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Asia Times : Quels sont les principaux objectifs de la visite du président Chirac en Chine, et quelle est la place de celle-ci dans la nouvelle politique asiatique de la France ?
Hervé de Charrette : La visite d’État qu’effectue le président de la République en Chine constitue sa plus longue visite menée dans un seul pays depuis le début de son septennat. C’est également sa troisième visite en Asie, après celles qu’il a effectuées à Singapour et à Bangkok en mars 1996 puis au Japon en novembre dernier.
Ce prochain déplacement à suscité dans les médias toutes sortes de commentaires. Certains y voient la manifestation d’intérêts strictement mercantiles : le président n’irait en Chine que pour remporter des contrats. D’autres – parfois les mêmes – contestent le principe même d’une telle visite au nom de la défense des Droits de l’Homme.
En réalité, cette visite est pour nous capitale à plus d’un titre, mais d’abord et avant tout pour des raisons profondément politiques.
Les relations franco-chinoises sont ancrées dans une tradition intellectuelle et affective qui remonte loin dans l’histoire. Le grand point de départ de l’amitié franco-chinoise moderne fut la décision historique – et visionnaire – du général de Gaulle d’être le premier chef d’État occidental à reconnaître, en 1964, la République populaire de Chine.
Mais, depuis lors, le monde a connu d’énormes bouleversements : l’URSS s’est effondrée, la Chine s’est ralliée à sa façon à l’économie de marché, a rompu totalement son isolement international et s’est insérée pleinement dans la zone Asie-Océanie dont le développement économique en fait déjà la zone la plus puissante en termes de PNB dans le monde.
En outre, nos relations avec la Chine ont connu pendant cette période des vicissitudes, notamment au cours du second septennat du président Mitterrand. L’arrivée de Jacques Chirac à la présidence de la République en 1995 a permis de tourner définitivement la page de la brouille avec Pékin.
Aujourd’hui, notre amitié réciproque et notre volonté commune de coopérer se retrouvent aussi bien dans le nombre de visites ministérielles, sans précédent, sans les eux sens, que dans la multiplication des liens non-gouvernementaux entre nos deux pays : on ne dénombre plus les jumelages franco-chinois, les associations culturelles, les initiatives individuelles, les échanges économiques, culturels ou politiques.
La visite présidentielle va maintenant permettre de porter le dialogue politique au plus haut niveau.
Il est essentiel que la France et la Chine participent aux grandes discussions internationales. Il n’est pas normal qu’en dehors du Conseil de sécurité, le sort du monde puisse se discuter sans la Chine. Il n’est pas normal que le dialogue avec la Chine soit le seul apanage des Russes ou des Américains, et ce d’autant plus que les relations de Pékin avec Moscou ou Washington n’ont jamais été vraiment sereines.
C’est pourquoi, les Européens, et la France ou premier rang, doivent entretenir un dialogue régulier et dense avec la Chine. Ce dialogue doit être à la fois constructif et exigeant, sérieux et sans complaisance, pour porter ses fruits ; Ce doit être aussi, vous me pardonnez cette remarque, un dialogue « intelligent », c’est-à-dire réfléchi et partant d’une connaissance intime des ressorts de la civilisation et de l’âme chinoises.
Asia Times : La diplomatie française utilise volontiers le concept de « tripolarité » pour décrire sa vision des équilibres mondiaux dans l’après-guerre froide. Qu’entend la France par ce concept et trouve-t-elle en répondant sur ce thème en Chine et en Asie plus généralement ?
Hervé de Charrette : Plutôt que de « tripolarité », la diplomatie française contemporaine insiste davantage sur la conception d’un monde multipolaire. Le monde qui s’élabore sous nos yeux est un monde de plus en plus complexe, où se tissent des liens chaque jour plus nombreux et plus denses entre les continents, entre les Etats, entre les collectivités locales, entre les entreprises, les fonctionnaires, les personnes privées, etc. Dans ce réseau de relations émerge progressivement l’organisation d’un monde en plusieurs pôles régionaux, qui peuvent être des pôles de civilisation commune, des groupements économiques et commerciaux régionaux, des zones de libre-échange, des pôles de défense.
Parmi les principaux pôles du monde de demain figureront l’Union européenne et la Chine. L’apparition de ce monde multipolaire est d’ailleurs essentielle à l’équilibre dynamique de la planète au XXème siècle : la multipolarité permet l’équilibre des rapports de force, pas seulement en matière militaire mais aussi en matière politique, économique et culturelle.
