Texte intégral
Bernard Thibault : Bonsoir
Jean-Pierre Defrain : Votre présence, ici ce soir, se justifie par la semaine qui s’ouvre sur une forte connotation sociale, dominée par le débat mardi à l’Assemblée nationale sur la seconde loi sur les 35 heures. Alors vous êtes favorable aux 35 heures, mais vous souhaitez une amélioration de la loi Aubry. C’est ce que la CGT dira demain, lors d’une manifestation à Paris, où les autres grandes centrales syndicales ne participeront pas, alors qu’au même moment, le MEDEF, le patronat tiendra meeting pour dire « non » aux 35 heures. Deux manifestations, deux messages opposés. Nous évoquerons cela dans un instant. Nous reviendrons sur la politique économique et sociale du gouvernement, les mesures Jospin, sur le climat social : les journaux nationaux ne paraîtront pas demain ; les perturbations se poursuivent à La Poste, dans plusieurs bureaux parisiens ; au Havre, les dockers sont en grève ; les lycéens descendront dans la rue mercredi pour, une nouvelle fois, manifester. Ce sont quelques-uns des sujets que nous aborderons en compagnie de Patrick Jarreau du « Monde » et de Anita Hauser de LCI, en rappelant que le « Grand Jury » est retransmis en direct et simultanément sur RTL et à la télévision sur LCI, et que vous retrouverez les principaux extraits dans « Le Monde » de mardi. Donc manifestation demain Bernard Thibault, des partisans d’une loi Aubry améliorée et des anti-35 heures face aux chefs d’entreprises. La CGT sera seule puisque les autres confédérations, comme je l’ai rappelé tout à l’heure, sont divisées sur la question de la représentativité syndicale, alors Bernard Thibault, ne craignez-vous pas demain que votre message soit un peu brouillé ?
Bernard Thibault : Je ne pense pas que la CGT sera complètement seule demain à manifester, par des rassemblements dans les préfectures, par des manifestations de rue dans différentes villes de France même si, comme vous l’avez remarqué, les confédérations, au plan national, ne s’étaient pas jointes à notre proposition d’essayer de peser ensemble pour obtenir une amélioration des dispositions législatives concernant les salariés. Le texte de loi est suffisamment important puisqu’il va toucher 88 % de la population active qui est salariée, qui va être concernée par cette loi pour que l’essentiel passe sur nos divergences. Alors moi, je considère qu’il y a des moments où il faut choisir son camp. Il faut savoir prendre des initiatives et où les absents ont tort dans la mesure où, en face, vous l’avez souligné, le patronat, lui, cherche à rassembler ses troupes pour imposer une espèce renoncement à ce nouveau progrès social que devrait représenter les 35 heures sous couvert d’améliorations du projet de texte que nous connaissons, mais peut-être que nous avons l’occasion, nous y reviendrons…
Jean-Pierre Defrain : Nous reviendrons sur les détails tout à l’heure. Est-ce que cette manifestation sera pour vous l’occasion de mesurer un petit peu votre audience ?
Bernard Thibault : Notre audience mais bien au-delà. Nous ne demandons pas, et notamment dans les trente départements où des représentants syndicaux, des militants syndicaux d’autres confédérations ont fait le choix de participer avec nous à des rassemblements, tantôt de la CFDT, il y a quatorze départements où les militants de la CFDT ont décidé de venir avec nous. Il y a des départements où les militants de FO, en d’autres endroits ceux de la CFTC qui ont dit : eh bien, passons outre un certain nombre de nos différences qui sont bien réelles par ailleurs mais, à ce moment-là du débat, il faut qu’on pèse pour permettre aux salariés de se faire entendre. Donc c’est en s’appuyant sur ces différentes forces-là que nous souhaitons bien nous faire entendre sur des modifications…
Anita Hausser : Vous considérez n’avoir pas assez été entendu et, d’après vous, qu’est-ce qui manque à ce texte, la deuxième loi sur les 35 heures ?
Bernard Thibault : Il y a à peu près huit axes essentiels pour nous qui nécessitent des modifications. Il y a un premier axe qui touche aux mécanismes financiers qui semblent être retenus par le gouvernement pour le financement de cette réduction du temps de travail, autrement dit le dispositif d’allégement des cotisations patronales dans la mesure où, encore une fois malheureusement, on appuie sur le coût du travail qui serait trop élevé dans notre pays pour consentir aux patrons des allégements de cotisation à la Sécurité sociale, aux caisses de I’UNEDIC alors que nous n’avons pas fait le bilan des multiples aides financières qui sont intervenues dans le pays. Je rappelle que la puissance publique, l’État, les différentes collectivités locales ont multiplié par dix en sept ans les aides publiques, soi-disant au nom de l’emploi aux entreprises, sans qu’à aucun moment on ait fait le bilan contradictoire sur l’efficacité de ces aides. Nous contestons donc le bien-fondé d’un nouveau mécanisme qui va alléger les recettes pour l’ensemble de la protection sociale, pour l’ensemble des moyens au service de I’UNEDIC alors qu’il y a des besoins à couvrir, sans contrepartie pour l’emploi puisque ces allégements seraient acceptés sans qu’il y ait de niveau d’emploi. Il y a une tendance et plus qu’une tendance, une volonté disons, d’annualiser systématiquement le calcul du temps de travail des salariés qui ne se justifie pas. II y a un certain nombre d’activités qui sont saisonnières, qui nécessitent effectivement que le temps de travail des salariés ne soit pas systématiquement comptabilisé chaque semaine, mais de là à en faire la règle générale au détriment de la qualité de vie des salariés, d’une flexibilité plus importante uniquement au bon vouloir des employeurs, il y a là une différence de point de vue, d’appréciations sur le fond.
Jean-Pierre Defrain : La manifestation de demain est une manifestation plus pour faire pression sur Martine Aubry ou une manifestation contre le MEDEF ?
Bernard Thibault : Ah mais nous avons, nous nous sommes adressés ces dernières semaines vers l’ensemble des députés dans leur permanence et, moi, je mets au compte de ces premières mobilisations, dans les permanences de ces députés, déjà les débats qui ont animés les différents groupes !
Jean-Pierre Defrain : Vous avez réussi votre coup puisque, demain, il y a François Hollande qui va venir vous serrer la main avant la manifestation, mais c’est pas un pied de nez quand même à Robert Hue qui se pose en concurrent de la CGT en organisant quand même le 16 une manifestation ?
Bernard Thibault : Non, il n’y a pas de concurrents à la CGT. La CGT, en tant qu’organisation syndicale, essaie d’occuper les responsabilités qui sont les siennes, de dire ce qu’elle estime devoir dire dans une situation donnée face à des députés qui vont devoir adopter un texte législatif, tous les députés, notamment ceux de la majorité dont nous savons qu’ils sont plutôt favorables à la loi des 35 heures. II ne s’agit donc pas de perdre notre temps avec ceux qui ont d’ores-et-déjà adopté une position de contestation, de refus du bien-fondé de cette loi. Au gouvernement, dans sa totalité, pour faire en sorte qu’il accepte d’entendre ce qu’un certain nombre de députés vont porter. Et moi, j’ai relevé, dans tous les groupes de la majorité parlementaire, des députés qui rejoignaient nos opinions quant aux modifications qu’il fallait apporter à ce texte de loi. Alors il n’y a pas de concurrence. Il est normal, logique que les partis politiques aussi essayent d’occuper la scène et de défendre leur point de vue dans ce débat tout à fait normal ou contradictoire.
Jean-Pierre Defrain : Vous irez à la manifestation du PC le 16 ?
