du Conseil de sécurité. »

Q - Cela va aller vite ?

- « J'espère, le plus vite possible ! Ou alors donnez-moi une autre solution, un raccourci ! Nous espérons que les autorités indonésiennes – il serait mieux que cela soit dans les minutes qui viennent que dans les vingt-quatre heures – comprennent que c'est leur intérêt, puisque jusqu'à maintenant, on a vu qu'ils n'étaient pas capables de reprendre le contrôle de la situation. Le gouvernement ne rétablit pas l'autorité sur l'armée ; l'armée ne rétablit pas son autorité sur ses éléments qui sont à Timor ; ces éléments n'arrivent pas à reprendre le contrôle des milices, etc., etc. Il faut donc repartir du point sur lequel on peut appuyer et pas simplement se redire entre nous ce que nous savons tous qui est que c'est horrible de voir la façon dont ces gens sont traités, ces massacres, ces gens chassés. C'est absolument épouvantable ! Mais sur quoi agir ? On revient à ce que je disais ! Il faut exercer une pression convergente qui débloque cette situation du pouvoir à Djakarta, si possible sans faire tomber le président Habibie, ce qui serait la conséquence d'une action mal ajustée. Je ne sais pas ce que nous aurions gagné si nous avions un chef militaire plus dur que l'actuel chef d'état-major. Donc, pression là-dessus, non seulement disponibilité au sein du Conseil de sécurité, mais pression et action au sein du Conseil de sécurité. J'avais noté que la Chine, pour une fois, n'avait pas opposé un refus radical sur l'idée de la constitution de cette force. Donc, nous en sommes là et nous travaillons, à cette minute-même, là-dessus. Je ne peux pas vous dire plus à cet instant. »