Texte intégral
Libération, 7 janvier 1998
Libération : Quelles leçons tirez-vous du travail mené par le groupe Erpurs ?
Bernard Kouchner : J’en tire d’abord une conclusion générale extrêmement nette : oui, la pollution a bien des conséquences néfastes en termes de santé publique. Un constat qui rejoint une intuition largement partagée par tous ceux qui, jour après jour, ont à subir les effets de cette pollution. Il était très important de pouvoir valider cette évidence avec la rigueur scientifique nécessaire. Le travail d’Erpurs constitue une étape importante pour une prise de conscience collective.
Ensuite, nous nous sommes beaucoup focalisés jusqu’à maintenant sur les épisodes aigus de pollution, comme si, en dehors de ces événements ponctuels, il n’y avait pas de risque pour la santé. Or, les effets négatifs sur la santé sont surtout liés à la « pollution de fond, plus discrète ». En cette matière, on a beaucoup entendu des écologistes et des politiques, il est bon d’écouter des professionnels de santé.
Ainsi, en comparant les niveaux moyens de pollution aux niveaux les plus bas sur une période longue de quatre ans, les chercheurs ont montré des accroissements pouvant aller, par exemple, jusqu’à 25 % pour les hospitalisations pour asthme chez les enfants. Ils ont par ailleurs calculé que, si l’on diminuait de 50 % le niveau moyen de pollution dite acido-particulaire (c’est-à-dire dioxyde de soufre et particules liées à la circulation automobile – notamment le diesel – et à certaines activités industrielles), on pourrait éviter, pour la seule Île-de-France, 200 décès prématurés, ainsi que 3 000 hospitalisations annuelles pour causes cardio-vasculaires et 600 pour causes respiratoires.
En même temps, je ne veux pas dramatiser à outrance. Il y a un problème complexe, mais ce n’est pas une catastrophe sanitaire comparable à l’alcoolisme ou le tabagisme. Par excès de vigilance, ne tombons pas dans l’hystérie sécuritaire.
Libération : Les études réalisées pointent toutes des problèmes méthodologiques considérables. On sait, mais on sait mal…
Bernard Kouchner : Il nous reste beaucoup à faire pour affiner nos connaissances. C’est la raison pour laquelle nous allons étendre les dispositifs existants.
À cet égard, nous allons renforcer les moyens du réseau Erpurs (1) en Île-de-France, pour qu’il puisse continuer à jouer un rôle pilote de surveillance et d’aide à la décision et soutenir la collaboration avec les partenaires clés, comme l’Assistance publique de Paris. Je souhaite que l’on puisse tester une méthode pour recueillir systématiquement les motifs d’admission aux urgences et de consultation dans les hôpitaux. Mais il faut également élargir à d’autres régions ce qui a été lancé en Île-de-France.
C’est le sens du travail qu’a débuté récemment le Réseau national de santé publique, et puis, bien sûr, nous devons affiner nos méthodologies et élargir la palette des polluants étudiés. Je suis particulièrement préoccupé par les effets à court et surtout à moyen terme des particules, émises notamment par les véhicules diesel.
Libération : Les résultats des enquêtes d’Erpurs posent aussi le problème de l’action des pouvoirs publics. À partir de quand la pollution devient-elle dangereuse ? À partir de quand l’État est-il en droit d’intervenir dans un processus qui ne devient pathogène qu’après de longues années ?
Bernard Kouchner : C’est ce que l’on appelle les effets des risques de petites doses. C’est une question très complexe, à laquelle on est de plus en plus confronté. Comment fixer le seuil à partir duquel il faut déclencher l’action publique ? Nous n’avons pas de repères. Je n’ai pas, et il n’y a pas, de réponse générale.
Il nous faut continuer à affiner encore le système de surveillance et de vigilance pour nous permettre d’avoir des outils d’aide à la décision plus performants. Mais aussi, garder toujours une préoccupation de santé publique dans l’étude de ces phénomènes.
Libération : Certes. Mais il y a des décisions à prendre. Vous vous étiez prononcé, il y a quelques mois, pour une interdiction des cars de touristes à Paris.
Bernard Kouchner : Tout à fait. Les jours d’afflux massif, il y a des milliers d’autocars de touristes à Paris, c’est sidérant. Et il suffit de rester quelques minutes dans les quartiers où ils se concentrent pour percevoir se que cela induit en termes de pollution. On doit pouvoir faire coexister deux objectifs qui ne sont qu’apparemment contradictoires : réduire la contribution de ces bus à la pollution et maintenir la vocation touristique de Paris, qui ne pourrait que bénéficier d’une image de ville peu polluée. La RATP a un projet de bus au gaz, pour assurer certains circuits touristiques. Il faudra que nous soyons volontaires et imaginatifs. Pourquoi ne pas explorer également des navettes électriques ou au gaz pour les touristes dont les cars seraient parqués sur des sites plus éloignés ? Cela impose des décisions politiques et industrielles. Voilà typiquement un travail interministériel nécessaire avec mes collègues Voynet, Pierret, Gayssot, Demessine. Nous l’avons entamé.