Bernard Thibault : Écoutez, nous avons déjà un rendez-vous que je souhaite, moi, le plus important possible du point de vue de l’engagement des salariés sur la journée de demain et la plus unitaire possible. Quels que soient les positionnements des autres confédérations, il est possible de dépasser les différences. Nous avons d’autres rendez-vous revendicatifs : vous avez cité, par exemple, dans les routiers des actions unitaires là encore qui vont essayer de s’opposer à une déréglementation du transport routier en Europe ou cette espèce de progrès consisterait…
Jean-Pierre Defrain : Nous en parlerons tout à l’heure, mais restons sur les 35 heures.
Bernard Thibault : Nous avons d’autres rendez-vous revendicatifs dans la chimie, notamment le 14 octobre. Nous allons, le 6 octobre, discuter à l’échelle européenne d’une nouvelle initiative concernant les Michelin. Initiative coordonnée et destinée à permettre aux salariés, présents dans les différents pays européens appartenant au groupe Michelin, de s’exprimer ensemble et dans l’unité. Nous avons le 23 une autre manifestation de la métallurgie…
Jean-Pierre Defrain : Donc vous n’avez pas le temps d’aller le 16 à la manif du PC ?
Patrick Jarreau : Vous ne répondez pas sur le fond à la question !
Bernard Thibault : Je vais vous répondre. Tout cela pour vous dire que nous avons déjà un certain nombre d’autres rendez-vous revendicatifs.
Patrick Jarreau : Oui, vous êtes très occupé !
Bernard Thibault : Et nous avons dit, dans ce cadre-là, que nous avions besoin de réfléchir quant à la proposition qui nous a été faite comme aux autres syndicats, aux autres associations…
Patrick Jarreau : Mais qu’est-ce qui vous gêne dans cette proposition ? Je rappelle donc : c’est Robert Hue qui, à la Fête de L’Humanité où vous étiez d’ailleurs, je crois…
Bernard Thibault : Oui, tout à fait !
Patrick Jarreau : Je ne sais pas si il en avait parlé avec vous avant, mais…
Bernard Thibault : Non, mais Robert Hue n’a pas besoin de me contacter avant de prendre une décision, tout comme je n’ai pas besoin de contacter Robert Hue avant que la CGT prenne une décision.
Patrick Jarreau : D’accord, donc il annonce en votre présence qu’il propose que le Parti communiste propose une grande manifestation pour l’emploi, contre le chômage, pour des mesures visant à retarder voire à bloquer les licenciements. Alors qu’est-ce qui peut vous retenir de participer à une manifestation comme celle-là ?
Bernard Thibault : Écoutez, je vous l’ai dit : nous avons besoin d’en discuter. Nous allons en discuter collectivement dans l’organisation jeudi. Nous avons une rencontre avec le Parti communiste français mercredi pour discuter de cette initiative. Sur les mots d’ordre qui sont proposés pour l’organisation de cette manifestation, on peut constater qu’il y a pour un certain nombre d’entre eux des mots d’ordre qui peuvent rejoindre nos préoccupations : les licenciements, la manière dont sont gérées les entreprises aujourd’hui avec un critère financier qui prend le pas sur les aspects sociaux, sur l’emploi, sur des droits supplémentaires aux salariés. Donc sur les mots d’ordre, il y a un certain nombre de points qui peuvent nous convenir et ce n’est pas parce que c’est un parti politique qui les présente et qui veut les porter que c’est fait pour nous gêner. Nous savons nous rejoindre, être accompagnés avec des forces politiques ou des mouvements associatifs…
Patrick Jarreau : Qu’est-ce qui fait que vous n’avez pas dit tout de suite, d’emblée, oui ?
Bernard Thibault : C’est que nous avons aussi à apprécier le contexte politique dans lesquelles ces initiatives peuvent se dérouler. Nous avons là un contexte qui n’est pas tout à fait banal, à savoir, pour une part des partis politiques qui composent la majorité gouvernementale, et nous avons, en tant qu’organisation syndicale, une appréciation à avoir de l’action gouvernementale avec l’ensemble de ces composantes. Autre chose est que d’attendre d’une organisation syndicale à ce qu’elle soit partie prenante d’un débat inter partis politiques qui composent une majorité gouvernementale. Pas plus que nous n’étions acteurs dans le débat concernant la composition du gouvernement, nous ne pouvons être un acteur déterminant pour ce qui est du débat qui concerne l’action des différents partis politiques qui composent une majorité gouvernementale. Même si chaque citoyen a sans doute une opinion à défendre éventuellement sur le sens à donner et sur la valeur, la plus-value que peut apporter la présence de tel ou tel parti politique.
Patrick Jarreau : Mais alors, globalement sur l’action du gouvernement, quel jugement est-ce que vous portez en ce début du mois d’octobre. Est-ce que c’est un gouvernement qui est suffisamment réformiste à vos yeux ou est-ce qu’il est au contraire trop respectueux des règles du marché ?
Bernard Thibault : Écoutez, moi, j’ai entendu, comme vous sans doute, plusieurs interventions du Premier ministre…
Patrick Jarreau : Il y en a deux essentiellement !
Anita Hausser : Et vous avez entendu une différence de ton ou est-ce que…
Bernard Thibault : À mon avis, je serais le seul à ne pas avoir entendu une différence de nature dans l’intervention du Premier ministre et, si il y en a une deuxième qui a eu autant de publicité, c’est bien parce qu’il y en a eu une première qui a suscité un peu d’émotion.
Jean-Pierre Defrain : Madame Notat a simplement considéré qu’il y avait un changement de vocabulaire par rapport à la première intervention. Et vous ?
Bernard Thibault : Moi, je pense davantage que le Premier ministre a pris conscience que son premier message était en décalage avec une opinion très répandus selon laquelle on ne pouvait pas admettre une logique de gestion d’entreprise comme celle défendue par Michelin avec l’arrogance qui est celle de Michelin à savoir. On est capable de faire des profits financiers considérables et, dans le même temps, la première mesure, c’est de vous annoncer 7 500 suppressions d’emplois dans les différentes entreprises du groupe. On ne peut pas continuer à défendre que l’économie, l’évolution de la société moderne, ce soient ce type d’annonces et ce type d’évolution. Donc le Premier ministre a enregistré le fait que sa première posture, en quelque sorte, avait quand même déstabilisé l’opinion publique et il a essayé de redresser le tir.
Jean-Pierre Defrain : Et ce deuxième tir vous convient ou vous avez encore des hésitations ?
Bernard Thibault : Déjà, je crois qu’il prend conscience que les Français attendent des hommes politiques qu’ils interviennent sur le marché de l’économie et non pas qu’ils s’affirment comme dépassés par les événements ou dépossédés de pouvoir. C’est déjà un point important. Autre chose est, effectivement, que ça s’accompagne de mesures structurantes qui soient de nature à avoir une véritable influence sur les décisions prises dans les entreprises…
Jean-Pierre Defrain : Par exemple, lesquelles ?
Bernard Thibault : On va venir sur les propositions. Moi, je ne pense pas que l’État puisse se réfugier sur une attitude d’ambulancier ou de pompier pour essayer de plaquer des pansements au fur et à mesure des blessures qui sont provoquées par la gestion financière dans les entreprises. Autrement dit que les hommes politiques en soient réduits à essayer de réduire la marginalisation d’une partie…
Anita Hausser : Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’il faut faire quoi ?
Bernard Thibault : Il faut intervenir sur le fond et ne pas uniquement intervenir sur les conséquences.
Anita Hausser : Rétablir l’autorisation administrative de licenciement ou faire une loi sur…
Bernard Thibault : Il faut permettre aux salariés d’intervenir en amont des décisions qui les concernent. Aujourd’hui, nous avons trop peu, par exemple, d’instances de représentation du personnel qui sont en place dans les entreprises. Elles sont insuffisantes déjà pour intervenir en amont des décisions. En gros, on a un droit à l’information, on a un droit à la consultation, mais on vous annonce la décision déjà prise et on vous demande ce que vous en pensez. Mais, même si un comité d’établissement exprime un refus, le refus du point de vue des salariés, on a très souvent un PDG qui maintient sa décision.
