Déclarations de M. Alain Deleu, président de la CFTC, parues dans "La Lettre confédérale CFTC" des 5 et 10 mars 1997 et article dans "La Croix" du 18 mars, sur la fermeture de l'usine Renault de Vilvorde et la stratégie de l'entreprise dans le cadre européen.

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Circonstance : Annonce le 27 février 1997 par la direction de Renault de la prochaine fermeture de l'usine de Vilvorde

Média : La Croix - La Lettre confédérale CFTC

Texte intégral

La lettre confédérale CFTC : 16 mars 1997
Vilvorde : le désaccord à vivre

Ce n’est pas la première fois que Renault ferme un site pour regrouper ses forces. La compétition acharnée pousse les constructeurs automobiles à supprimer de nombreux emplois, année après année. Et cela fait autant de combats syndicaux. Mais, cette fois, c’est l’onde de choc. Pourquoi ?

Parce qu’un soir, les 3 100 salariés d’une usine belge savaient qu’ils étaient parmi les meilleurs et qu’ils devaient continuer à se battre pour la réussite de leur entreprise. Et le lendemain matin, ils étaient rayés de la carte. Ce n’est même plus un divorce, ce sont les valises à la porte de l’appartement.

C’est une décision industrielle. La direction considère donc qu’elle n’avait pas à en discuter avec les salariés !

Après les taxis pour l’ANPE et les salariés jetables, c’est l’entreprise évanouie l’espace d’une nuit et un pays ami révolté. C’est la perspective d’un boycott des produits français dans un pays ami, si proche au quotidien de la France, où Renault fait partie du paysage depuis 1925.

C’est tout simplement inadmissible. Il n’y a aucune chance de réussir la sortie de crise hors de l’ouverture du dialogue sur le projet industriel lui-même. Il fallait y penser avant. Les salariés sont des êtres humains, pas des codes-barres. Des ouvriers aux cadres, à Douai à Dieppes et ailleurs, on ne dit pas autre chose.

Maintenant, ce sont eux qui peuvent éviter le boycott, qui se comprend dans un mouvement de colère, mais qui signifie que des salariés nient le travail d’autres salariés. La solidarité, il faut maintenant la vivre jusqu’à l’action pour une véritable Europe sociale.

Place aux hommes, vite !

Le 5 mars 1997


La lettre confédérale CFTC : 10 mars 1997
Texte intégral d’une dépêche diffusée par l’Agence France Presse le 5 mars

Renault : « chômage et solidarité n’ont pas de frontières » selon la CFTC

Le président de la CFTC Alain Deleu a estimé mercredi que l’émotion provoquée par la fermeture de l’usine Renault en Belgique prouvait que « le chômage mais aussi la solidarité n’ont pas de frontières ». « Toute cette affaire démontre également que ceux qui flattent l’esprit cocardier sont à côté de la plaque », a estimé M. Deleu qui s’est déclaré « évidemment solidaire » des salariés de l’usine belge de Vilvorde, et décidé à participer à des manifestations communes en Belgique, « si on l’y invitait ».

Citant une phrase du PDG de Renault, Louis Schweitzer, qui a expliqué mardi que la fermeture de l’usine de Vilvorde constituait une « décision de concentration de l’appareil industriel qui n’est pas contingente de telle ou telle négociation sociale », M. Deleu s’est exclamé : « C’est extraordinaire ! C’est la mentalité permanente aujourd’hui, comment voulez-vous que les relations sociales marchent ? »

« Les petits doivent montrer qu’ils sont une réalité fondamentale », a encore déclaré M. Deleu, au cours d’une rencontre organisée par le Conseil national des ingénieurs et scientifiques de France et la revue Horizons politiques.


La Croix : 18 mars 1997

Les salariés de Renault-Vilvorde étaient parmi les meilleurs. Le 28 février, ils n’étaient plus rien. Et on le leur a dit sans ménagement, comme la fatale évolution d’une maladie incurable. Ainsi a probablement pris fin une histoire commencée en 1925.

On a beaucoup épilogué sur la méthode Schweitzer. Quel contraste, en effet, avec « l’accord à vivre » et cet esprit de participation qui avait permis, chez Renault, de donner la majorité au syndicalisme de négociation.

Même le Premier ministre s’en est ému. Et il parle d’expérience. Qui ne se souvient de sa manière de paralyser une partie du pays en assénant « sa » réforme de la Sécurité sociale sous les ovations des députés ?