(1) Le réseau Erpurs (évaluation des risques de la pollution urbaine sur la santé) est chargé de surveiller la qualité de l’air et d’évaluer les conséquences sanitaires de la pollution.
Éléments de discours de Monsieur Bernard Kouchner - Journée d’information Erpurs - Mercredi 7 janvier 1998
* Bilan des connaissances sur pollution et santé
La conclusion générale qui s’impose à celui qui a en charge la santé publique, à l’issue de cette matinée de communications et de débats, est simple : la pollution atmosphérique a bien des conséquences néfastes en termes de santé publique.
Un constat qui rejoint une intuition largement partagée par tous ceux qui, jour après jour, ont à subir les conséquences de cette pollution.
Tout l’intérêt des différentes communications de ce matin est de permettre de valider ce qui paraît une évidence de bon sens, avec une rigueur scientifique à laquelle je veux rendre hommage, en soulignant tout particulièrement la qualité des travaux du réseau ERPURS, animé par l’Observatoire régional de la santé d’Île-de-France, qui est soutenu conjointement par le ministère de la santé et le conseil régional.
Les épisodes historiques de pollution atmosphérique comme celui de Londres en 1952 (surmortalité estimée à 4 000 personnes) avaient clairement montré que des niveaux extrêmement élevés de pollution peuvent en quelques jours entraîner un excès de mortalité très important.
Dans les dix dernières années, plusieurs études épidémiologiques convergentes ont commencé à montrer que même pour des niveaux relativement faibles de pollution on observe des effets à court terme.
La leçon principale à mes yeux de cette matinée, c’est que nous nous sommes beaucoup focalisés jusqu’à maintenant sur les épisodes aigus de pollution, comme si en dehors de ces événements ponctuels, il n’y avait pas de risque pour la santé. Or les effets négatifs sur la santé sont surtout, liés à la pollution de fond, plus discrète. En cette matière on a beaucoup entendu des discours militants ou intéressés, il est bon d’écouter, comme ce matin, des professionnels de santé.
J’ai noté tout particulièrement ce matin certaines données fournies par les travaux d’ERPURS :
– des accroissements pouvant aller par exemple jusqu’à 25 % pour les hospitalisations pour asthme chez les enfants lorsque l’on compare les niveaux moyens de pollution aux niveaux les plus bas.
– un accroissement en hiver de 2 % de mortalité cardio-vasculaire, soit environ 300 décès prématurés pour l’Île-de-France, ce qui correspond à environ un millier au niveau national sur l’ensemble des villes de plus de 250 000 habitants.
– la possibilité d’éviter, pour la seule Île-de-France, 200 décès prématurés, ainsi que 3 000 hospitalisations annuelles pour causes cardio-vasculaires et 600 pour causes respiratoires, si l’on parvenait à réduire de 50 % le niveau moyen de pollution dite acido-particulaire (c’est-à-dire dioxyde de soufre et particules liées essentiellement à la circulation automobile).
Il est important de souligner une nouvelle fois que ces effets sont observés sans seuil et pour des niveaux de pollution faibles.
Ils rejoignent les résultats de l’étude européenne APHEA, réalisée dans quinze villes à laquelle contribue ERPURS pour la France et qui fait l’objet du premier numéro thématique de cette année du Bulletin épidémiologique hebdomadaire.
On y constate :
– un accroissement de 1 à 3 % de la mortalité totale non accidentelle, et lorsque l’on précise les causes de cette surmortalité, on observe une augmentation de 4 à 5 % pour les causes respiratoires, et de 1 à 4 % pour les causes cardiovasculaires.
– une augmentation de 1 à 3 % du nombre journalier d’hospitalisations pour causes respiratoires chez les patients âgés de 65 ans et plus, de 1 à 8 % des hospitalisations pour asthme chez l’enfant ; et de 1 à 4 % des hospitalisations pour bronchopneumopathies obstructives.
Pour ce qui est des effets à long terme (10 ou 20 ans), on connaît encore peu de choses, mais deux études portant sur des cohortes suivies pour l’une pendant 8 ans et pendant 10 à 16 ans pour l’autre ont montré l’existence d’un excès de mortalité cardio-respiratoire et par cancer du poumon dans les villes les plus polluées par rapport aux villes les moins polluées.
Le Centre international de recherche sur le cancer a d’ailleurs classé certains polluants spécifiques comme le benzène comme « cancérigène chez l’homme », les particules diesel comme « probablement cancérigène chez l’homme » et les émissions d’essence comme « potentiellement cancérigène chez l’homme ».
* Améliorer les connaissances
On en sait désormais assez pour agir, j’y reviendrai. Mais il est nécessaire de pouvoir améliorer et affiner nos connaissances dans ce domaine.
• Dans cette perspective, il faut déjà renforcer les dispositifs existants, et notamment celui qui, à ce jour, a fait la preuve de son efficacité, c’est-à-dire le réseau ERPURS, pour qu’il puisse continuer à jouer un rôle pilote de surveillance, d’exploration de pistes de recherche et d’aide à la décision.