Patrick Jarreau : Bien sûr, mais est-ce qu’on peut imaginer à l’inverse une organisation syndicale à laquelle on proposerait un plan de suppression de postes, de réduction d’emplois et qui validerait ce plan ?
Bernard Thibault : Non, mais il faut déjà discuter du bien-fondé de cette décision. Lorsque vous avez…
Anita Hausser : Oui, mais si le bien-fondé existe. Ça existe parfois !
Bernard Thibault : Et vous pensez que le bien-fondé dans le cas de Michelin existe ?
Anita Hausser : On ne parle pas de Michelin. On parle d’une manière générale !
Patrick Jarreau : Laissons de côté le cas de Michelin, de manière générale, vous dites information préalable, je suppose que…
Bernard Thibault : J’ai tout un tas de cas ! Daewoo en Lorraine, par exemple. Daewoo 94 : l’État, les collectivités locales, tout le monde met la main à la poche, on décroche 450 millions de francs qu’on donne à Daewoo pour s’implanter en Lorraine sur un projet d’un milliard de francs d’investissement. C’est-à-dire que l’argent public sert pratiquement pour moitié à l’implantation de Daewoo en Lorraine et, aujourd’hui, on nous annonce la fermeture des entreprises. Panasonic : le train à fil, en Lorraine, il reste quoi ? Il reste le parc des Schtroumpfs et, aujourd’hui, on parle d’installer un Casino. Est-ce qu’on souhaite que les salariés de Lorraine aient un revenu assuré en jouant à la roulette ?
Patrick Jarreau : Monsieur Thibault, là, vous citez des exemples où il est évident que vous êtes contre les suppressions de postes ou les réductions d’emplois qui sont annoncés. Est-ce que vous imaginez des cas où vous pourriez être pour ?
Bernard Thibault : J’espère que je ne suis pas le seul à être contre ce type de mesures.
Patrick Jarreau : Oui, mais est-ce que vous imaginez des cas où vous pourriez être pour ? Autrement dit, est-ce qu’il y a des cas où vous considérez qu’une entreprise peut effectivement être amenée à réduire la voilure, à réduire l’emploi, y compris avec l’accord des organisations syndicales ?
Bernard Thibault : Moi, je refuse de me positionner uniquement en ces termes où on devrait avoir des organisations syndicales qui devraient s’accorder pour réduire l’emploi. La création d’emploi, l’objectif de plein emploi, c’est quelque chose que nous partageons et ça n’est pas parce que c’est le Premier ministre qui l’avance, que nous devrons y être opposés. Nous en avons même fait un slogan à un congrès de la CGT, il y a déjà plusieurs années. Donc moi, je préfère un Premier ministre qui se donne comme objectif de parvenir au plein emploi, plutôt que d’entendre un ministre du travail, il y a déjà quelques années, qui nous expliquait que le plein emploi, c’était fini ; il ne fallait plus y compter. Non, on doit s’inscrire dans des actions qui favorisent le plein emploi, simplement parce que la situation sociale l’exige. On est avec un taux de chômage très important, un taux de précarité très important et c’est bien par l’emploi, le travail, l’insertion qu’on peut obtenir une insertion plus importante de la société.
Jean-Pierre Defrain : Mais est-ce que le message de Monsieur Jospin est suffisamment clair et suffisamment net concernant les plans sociaux ?
Bernard Thibault : C’est pour ça que je vous indiquais qu’au-delà de la posture, ce qui était important d’apprécier, c’étaient les mesures concrètes qui allaient permettre de modifier la gestion sur le fond. Autrement dit, de faire en sorte que les critères financiers dans la gestion des entreprises ne prévalent pas au détriment des critères sociaux, comme c’est le cas aujourd’hui où on demande, dans des entreprises, d’avoir des taux de rentabilité pour les actionnaires de plus en plus importants, indépendamment des conséquences sociales. J’ai regardé différents cas dans des secteurs productifs de notre pays. Si je prends le groupe Charger, par exemple, dans la branche textile. La branche textile, 600 000 salariés, il y a quelques années ; en dix ans, on a perdu la moitié des effectifs. Moins de 290 000 aujourd’hui. Eh bien, on a un groupe Charger – qu’est-ce qu’il dit –, qui est implanté très largement dans cette branche de l’activité, il dit : moi, vous me permettez dans le textile aujourd’hui d’avoir un taux de rentabilité de 9 %. Eh bien pour moi, c’est insuffisant. À chaque fois que je mets 100 francs, je veux gagner 120 francs, je veux 20 % de taux de rentabilité. Vous vous débrouillez comme vous voulez, je veux 20 %. Si vous ne pouvez pas les faire, je ferme l’entreprise en France, quelles que soient les conséquences sociales et je vais ailleurs. Eh bien, c’est ça qu’il faut arrêter parce que l’argent public, qui sert aux entreprises ou qui sert à combler les maux de cette gestion-là, il est énorme.
Anita Hausser : Mais comment pouvez-vous empêcher une entreprise de fermer ou une entreprise de se délocaliser ?
Bernard Thibault : Eh bien, il faut qu’on arrive à injecter d’autres critères de gestion dans les entreprises que les seuls critères de rentabilité financière pour les actionnaires. C’est ça qu’il va falloir réussir à…
Jean-Pierre Defrain : Mais qui « on » ? L’État ?
Bernard Thibault : Mais la société en général…
Anita Hausser : La France peut devenir un îlot en Europe, dans le monde…
Bernard Thibault : Non, non, la France peut faire aussi qu’à l’échelle européenne, on ait des mesures d’ordre social qui soient beaucoup plus importantes qu’aujourd’hui. Il y a bien eu une volonté politique en Europe pour mettre en place le marché unique, marché unique avec une monnaie, avec un espace libre qui devait permettre le commerce. Mais on a aussi fait le choix politique de ne pas avoir, au plan social, des garanties qui permettent de préserver les acquis sociaux qui sont présents en Europe. Donc il y a un retard de ce point de vue-là. Il y a différents sommets qui sont prévus notamment sur l’emploi, il y a une charte sociale aujourd’hui adoptée par les différents États, mais qui est un texte qui n’est pas contraignant pour les différents États. En matière de monnaie, c’est contraignant ; en matière économique et financière, c’est contraignant. Au plan social, on a des recommandations que l’on demande aux États de bien vouloir accepter. Eh bien, il faut sortir de cette différence de traitement entre les questions économiques et les questions sociales. Donc les hommes politiques, qui participent au débat politique en Europe, ont aussi la possibilité d’influencer le cours des choses à l’échelle européenne.
Patrick Jarreau : Vous, vous mettez en cause les hommes politiques, mais on a entendu Lionel Jospin, le 13 septembre, dire aussi à propos de Michelin : il faudrait peut-être que les salariés se mobilisent ! Je veux dire : est-ce qu’il n’y a pas aussi une responsabilité, vous en tant que leader syndical, est-ce que vous avez le sentiment que l’activité syndicale, l’engagement syndical, la mobilisation dans ce pays, face aux problèmes que vous citez, est suffisante ?
Bernard Thibault : La décision de se mobiliser demain, elle était prise avant que le Premier ministre nous incite à se mobiliser. Dans le même temps, moi, je pense qu’une des aides qui pourraient nous être faite pour favoriser la mobilisation, ce serait, par exemple, d’éviter que les militants syndicaux, les salariés qui revendiquent dans leurs entreprises, soient trop souvent traduits devant les tribunaux comme des malfaiteurs. Je pense, par exemple, à des ouvrières chez Miris – une industrie de la chaussure, qui a été menacée et qui est toujours menacée de fermeture –, des ouvrières qui sont aujourd’hui menacées de peines de prison avec sursis parce qu’elles veulent empêcher la fermeture de leur entreprise qui, là aussi, sous la contrainte de rentabilité financière de leurs actionnaires, est censée mettre à la porte 250 à 300 personnes. Donc, il y a, en matière de droit, un certain nombre de dérives.