Sur ce point, nous avons de grandes convergences avec la Chine : comme la France, la Chine souhaite que le monde de demain soit un monde respectueux de la diversité des cultures et des langues, refusant l’hégémonie d’un seul modèle culturel, d’un seul type de musique, d’art, de cinéma.
Asia Times : La Chine, on le sait, est un grand marché réel et potentiel. Jusqu’ici le commerce français était concentré sur de grands projets d’infrastructures mais sa part de marché en Chine reste modeste. Qu’espère la France dans le domaine des échanges bilatéraux commerciaux ? La Chine a-t-elle un effort à faire pour rééquilibrer les échanges qui pour la France sont déficitaires ?
Hervé de Charrette : Une remarque tout d’abord : nos succès en la matière dépendant plus de la compétitivité générale de nos entreprises, de la constance de leur présence sur le marché chinois et de leurs investissements, que de décisions gouvernementales. La meilleure façon d’aider nos entreprises à être davantage présentes sur le marché chinois, c’est d’abord de restituer sa compétitivité à l’économie française, notamment en diminuant les charges, en réduisant les déficits budgétaires et sociaux, en maîtrisant l’inflation – comme c’est déjà fait.
Vous avez raison de souligner que la situation de nos échanges avec la Chine n’est pas particulièrement satisfaisante : avec 1,7 % de part de marché ; nous ne sommes que la 13eme fournisseur de la Chine. Ce pourcentage doit être comparé à celui détenu par la France dans le commerce mondial, de l’ordre de 6 %.
Il est donc clair, non seulement que nous devons, mais que nous pouvons faire mieux sur le grand marché chinois. Les responsables chinois nous disent que nous sommes parfois trop chers et pas assez agressifs sur leur marché. Sans doute y a-t-il du vrai. Mais, de notre côté, nous estimons que trop de barrières tarifaires et non tarifaires limitent notre accès au marché chinois dans des conditions anormales, en particulier sur les produits où l’on reconnaît une compétence universelle : l’aéronautique, l’agro-alimentaire, les vins et spiritueux, les articles de luxe, notamment.
C’est pourquoi nous demandons avec insistance une plus grande transparence du marché des avions civiles, dominé aujourd’hui à plus de 85 % par Boeing, alors qu’Airbus détient en Asie une part de marché d’environ 40 %. Il y a donc quelque chose qui ne va pas.
C’est pourquoi nous demandons aussi une ouverture des marchés financiers, à la fois dans le domaine de la banque et de l’assurance – où nous comptons certaines des plus grosses entreprises mondiales dans le domaine –, de la grande distribution – où notre savoir-faire triomphe sur tous les continents –, des services maritimes et aériens, et dans celui des télécommunications de base.
C’est pourquoi enfin, nous demandons une application plus stricte des règlements protégeant ma propriété intellectuelle et industrielle en Chine ainsi qu’une diminution des droits sur certaines marchandises et un alignement des barrières sanitaires sur des standards non discriminatoires.
Nous n’avons pas que des déboires sur le marché chinois fort heureusement, et chacun connaît les succès remportés grâce à une série de grands contrats : par exemple, récemment, la première raffinerie de Chine construite par Total, la deuxième centrale nucléaire de Lingao, ou la vente, il a quelques mois, de 30 Airbus A320 et de 4 Airbus A340.
Mais, pour intéressants économiquement et mobilisateurs psychologiquement que soient ces grands contrats, ils nous faits aller au-delà et développer un flux plus régulier et plus diversifié d’échanges avec la Chine. L’exposition commerciale que la président de la République inaugurera à Shanghai témoignera de la qualité de notre offre ; plus de 300 entreprises, dont 65 % de PME seront là. Un nouveau départ est donc en cours, et je crois que le défi à relever constitue l’une des perspectives les plus exaltantes de notre temps.
Asia Times : La France (ainsi que l’Allemagne et l’Italie) a récemment refusé de condamner la Chine devant la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU à Genève en arguant des progrès réalisés dans le domaine des droits fondamentaux. Les critiques de la diplomatie commerciale affirment que la France sacrifie ses principes à ses intérêts commerciaux ou stratégiques. Que répondez-vous à cela et qu’espérez-vous de l’évolution de la politique chinoise dans ce domaine ?
Hervé de Charrette : Cette fameuse question des Droits de l’Homme tend à l’emporter sur toute autre dans la discussion publique de la question chinoise, et votre question me permet utilement de remettre les choses en perspective.