Je pense notamment utile dans ce cadre que l’on puisse tester une méthode de recueil systématisé des motifs d’admission aux urgences et de consultations dans les hôpitaux, à la laquelle l’Assistance publique est prête à s’associer.
• Il faut également élargir à d’autres régions, ce qui a été initié en Île-de-France. C’est le sens du travail qu’a débuté récemment le Réseau national de santé publique, grâce en particulier au soutien conjoint des ministères chargés de la santé et de l’environnement : partenaires nécessaires et complémentaires.
• Et par ailleurs, je pense souhaitable de soutenir les initiatives développées par les professionnels de santé qui s’intéressent à ces questions, je pense particulièrement au réseau de pédiatres de la région parisienne : RESPIRER, qui a entrepris de son propre chef de collecter et d’analyser les données sur les conséquences de la pollution sur les enfants qu’ils voient en consultation. Et demain peut-être, un réseau de pneumologues ville-hôpital.
En terme de recherche, il y a au moins quatre domaines dans lesquels nous avons besoin de progresser :
– une meilleure identification des risques réels liés aux épisodes aigus de pollution ;
– une meilleure connaissance des effets à long terme ;
– une approche plus fine des risques individuels liés à l’exposition à différents polluants, ce qui nécessite de passer d’enquête dites écologiques à des études menées au niveau individuel ;
– de se pencher plus précisément sur certains agents toxiques, et tout particulièrement les particules.
Je crois que le programme PRIMEQUAL-PREDIT auquel sont associés les différents ministères concernés, dont la santé, constitue un excellent cadre pour le développement de tels travaux.
* Les pistes d’action
Comparée à d’autres phénomènes comme le tabagisme, la pollution atmosphérique ne constitue pas une priorité majeure de santé publique aujourd’hui, mais elle en constitue sans aucun doute aujourd’hui un enjeu émergent auquel il faut, au-delà de la gestion ponctuelle des pics de pollution, apporter des réponses structurelles.
Aux effets de la pollution de fond, il faut répondre par des mesures de fond, durables, et pas simplement en régulant la circulation les jours de pics de pollution, ce qui demeure évidemment utile et très pédagogique.
Les résultats qui sont discutés ce matin sont pour moi, qui suis en charge de la santé publique, un puissant incitateur à informer, à convaincre et à agir, en collaboration avec mes collègues du gouvernement : Dominique Voynet, bien sûr, mais aussi Jean-Claude Gayssot, Christian Pierret et d’autres qui ont en charge des secteurs clés dans ce domaine, et bien évidemment les collectivités territoriales et les associations d’usagers.
Nous devons notamment aller beaucoup plus loin dans le développement des transports collectifs et dans l’utilisation des véhicules non et peu polluants.
À cet égard, je note que la RATP a finalement pris la décision – après que nous l’y ayons, avec mes collègues, encouragée, qu’une partie du parc d’autobus qu’elle va renouveler dans les trois prochaines années fonctionne au gaz et à l’électricité. Même si à mon sens on aurait pu aller plus loin. Après tout, ce que la capitale autrichienne – dont l’ensemble des bus fonctionne au gaz – a su faire, pourquoi Paris ne pourrait-elle pas y parvenir ?
Par ailleurs, je continue à croire nécessaire de réguler de façon beaucoup plus active la circulation des cars de tourisme dans les grandes villes et particulièrement à Paris.
Mais avant une éventuelle restriction, il faut convaincre.
Les jours d’afflux massif, il y a plusieurs milliers d’autocars de touristes à Paris. Et il suffit de rester quelques minutes dans les quartiers où ils se concentrent Montmartre, le Louvre, etc. pour percevoir ce que cela induit en terme de pollution. De plus, même à l’arrêt les moteurs tournent et continuent de polluer.
Mais je sais également la vocation internationale de Paris. Je pense que l’on doit pouvoir faire coexister deux objectifs qui ne sont qu’apparemment contradictoires : réduire la contribution de ces bus à la pollution et maintenir la vocation touristique de la capitale, qui ne pourrait d’ailleurs que bénéficier d’une image de ville peu polluée. Les professionnels du tourisme le savent bien. Nous en parlons avec Messieurs Pierret et Jean-Claude Gayssot, et Mesdames Michelle Demessine et Dominique Voynet.
Je souhaite pour des raisons de santé publique, que tous les partenaires impliqués puissent réfléchir à la possibilité de limiter et/ou réguler la circulation des cars de touristes à Paris.
Il y a plusieurs voies complémentaires à explorer. Par exemple : développer des lignes de transport touristique propre dans Paris. La RATP a un projet en cours d’élaboration, avec des bus au gaz, pour assurer certains circuits touristiques dans la capitale. C’est une excellente piste. Il faut aussi éviter que les cars de touristes puissent pénétrer dans certaines zones et qu’ils tournent à vide. Il conviendra d’aménager des places de parkings nombreuses à la périphérie. Il faudra que nous soyons volontaires et imaginatifs. Pourquoi ne pas explorer les possibilités de développer des navettes électriques ou au gaz pour les touristes dont les cars seraient parqués sur des sites plus éloignés.