Nous utilisons, pour ce qui nous concerne, tous les leviers à notre disposition. Nous appelons demain les salariés à être partie prenante et sans doute que les pouvoirs publics, s’ils évitaient de traduire les militants syndicaux trop souvent aux tribunaux, ça nous aiderait amplement.
Jean-Pierre Defrain : Mais à vous écoutez là, depuis une vingtaine de minutes, cette manifestation de demain, vous irez au-delà de l’amélioration de la loi des 35 heures. Vous allez réclamer autre chose au gouvernement, non ?
Bernard Thibault : Mais parce que ce débat sur les 35 heures est complètement lié à la question l’emploi. Les dispositions qui vont être retenues ou pas, à propos des heures supplémentaires, ça va avoir une influence sur les créations d’emplois. Les dispositions qui vont être retenues à propos du temps de travail des cadres…
Jean-Pierre Defrain : À combien estimez-vous, vous parlez d’influence sur les créations d’emplois, à combien estimez-vous le nombre de créations d’emplois que pourrait engendrer cette loi sur les 35 heures ?
Bernard Thibault : C’est très difficile, je crois, pour tous les acteurs dans ce débat…
Jean-Pierre Defrain : Mais la précédente loi de Madame Aubry, Madame Aubry dit 120 000 emplois créés. Est-ce que vous les contestez ou pas ?
Bernard Thibault : Même en termes de bilan, je pense qu’il est très difficile d’établir, chiffres en mains…
Jean-Pierre Defrain : Est-ce que vous prenez, par exemple, comme certains membres du patronat, le fait que la croissance ait aussi amélioré la situation du chômage ?
Bernard Thibault : Bien évidemment mais, dans les facteurs de croissance, c’est notamment le nombre de salariés qui ont un emploi ; c’est le pouvoir d’achat des salariés qui peut être facteur de croissance, de développement, de débouchés économiques, qui peuvent permettre d’autres créations d’emplois et la création de nouvelles entreprises. On ne peut pas prétendre se développer sur un cercle restreint de gens qui seraient dans la course et un cercle de plus en plus important de personnes qui seraient hors course, hors de la société, les exclus. Donc, les dispositions concernant les 35 heures vont avoir des conditions, vont représenter des leviers tout à fait importants sur l’emploi. J’évoquais la question des cadres : si aujourd’hui on s’en tient aux dispositions…
Jean-Pierre Defrain : Donc ce sont les dindons de la farce dans cette histoire, sur les 35 heures…
Bernard Thibault : Les cadres font partie des maltraités du projet de loi.
Jean-Pierre Defrain : Et qu’est-ce que vous comptez faire pour eux ?
Bernard Thibault : Aujourd’hui, ce qui est proposé, c’est de raisonner en forfait jour. On estime que les cadres, compte-tenu de leur niveau dans les grilles hiérarchiques, doivent se faire à l’idée qu’ils ne doivent plus compter leurs heures de travail, mais on va compter le nombre de jours au travail, avec une contrainte, c’est onze heures de repos hebdomadaire. Si on pousse à l’extrême, on arrive à treize heures de travail par jour. Multiplié par le nombre de jours travaillés, les cadres pourraient éventuellement travailler à l’avenir, avec une loi sur les 35 heures, plus qu’ils ne travaillaient auparavant. C’est quand même quelque chose d’aberrant ! Or, si nous savons tous que les cadres font partie de ces catégories qui effectuent le plus grand nombre d’heures, eh bien, il faut mettre des limites avec un décompte horaire du temps de travail, pour les cadres comme pour les autres salariés, même si les modalités particulières peuvent leur être, peuvent nécessiter des négociations spécifiques, de manière à permettre de répartir le travail différemment et d’éviter la surcharge de certaines catégories, et de créer des emplois par conséquent…
Anita Hausser : L’annulation de l’accord de la SAGEM vous satisfait ?
Bernard Thibault : Écoutez, il y a des dispositions effectivement, au travers de contestations d’un certain nombre d’accords, qui se trouvent malmenées dans le projet de loi. Je pense, par exemple, au fait de considérer que la formation professionnelle, par exemple demain, devrait être acceptée par les salariés sur leur temps de loisirs. Or aujourd’hui, la formation professionnelle fait partie intégrante du temps de travail et est rémunérée comme tel. C’est quelque chose donc d’important dans les discussions à venir.
Jean-Pierre Defrain : Mais est-ce que la manifestation de demain va se solder aussi par un avertissement au gouvernement, du genre : attention, on vous fait des… on défile, on aura des revendications ; il va falloir suivre !
Bernard Thibault : Mais bien sûr que nous allons suivre et notre site Internet va permettre à l’ensemble de ceux qui veulent se…
Jean-Pierre Defrain : Je vous parle… Est-ce que vous allez lancer un avertissement au gouvernement ?
Bernard Thibault : Le gouvernement va forcément regarder ce qui va se passer demain et l’importance que les salariés attachent au débat. Je n’ose croire qu’il reste complètement insensible à ce qui va s’exprimer du côté des salariés. Du côté du MEDEF, il sait à quoi s’y attendre. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil depuis que le MEDEF a contesté…
Jean-Pierre Defrain : Attendez, et si vous étiez déçu par le résultat du débat à l’Assemblée ?
Bernard Thibault : Nous allons, c’est ce que je voulais vous dire, par le biais de notre site Internet, essayer d’informer les Français au fil des débats, jour après jour, leur donner l’évolution des discussions, des amendements apportés au texte ou pas avec nos commentaires, en leur disant : ça, nous jugeons que c’est plutôt positif ; ça, nous jugeons que c’est plutôt insuffisant ; et puis au fur et à mesure, comme nous l’avons fait pour chuter sur cette décision d’action demain, eh bien nous aviserons s’il convient, pourquoi pas, de passer à une vitesse supérieure ou à un cap supérieur.
Jean-Pierre Defrain : Précisément, ça veut dire quoi ? Vous manifestez déjà dans la rue demain !
Bernard Thibault : Ne me demandez pas de devancer l’actualité !
Anita Hausser : Par exemple, l’appel à la grève générale lancé par Arlette Laguiller au mois de septembre ?
Bernard Thibault : Oui, eh bien Arlette Laguiller fait bien de lancer des appels à la grève générale. Je ne trouve pas qu’il y ait là une grande originalité dans l’annonce !
Patrick Jarreau : Et est-ce que, pour revenir un instant sur la… Parce que, ce qui va commencer à l’Assemblée, c’est le débat sur la seconde loi. Il y a donc eu une première loi. Du point de vue de l’influence syndicale, du rôle des syndicats dans ce pays, est-ce que la première loi des 35 heures vous paraît avoir renforcé les possibilités d’intervention des syndicats dans les entreprises ?
Bernard Thibault : Écoutez, nous, nous avons salué à l’époque, en son temps, le choix politique du gouvernement qui a chuté effectivement sur le choix d’aller aux 35 heures, il a fait le choix, par contre, de le faire en deux étapes : une loi d’incitation tout d’abord, et puis ensuite, une espèce de loi « balais » qui allait devoir mettre de l’ordre après que les négociations aient eu lieu dans différentes branches. Nous avions dit aussi que la loi d’incitation ne mettait pas tout le monde à armes égales. Autrement dit, elle a permis quand même, dans un certain nombre de cas, au patronat d’obtenir gain de cause sur ce qu’il souhaitait obtenir, notamment sur des flexibilités dans l’organisation du travail que rien ne justifie. Donc nous avons eu confirmation de nos craintes, en quelque sorte. C’est en ce sens que la deuxième loi doit avoir, y compris, un effet correcteur par rapport au contenu de certaines négociations.