Contrairement à ce qui a été écrit ici ou là, la France, en refusant cette année de coparrainer un projet de résolution sur les Droits de l’Homme en Chine dont on savait par avance (par le recours à la motion dite de non-action) qu’il ne serait même pas discuté, n’a pas « cédé » à des injonctions chinoises pour je ne sais quel marché ou contrat. Cela faisait plus d’un an que la France demandait à ses partenaires européens de changer de méthode dans la promotion des Droits de l’Homme en Chine.
La résolution de Genève, chaque année avortée, n’avait pour résultat concret que de susciter une animosité chaque fois plus forte de Pékin et des pays du Sud à l’égard des pays du Nord. Sur le terrain des droits eux-mêmes, aucun résultat concret que de susciter une animosité chaque fois plus forte de Pékin et des pays du Sud à l’égard des pays du Nord. Sur le terrain des droits eux-mêmes ; aucun résultat, bien au contraire, n’avait été obtenu. En outre, ce rituel annuel tendant à faire condamner la Chine à Genève témoignait d’une ignorance de la culture et de la mentalité chinoise, ainsi que d’une méconnaissance des traces laissées par l’Occident dans l’histoire de la Chine, traces qui ne sont pas toujours si glorieuses que cela.
Pour ces raisons, et avec une vision de l’avenir que je n’hésite pas à comparer à celle du général de Gaulle en 1964, le président de la République a opté pour la voie du dialogue, en indiquant que la France, cette année, ne s’associerait pas au dépôt d’une résolution condamnant la Chine.
Comme en 1964, la France a été le premier pays occidental à préférer le dialogue avec Pékin à la confrontation. Comme en 1964, nous avons été rapidement suivis sur cette ligne par d’autres pays occidentaux : l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Grèce, le Japon, l’Australie et le Canada.
Sitôt connue la décision française, le président chinois, M. Jiang Zemin, a annoncé au gouvernement français puis au monde entier que son pays signerait avant la fin de l’année le Pacte des Nations unies relatif aux droits économiques, culturels et sociaux. Il a également précisé que son pays envisageait favorablement la signature rapide du Pacte relatif aux droits civils et politiques.
L’approche non confrontationnelle que nous avons privilégiée a ainsi déjà obtenu un résultat concret que sept années de batailles de procédure à Genève n’avait pu atteindre. Notre attitude ne consiste donc pas à renoncer de plaider la cause des Droits de l’Homme, cause française s’il en est ! mais à prôner un changement de méthode. L’expérience a déjà montré que nous avions raison. La France continuera dans cette voie.
Asia Times : Peut-on concevoir une politique européenne vis-à-vis de la Chine et de l’Asie plus généralement ? Jusqu’ici l’Asie perçoit des politiques nationales, plutôt qu’une politique européenne ?
Hervé de Charrette : Comme vous le savez, l’Europe est un processus de construction dynamique. Bien sûr, des politiques nationales subsistent, je dirais d’ailleurs plutôt des intérêts nationaux, notamment en matière commerciale. Mais une politique européenne s’incarne parallèlement, en particulier dans le cadre du dialogue euro-asiatique de l’ASEM. La Fondation Europe-Asie, le forum des hommes d’affaires euro-asiatiques, la réunion des opérateurs culturels d’Europe et d’Asie, voici toute une première série de résultats concrets où l’Union européenne a une politique commune vis-à-vis de l’Asie.
Depuis le Sommet de Bangkok en mars 1996, la France a l’ambition de renforcer la dimension européenne de sa politique asiatique ; l’adhésion de la Chine à cette perspective est un atout important et j’ai noté avec beaucoup de plaisir de nombreux points de convergence avec mon homologue chinois, M. Qian Qichen, en particulier lors de la réunion ministérielle de l’ASEM à Singapour au mois de mars dernier.
Asia Times : Que répondez-vous à ceux qui, en Occident affirment redouter la puissance chinoise ?
Hervé de Charrette : La communauté internationale dans son ensemble a besoin d’une Chine stable et prospère, confiante dans son développement et intégrée dans les règles et les disciplines mondiales.
J’observe que c’est aussi le souhait des plus hauts dirigeants chinois. Le président Jiang Zemin a tenu encore récemment des propos très nets en ce sens dans une interview au magazine français « Politique internationale », en précisant que donner « l’apparence d’une menace » aux succès économiques de la Chine serait « une erreur » et un « non-sens » et en réaffirmant l’attachement de son pays aux principes d la coexistence pacifique.
Ces déclarations vont dans le sens que nous souhaitons. Elles sont d’ailleurs en harmonie avec la participation croissante de la Chine dans les forums internationaux, à commencer par le Forum régional de l’ASEAN (ARF) où se rencontrent et dialoguent la plupart des pays concernés par la sécurité en Asie orientale.