L’opinion accepte de moins en moins l’autorité solitaire des dirigeants, quels qu’ils soient. De Hoover à Renault, en passant par Moulinex, elle désavoue de plus en plus sévèrement ce qu’elle interprète comme du mépris. L’idée d’entreprise citoyenne s’effondre, et avec elle est mise en doute l’utilité sociale des entreprises.

Si l’on regarde bien, ce sont les composantes d’une tragédie à la grecque qui sont en place. Pour une bonne tragédie, il faut d’abord un bon théâtre, ouvert à tout le peuple, avec son metteur en scène, ses décors, ses masques amplifiants et déformants. Les médias audiovisuels, au premier rang desquels la télévision, jouent ce rôle à merveille.

Les protagonistes du drame, « les héros », sont étrangers à la condition ordinaire du citoyen. Ce sont des êtres d’un autre monde, celui des pouvoirs. Car, en réalité, le drame se joue entre dirigeants des entreprises et dirigeants politiques, dont les intérêts sont en partie contradictoires. En refusant les revendications des constructeurs français, le gouvernement a déclenché une crise qu’un compromis devra finalement conclure.

Ces personnages ne sont pas des modèles à suivre. Ils représentent plutôt des problèmes en débat : quelle croissance économique, pour quoi faire, quelle place pour le travail humain, quelle dimension sociale européenne, quelles solidarités ? À travers leurs discussions, leurs polémiques, c’est toute la société qui se trouve mise en question dans certains de ses fondements essentiels.

Leurs comportements engagent le destin de tous sans qu’ils apparaissent réellement libres et responsables. Acteurs aux mains des mécanismes financiers et politiques, quel rapport y a-t-il entre leur volonté et leurs actes ?

La responsabilité des décisions dépasse les hommes qui les prennent. Elles sont l’expression d’une fatalité du libre marché, combat de géants non humains comme les fonds de pensions sans frontières, qui n’ont que faire des chômeurs et des drames humains.

En ce sens, la méthode Schweitzer aide, paradoxalement, à découvrir le sens authentique du drame dans lequel est entrée notre société postindustrielle. Elle met à nu l’énigme de l’avenir du travail humain.

Le spectacle s’abat en direct sur la population tout entière. Il ne faut que quelques heures pour que les premières scènes de stupéfaction, d’angoisse et de désarroi viennent nouer dans tous les foyers la tension du premier acte.

Le deuxième acte sera celui de la révolte. Plus le choc aura été violent, plus l’indignation des salariés et de leur famille sera vive, et par onde de choc, celle de la population tout entière. Les salariés et leurs familles, ce sont les chœurs, acteurs essentiels de la tragédie grecque. Ils sont empreints de sagesse populaire et scandent leurs slogans : « tous ensemble ». Les travailleurs sont tentés d’exclure du marché l’entreprise qui les exclut eux-mêmes. Les élus locaux se mobilisent, les autorités politiques s’émeuvent sur les conséquences de ce qu’elles ont initialement accepté. La puissance publique est invitée à prendre en charge les conséquences sociales des restructurations. Mais ce n’est évidemment qu’une échappatoire, sinon une autre forme de « Crédit lyonnais ».

Pendant de longues semaines, les salariés seront ballottés au gré des tractations lointaines des puissants, mais finalement, comme dans toute bonne tragédie, l’histoire risque de se terminer mal pour eux.

Toutefois, notre tragédie mérite quelques personnages cornéliens. Ceux qui sauront opposer la liberté des hommes à la fatalité mécanique du marché, mais qui sauront aussi les appeler à se dépasser pour rechercher le bien commun. Ils auront une dimension européenne, car il n’y a pas de solution à l’énigme de l’avenir du travail humain, hors d’un vrai projet européen. On en pressent les contours. Il s’agira de bâtir un nouveau statut pour le travail, qui devra reconnaître et valoriser les différentes formes d’activité, en assurant la continuité de la protection sociale et en permettant le développement personnel au cours de la vie, quelles que soient les fluctuations de l’activité au cours de la vie.

Ce projet social européen serait de nature à opposer une alternative à la montée des tensions et des affrontements, qui font le lit des extrémismes. Le syndicalisme peut y contribuer. Il devra pour cela allier la fermeté de ses exigences à la recherche des solidarités et du bien commun. Pour se faire, il sera lui aussi, demain, européen.