Patrick Jarreau : Parce que certains autres syndicats qui, y compris, ont signé les accords dont vous parlez, je pense notamment à l’accord de la métallurgie, vous reprochent aujourd’hui, en remettant en cause les règles de la représentativité acquise depuis cinquante ans, au fond, de tirer le tapis sous les pieds des autres organisations syndicales.
Bernard Thibault : Oui, non, mais là il y a une querelle…
Patrick Jarreau : Et d’affaiblir le fond syndical vis-à-vis du patronat !
Jean-Pierre Defrain : FO vous critique : ce midi, Marc Blondel a dit que vous mettiez en danger les autres syndicats !
Bernard Thibault : Oui eh bien moi, je ne pense pas qu’en proposant que toutes les organisations syndicales réunies, nous mettions nos efforts pour exercer la pression la plus forte permettant aux salariés d’obtenir gain de cause sur un certain nombre de leurs revendications. Je ne mets pas en danger qui que ce soit. Ce n’est pas ça le débat !
Patrick Jarreau : Mais vous demandez quand même qu’on revoit les règles de la représentativité !
Bernard Thibault : Nous demandons effectivement revoir les conditions qui rendent, aujourd’hui, applicable un certain nombre de négociations et d’accords d’entreprises qui sont négociés suivant des règles qui sont, je le dis, antidémocratiques. Vous parlez de l’accord de la métallurgie…
Patrick Jarreau : Oui, qui a été signé par FO…
Bernard Thibault : Comment peut-on, mais peu importe à la limite les signataires, c’est le cas qui est important. Comment peut-on prétendre qu’un accord est valable dès lors que toutes les organisations peuvent peser du même poids dans la négociation. Autrement dit, une organisation, quelle que soit son influence dans la branche, dès lors qu’elle est déclarée représentative au sens de la loi qui existe depuis 1966, rend un accord applicable. Donc nous, nous demandons l’application de deux règles simples et qui me semble respecter les principes de base de démocratie. La première de ces conditions, ce serait que, pour qu’un accord soit applicable, concernant l’organisation du temps de travail des salariés, c’est-à-dire quelque chose d’essentiel pour la vie des salariés, soit c’est approuvé par des organisations syndicales qui représentent une majorité des salariés mesurée aux élections professionnelles, et en cela l’accord est directement applicable ; soit, si ça n’est que des organisations syndicales minoritaires qui approuvent les propositions patronales, c’est leur droit, je ne leur conteste pas ce droit, je demande simplement à ce que ça soit complété par un accord des salariés de l’entreprise concernée, donc de vérifier que ça correspond à l’opinion de la majorité. Imaginons l’inverse, imaginons que la CGT, elle, conteste que les salariés puissent donner leur opinion. Qu’est-ce qu’on dirait ? Que la CGT veut imposer son point de vue ! Que, par dogmatisme, elle penserait ce qui est bon, ce qui n’est pas bon à la place des salariés. Nous demandons simplement l’application d’une règle de démocratie élémentaire dans les négociations sociales.
Jean-Pierre Defrain : On reste sur les 35 heures, Bernard Thibault. Que pensez-vous du rejet par Martine Aubry de l’idée d’un SMIC mensuel pour résoudre les difficultés du passage aux 35 heures ?
Bernard Thibault : Écoutez, ça découle aussi du choix fait de procéder à une réduction du temps de travail en deux étapes, entre les entreprises de plus de 20 salariés et de moins de 20 salariés, et du fait de ne pas, pour éviter la baisse du pouvoir d’achat des salariés, de ne pas faire le choix d’une réévaluation du taux horaire du SMIC. Donc, on arrive à un mécanisme très compliqué, avec une prime compensatrice pour essayer de faire en sorte que les gens ne perdent pas sur leur feuille de paie bien que, au fur et à mesure, ceux qui sont au SMIC, vont se payer la réduction du temps de travail puisque, dès lors qu’il y aura une revalorisation du SMIC, cela ne jouera que sur une partie de leur rémunération. Il y a là un point important de différence d’approche entre nous.
Jean-Pierre Defrain : Et que pensez-vous faire ?
Bernard Thibault : Ça fait partie des sujets.
Jean-Pierre Defrain : C’est une globalité tout cela ?
Bernard Thibault : C’est la raison… C’est une des raisons qui nous amène, avec celle que nous avons déjà évoquée et d’autres, à nous mobiliser demain pour dire là-dessus : il faut changer. Le premier texte que vous avez proposé, il ne convient pas. Et le fait que nous ayons déjà entendu des députés dire : « Oui, oui, sans doute que vous n’avez pas complètement tort. Il va falloir qu’on se penche sur le débat ». Eh bien, nous attendons qu’au-delà de la discussion, ce qui soit adopté, soit conforme à nos attentes.
Patrick Jarreau : Alors, vous avez dit que vous contestiez le mode de financement évoqué pour le passage aux 35 heures, c’est-à-dire l’abaissement des charges sociales qui va quand même être financé, en partie, par une taxe sur les bénéfices des entreprises qui font plus de 50 millions de chiffres d’affaires et par une écotaxe. Alors, est-ce que ça vous convient ou est-ce que vous le critiquez aussi ?
Bernard Thibault : Oui, mais mettons-nous dans la posture de Michelin. Alors, Michelin fait des bénéfices. Alors Michelin n’est pas encore aux 35 heures. Au passage, ça sera peut-être un moyen pour permettre aux salariés de Michelin d’avoir des charges de travail et des cadences un peu plus allégées, mais serait susceptible, dans le mécanisme pourquoi pas, d’être exonéré de cotisations sociales. On a le cas type applicable si on s’en tient au texte de loi proposé. Alors nous, nous sommes plutôt demandeurs d’une réforme du mode de calcul des cotisations patronales. Nous sommes dans un système effectivement où, aujourd’hui, un patron, plus il a d’employés ou plus il augmente ses employés, plus il paye de cotisations sociales. Alors ça, c’était sans doute un système qui était plus ou moins valable à une période où le taux d’utilisation de la main-d’œuvre pouvait expliquer les richesses produites et les bénéfices, les profits réalisés par une entreprise. Mais, aujourd’hui, on est dans un système productif qui est bien différent. On peut être dans une activité qui utilise peu de main-d’œuvre et qui peut avoir des taux de profits considérables. Nous sommes donc, pour ce qui nous concerne nous, demandeurs d’une modification du mode de calcul qui permette de se caler sur la valeur ajoutée produite par les entreprises.
Anita Hausser : Des charges sociales plus élevées pour les hauts salaires ?
Bernard Thibault : Des charges plus élevées pour les secteurs d’activités à forts taux de profit et des cotisations sociales moins élevées dans ceux qui favorisent les créations d’emplois et dans les secteurs à fort taux d’utilisation de main-d’œuvre. Ce serait le bon moyen de faire de l’emploi, la variable d’ajustement, mais au sens positif.
Patrick Jarreau : Mais ce qu’on vous reproche à ce moment-là, évidemment, c’est de vouloir pénaliser les entreprises qui sont un peu les entreprises leader ou celles qui sont dans des secteurs de pointe exposés et de vouloir leur faire payer, à elles, la charge des entreprises qui, étant des entreprises utilisant davantage de main-d’œuvre, sont des secteurs plutôt anciens.
Bernard Thibault : Qu’est-ce qu’on appelle une entreprise leader ? Est-ce que c’est une entreprise qui redistribue la plus grosse manne financière à ses actionnaires ? Ou est-ce que l’entreprise leader, c’est celle qui participe le plus à la création d’emplois pour lutter contre l’exclusion, la marginalité, comme je l’évoquais tout à l’heure. Alors, je sais qu’il y a beaucoup de publicitaires du système actuel. Entre autres, les grands patrons et les quelques cadres dirigeants qui ne manquent pas une occasion de nous expliquer que le système actuel est un bon système, et surtout qu’il n’y a pas moyen d’en sortir. Mais, il faut savoir que ces gens-là sont intéressés à l’affaire. Beaucoup ont remarqué, par exemple, les sommes considérables que Monsieur Jaffre avait pu bénéficier à sa sortie de Elf. Alors, voilà quelqu’un qui est PDG de Elf, qui met une région entière en révolution en annonçant 2 000 suppressions d’emplois dans la filière, toujours avec cette recherche de résultats financiers de plus en plus importants et, au départ, Monsieur Jaffre touche d’une part une prime dite de départ 70 millions de francs et 230 millions de francs de stock-options. Alors ça, c’est un peu mon coup de colère car, parce que tout ça, ça fait 300 millions de francs. Alors, 300 millions de francs pour quelqu’un qui quitte l’entreprise, c’est faramineux, mais on a du mal à se rendre compte précisément, ce que ça veut dire. Alors moi, j’ai fait un petit calcul et, sauf erreur mathématique de ma part, ça veut dire, pour un Smicard, qu’il faudrait travailler 3 600 ans pour arriver à la même somme. Alors, je comprends qu’il y ait des gens qui soient des défenseurs du système dès lors qu’ils ont des ressources de ce niveau-là. Moi, je le redis, ça me met en colère et ce que j’attends du ministre de l’économie, ça n’est non pas que ce système soit de plus en plus répandu, mais qu’on y mette bon ordre, parce que je trouve tout à fait inacceptable que ça soit possible.
Anita Hausser : Qu’on le généralise à tous les salariés ?
Bernard Thibault : Alors là, je ne me fais aucune illusion.
Anita Hausser : Non, je ne parle pas des 300 millions.
Bernard Thibault : Oui, mais ce que vous suggérez, c’est quand même osé.
Anita Hausser : Pas tout à fait. Je suggère qu’on puisse généraliser l’actionnariat d’entreprise.
Bernard Thibault : Oui, mais voilà, mais je veux sur le sujet essayer de lever quelques illusions, si illusions il y a en la matière. Je parlais d’Elf. II y a l’actionnariat salarié chez Elf et, au moment d’envoyer les lettres de licenciement, on ne fait pas le distinguo entre ceux qui sont actionnaires de l’entreprise pour une part ou ceux qui ne le sont pas. Alors cette théorie que j’entends bien qui consiste à dire : « La manière, en tant que salarié, pour intervenir sur les décisions de l’entreprise, c’est que vous deveniez, pour partie, propriétaire du capital de votre entreprise ». Alors, si on pousse cette logique à son terme, pour pouvoir avoir quelques chances d’influencer fondamentalement la gestion de l’entreprise, il faudrait être propriétaire d’une partie du capital très importante. Or là, je pense qu’il y a au moins une certaine catégorie de personnels qui sont dans l’incapacité financière de se doter d’actions dans des proportions suffisamment importantes pour avoir quelques chances de peser sur les décisions. Donc moi, je ne suis pas pour confondre les genres et tomber dans un mécanisme, par exemple, qui demanderait à des salariés d’accepter d’avoir des revenus de leurs actions, des revenus financiers si on reste dans la logique, en fermant les yeux sur les conséquences sur le voisin, les licenciements de l’équipe voisine par exemple. Par contre, je suis pour revendiquer des droits nouveaux pour les salariés afin qu’ils interviennent en amont des décisions. Moi, je me demande, par exemple, s’il n’est pas temps de permettre à ce que les salariés soient représentés dans les conseils d’administration des entreprises.
Jean-Pierre Defrain : Venons toujours sur un terrain, celui des fruits de la croissance, puisque la croissance est revenue. Le chômage a baissé même si, au mois d’août, il y a une légère augmentation. Je suppose que vous estimez que les fruits de la croissance ne sont pas bien répartis. Or, le gouvernement, pour le moment, n’envisage pas d’augmenter, ou en tout cas, les indemnités de chômage, les retraites, les salaires. Qu’est-ce que vous comptez faire sur ce terrain ?
Bernard Thibault : Écoutez, ça fait partie du débat actuel et, là aussi, les députés, au moment d’examiner les projets de budget de l’État pour l’année prochaine, vont devoir se prononcer. Moi, je pense qu’il y a déjà un certain nombre d’interrogations qui devraient trouver une réponse immédiate. Je pense à ceux qui sont les plus démunis dans notre société aujourd’hui. Et s’interroger sans fin sur la manière de pouvoir répartir des gains un peu plus importants que prévu, de l’État, entre parenthèses. Vous avez remarqué sans doute que les gains supplémentaires qu’a reçus l’État, comparés à ses prévisions, c’est parce que le taux de profit des entreprises avait progressé de manière plus importante que ce qu’il avait prévu. C’est de là que viennent les recettes supplémentaires. C’est l’impôt sur les sociétés. Ce qui montre, encore une fois, que l’arrogance, développée demain par le MEDEF sur ces revendications, est quand même un peu mal venue, je crois. Donc, s’interroger sur la manière de le redistribuer. Moi, je crois qu’il y a tout une série de lignes d’actions évidentes. Je pense aux chômeurs ; je pense à ceux qui sont démunis. Les chômeurs, au passage : quatre chômeurs sur dix, uniquement, touchent des indemnités d’allocation chômage, aujourd’hui. Contrairement à ce que l’on croit, la masse des chômeurs n’a pas les moyens, qui leur sont redistribués, pour faire en sorte qu’ils ne sont pas exclus. Alors, on a dû décider d’autres mesures, comme la couverture maladie universelle, comme le RMI. Eh bien, c’est l’attitude un peu de l’État pompier qui essaye… Il faut mieux ça, que de ne rien faire. C’est pas ce que je veux dire. Mais on ne peut pas uniquement se satisfaire de décisions politiques qui essayent bon an, mal an, encore une fois, de combler les blessures provoquées par une gestion plus fondamentalement perverse.
Patrick Jarreau: Alors, le gouvernement va se saisir cette semaine aussi du projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Donc, c’est un projet qui promet un retour à l’équilibre et peut-être même de dégager des bénéfices pour l’année prochaine ; qui s’accompagne de décisions, de discussions avec les différentes professions de santé, visant à réduire, à contrôler davantage les professions de santé. Est-ce que ce résultat, d’une part, et ces orientations, d’autre part, vous conviennent ?
Bernard Thibault : Écoutez, sur la Sécu, on est obligé de faire un parallèle sur notre échange sur l’emploi ou sur les exonérations de cotisations patronales que j’évoquais tout à l’heure, parce que l’un des motifs qui nous fait contester le texte de loi à propos des exonérations de cotisations patronales, c’est qu’on va nous dire dans une discussion ultérieure : « On a plus assez d’argent pour subvenir aux besoins de santé dans notre pays. Donc il va falloir discuter des économies à faire ». C’est ça une des premières conséquences. Comme le fait d’exonérer, ça a aussi des conséquences sur le financement des retraites de demain. Et on va nous suggérer, dans une autre discussion, de se mettre autour d’une table pour savoir ce que nous serions prêts à accepter comme effort, sur les retraites, compte tenu des allégements qu’on a accordé aux employeurs. Donc, on est très directement dans le débat sur les 35 heures, aussi lié aux questions comme le financement de la protection sociale. Nous, nous considérons que la Sécu ne souffre pas de trop de dépenses, mais de pas assez de recettes. Donc le besoin de reformer des cotisations patronales avec une autre assiette que celle qui existe aujourd’hui, ce que j’évoquais tout à l’heure, faire en sorte que les richesses produites soient davantage la référence plutôt que l’utilisation de la main-d’œuvre. Il y a besoin de débattre plutôt de la politique de santé que de la politique budgétaire. Je ne veux pas dire par là que nous sommes indifférents à la manière dont les sommes financières sont orientées pour permettre aux Français d’accéder à un système de soins qui soit géré tout à fait convenablement. Comme tout fond public, nous sommes pour qu’il y ait les instruments de contrôle, de régulation, qui permettent de vérifier que l’argent public n’est pas dépensé n’importe comment. Mais aujourd’hui, nous sommes avec, encore une fois, des gens qui ne se soignent pas, comme ils devraient pouvoir se soigner.
Anita Hausser : Et la CMU ne changera rien ?
Bernard Thibault : La CMU participe à essayer de rendre des citoyens accédant à des moyens de santé qui leur étaient privés auparavant. Donc, de ce point de vue-là, il n’y a aucune ambiguïté de notre point de vue. On ne peut pas, à la fois constater qu’il y a une grande masse de personnes qui restent marginalisés dans notre société, on ne peut constater qu’il y a un vieillissement de la population ou une espérance de vie qui va croissant, ce qui est plutôt une bonne chose. Parfois, j’entends dire qu’on aurait à regretter qu’on puisse vivre demain un peu plus vieux que ça n’était le cas au début du siècle. Ce n’est quand même pas un drame. Mais tout ça, ça s’accompagne forcément de besoins de santé supplémentaires. II faut donc s’attendre à ce que, logiquement et normalement, les moyens financiers consacrés à la santé soient de plus en plus importants. Mais en plus, je pense qu’on est dans un pays qui doit pouvoir consacrer des sommes plus importantes à ces moyens de santé, avec une politique de santé qui doit être débattue, ce qui n’est pas tout à fait le cas aujourd’hui. Alors, j’ai cru comprendre, ces derniers jours, que Martine Aubry, dans le premier semestre de l’année prochaine, était peut-être disposée à ouvrir un débat d’une autre nature que le seul débat comptable. Eh bien, j’espère qu’enfin nous aurons cette discussion-là.
Anita Hausser : Je voudrais vous poser une question sur les retraites. Il y a un rapport sur les retraites qui est sorti cette semaine.
Bernard Thibault : Un de plus ?
Anita Hausser : Oui, mais qui n’est pas tellement un rapport chiffré, mais qui préconise la retraite choisie, la date choisie, c’est-à-dire un départ progressif. Est-ce que l’idée vous paraît totalement inconcevable ?
Bernard Thibault : Écoutez, nous avons une petite information au passage, si vous permettez. Nous avons fait une enquête d’opinion par un institut, auprès des salariés, sur leurs attentes à l’égard des syndicats en cette rentrée. Mais, la nouveauté, cette année, c’est qu’après la défense de l’emploi, première préoccupation, première attente à l’égard des syndicats de notre pays, le deuxième sujet de préoccupation, c’est les retraites où ils demandent aux syndicats d’être vigilants, d’être actifs sur la défense des retraites. Donc ça, ça nous renvoie et ça ne fait que confirmer que le sujet est plus que très sensible et je pense, j’espère que le gouvernement reste persuadé que le sujet est suffisamment sensible pour faire attention à ce qui sera décidé en la matière. La question que vous posez n’est pas une question taboue pour nous. Est-ce qu’à l’avenir, il faut s’en remettre à une date butoir, en quelque sorte, pour être retraité demain ? On est prêt à affronter ce débat et le faire, y compris avec les salariés, en regardant si, dans certains secteurs, il est forcément obligatoire d’avoir recours à la retraite à une date fixe. Mais ça n’est pas tellement en ces termes-là que le débat nous est proposé, jusqu’à présent. On a un problème de financement des retraites à l’avenir, nous ne le contestons pas. Et c’est là-dessus qu’il faut intervenir. C’est pour ça que j’en reviens, encore une fois, parce que c’est une question de fond, que ce qui sera fait, en terme d’allégements des cotisations du côté des employeurs, aura des conséquences sur le financement des retraites de demain. Nous avons donc besoin d’agir sur le levier emploi, sur le levier réforme du mode des cotisations pour les retraites. Nous avons besoin de garantir un autre niveau de retraite que celui qui va être pratiqué si rien n’est fait, parce qu’on ne dit pas trop, c’est que, si on laisse en l’état les dispositions Balladur, qui ont consisté à allonger la durée de cotisations pour le régime général, dans le privé, à long terme, c’est-à-dire que ça n’est pas immédiatement mesurable par les intéressés, mais quand on va se réveiller d’ici vingt ans ou trente ans et qu’on va voir ce qu’il y a au bas de la feuille de retraite, c’est une diminution de l’ordre de 30 à 35 % du niveau des retraites. Alors que nous, nous souhaitons parvenir à ce qu’on appelle un taux de recouvrement, c’est-à-dire un niveau de retraite de l’ordre de 75 % du salaire de départ. Il y a donc un problème de financement. Nous sommes pour en discuter. Nous ne sommes pas de ceux qui considèrent qu’il n’y a pas de problème, mais hors des sentiers que nous l’on nous a tracé ces derniers temps.
Patrick Jarreau : Mais quand vous dites que la date fixe, l’âge fixe de départ à la retraite, qui est de soixante ans actuellement, vous paraît être une question sur laquelle on peut discuter, cela veut dire que, pour vous, on peut en discuter dans les deux sens. On peut partir plus tôt, mais on pourrait aussi partir plus tard.
Bernard Thibault : Mais bien sûr qu’on pourrait partir plus tôt.
Patrick Jarreau : Non, plus tard.
Bernard Thibault : Tout ça, ça nécessite d’être négocié. Et si des salariés peuvent le choisir en connaissance du montant de la retraite qu’ils auront, et non pas subi, c’est différent. Et si je fais un parallèle avec ce qui se fait sur le temps partiel, où a venté le temps partiel qui allait permettre aux uns et aux autres de pouvoir bénéficier d’un peu de temps libre, etc. Aujourd’hui, c’est du temps partiel subi, contraint. Ça n’est pas du temps partiel choisi et ce sont, en particulier, les femmes qui en sont les premières victimes puisque plus de trois millions de contrats de travail précaires touchent les femmes. Donc, sur la retraite, c’est pareil. Il faut assurer une retraite minimum, pensons-nous à 75 %. Il faut permettre au secteur qui le nécessite de pouvoir, pourquoi pas, anticiper sur l’âge de départ en retraite sur des travaux particulièrement pénibles. Ce sont les employeurs eux-mêmes aujourd’hui qui demandent à l’État de mettre la main à la poche pour faire partir des salariés qui ne peuvent plus suivre les cadences. Et on veut les faire partir à 55, 56, 57 ans. Donc, je ne crois pas à une discussion qui expliquerait à des salariés de l’automobile, demain, qu’il faudra partir à 70 ans.
Patrick Jarreau : D’accord. Mais dans d’autres secteurs ?
Bernard Thibault : Or, ce qui va se produire, si on ne change rien, c’est que des jeunes qui trouvent un emploi aujourd’hui de plus en plus près de l’âge de 24 ans – entre 23 et 24 ans la moyenne où on trouve un emploi aujourd’hui –, à qui on demande de cotiser quarante années, ça donne quel âge d’accès à la retraite ? Alors moi, je pose une question : est-ce que la société moderne de demain, que l’on prépare, c’est effectivement une société où on sera en retraite vers 70 ans ?
Jean-Pierre Defrain : Autre sujet, Bernard Thibault et d’actualité, puisque les routiers vont manifester mardi prochain et, à chaque fois que les routiers manifestent, ça fait beaucoup de bruit dans le pays. Alors, là cette fois-ci, c’est contre la décision de Bruxelles. Enfin, un projet de Bruxelles d’harmoniser la circulation et notamment de rouler le week-end. Estimez-vous, alors la France est hostile, est-ce que la France est en mesure de faire capoter ce projet ?
Bernard Thibault : Écoutez, la France, comme d’autres pays dans le débat européen compte et la France est un partenaire essentiel dans le débat européen. Il est donc important que le gouvernement français émette un avis défavorable par rapport à cette volonté de la Commission européenne de Bruxelles qui, comme vous l’évoquiez, au titre d’une libre circulation et d’une libre concurrence qui devrait exister entre les différentes entreprises de transport routiers
Jean-Pierre Defrain : C’est le mot harmonisation qui est…
Bernard Thibault : Oui, on parle d’harmonisation. C’est une harmonisation sociale par le bas. C’est-à-dire qu’il faudrait accepter, en France, que les camions, les poids lourds puissent circuler le samedi, le dimanche et la nuit des week-ends. Alors, moi ça n’est pas uniquement parce que je suis d’origine cheminote que je considère qu’il y a un trafic trop important qui est fait aujourd’hui par la route, mais ça ne ferait qu’accélérer le dumping social, alors qu’il y a tout un tas de paramètres qui justifieraient au contraire d’alléger le trafic international effectué par la route qui, là aussi, est pour beaucoup assumé par la collectivité, par le contribuable. Parce que les autoroutes qu’il faut reconstruire, parce qu’il y a beaucoup de camions, les tunnels qu’il faut moderniser, parce qu’il y a une explosion du trafic routier, c’est bien le contribuable qui le paye même si les entreprises de transports routiers qui font travailler leur chauffeur parfois – ça n’a pas fondamentalement changé, même si les conflits, les actions qu’ont menée les chauffeurs routiers avaient mis ça en évidence – continuent de faire travailler certains chauffeurs des 43, 44, 45, 46 heures, au point que certains accidents…
Jean-Pierre Defrain : Qu’attendez-vous du gouvernement français alors ?
Bernard Thibault : Eh bien, qu’il tienne bon. Qu’il tienne bon et je pense que l’opinion publique européenne est tout à fait intéressée à ce qu’on ait une autre approche du transport en Europe, qui fasse que les différents modes de transports soient approchés dans une complémentarité et non pas dans une mise en concurrence au point d’accepter cette explosion du trafic routier et au détriment des conditions sociales des chauffeurs routiers européens. Et ça ne sera pas d’ailleurs la première fois que dans l’unité, là aussi, les chauffeurs routiers des différents pays vont essayer d’exprimer leur point de vue.
Patrick Jarreau : Alors on a vu cet été, Monsieur Thibault, une mobilisation paysanne, qui avait plusieurs aspects, mais dont l’un au moins autour de la Confédération paysanne, visait à critiquer les règles commerciales, voudrait imposer lors des négociations AMC du mois de novembre. Est-ce que la CGT est intéressée par ce que propose la Confédération paysanne et d’autres, c’est-à-dire une sorte de formation d’un front qui défendrait à la fois des règles commerciales moins rigides en faveur des États-Unis, mais aussi une autre conception de l’agriculture, une autre conception de la production générale et une critique au fond écologique d’un certain nombre de normes de productions actuelles ?
Bernard Thibault : Écoutez, ça n’est pas uniquement le positionnement à l’égard des États-Unis, l’objet de la future négociation sur les règles commerciales internationales, négociation qui va s’ouvrir prochainement aux États-Unis en l’occurrence. Bien sûr que nous comprenons. Non seulement nous comprenons, mais nous partageons la philosophie qui est développée parce que, ce qui est ressenti comme particulièrement injuste et néfaste au plan agricole, c’est aussi ce que nous rencontrons dans les filières industrielles et commerciales. Quand j’évoquais tout à l’heure la filière textile, c’est le même mécanisme qui prévaut dans la gestion des entreprises et de différentes filières d’activité. L’aspect dumping sur une base de dumping social, c’est ce que nous connaissons par ailleurs. Alors, dans le domaine agricole, ça se fait y compris au détriment de la sécurité sanitaire de l’alimentation, c’est-à-dire qu’on est pour accepter une logique de marché où tout est permis, l’essentiel étant de produire, peu importe comment on produit. Alors qu’on est dans une période où, aujourd’hui, on est capable de modifier génétiquement un certain nombre d’aliments. On est capable d’avoir sur les animaux des manipulations génétiques qui sont tout à fait nouvelles à l’échelle de l’histoire humaine. Et de ne pas s’interroger sur le sens et la dangerosité de ce type de manipulations, pour n’être attardé, là encore, que sur les seuls profits que ça peut rapporter, c’est particulièrement dangereux. Alors, dans la filière industrielle, ça peut se traduire autrement. Quoi que ? L’incident au Japon sur la centrale nucléaire met en évidence apparemment, sous couvert de l’enquête, mais les premiers éléments que j’ai entendus mettent ça en évidence, que c’est parce qu’on a fait appel à la sous-traitance, et d’une sous-traitance qui n’a pas respecté les compétences professionnelles, la formation professionnelle, la rémunération de ces salariés, qu’on a été mettre des gens, un peu comme de la chair à canon, en jouant, parce qu’on a joué avec une énergie nucléaire. On en est à ce type de logique.
Anita Hausser : On est loin de Seattle.
Bernard Thibault : Oui, mais c’est la raison pour laquelle, pour ce qui nous concerne, en tant qu’organisation syndicale, nous allons avec d’autres, faire pression, pour que dans les négociations du commerce mondial, demain on prenne en compte les aspects sociaux, les garanties sociales des citoyens à travers le monde. Il y a une espèce d’hypocrisie des États qui, d’un côté, au Bureau international du travail, sont capables d’adopter des normes et de dire : « Effectivement, faut essayer effectivement de réduire le travail des enfants. Il faut essaye d’adopter une meilleure protection sociale ». Mais en aucun cas, on ne joint ces normes sociales dans les négociations commerciales. Ça, on considère que ce sont deux choses complètement distinctes.
Patrick Jarreau : Vous êtes d’accord quand même pour qu’on soit prudents, voire même critiques, lorsqu’il s’agit des technologies nouvelles, par exemple, des biotechnologies. En revanche, quand on touche au nucléaire, vous n’êtes plus d’accord du tout. Vous êtes, la CGT est toujours au fond en position de défense intransigeante du choix nucléaire qui a été celui de la France et on a même vu, au printemps dernier, lorsque Daniel Cohn-Bendit a voulu se rendre à La Hague, qu’il avait été mal accueilli par des syndicalistes, en partie de la CGT.
Bernard Thibault : Je ne suis pas responsable de la qualité de l’accueil faite aux différents hommes politiques en fonction des endroits où ils vont. Bon, chacun fait ses choix, assume ses responsabilités. Moi, je suis pour le principe de précaution, en tout lieu, en toute circonstance et sur toutes les activités. J’ai entendu le président Chirac mettre ça en évidence, il y a quelques temps, y compris dans la perspective des négociations de l’OMC. Je ne peux que le supporter, mais j’attends des actes. J’attends effectivement et nous allons essayer de faire pression avec nos moyens, avec des syndicalistes d’autres continents, avec des syndicalistes européens. Nous ne sommes pas les seuls à souhaiter que les critères sociaux fassent partie intégrante des caractéristiques qui permettent les contrats commerciaux à l’échelle internationale. Sinon, encore une fois, c’est d’avoir une attitude hypocrite, considérer que le commerce va régir le monde, sans garantie sociale et que, par ailleurs, on se donnera bonne conscience en adoptant des textes qui n’auront pas une portée fondamentale.
Jean-Pierre Defrain : Vous me répondez par « oui » ou par « non » ? La CGT soutient le mouvement lycéen ?
Bernard Thibault : La CGT comprend le mouvement lycéen dès lors qu’il s’agit d’obtenir, là aussi, si j’ai bien compris, des moyens, notamment dans l’enseignement professionnel. J’ai participé au colloque qu’organisait M. Allègre sur le sujet et le fait est, par exemple, que la filière de l’enseignement professionnel est restée très en arrière des moyens supplémentaires qu’il fallait accorder à l’éducation nationale.
Jean-Pierre Defrain : Bernard Thibault, merci. C’était votre « Grand jury ». Rendez-vous la semaine prochaine pour un autre « Grand Jury ». Bonsoir.