Texte intégral
France Inter : mardi 4 mars 1997
A. Ardisson : Une heure de débrayage vendredi dans les usines Renault, jusqu’où peut aller la solidarité des travailleurs français et espagnols – encore que vous ne pouvez pas parler pour les Espagnols ?
L. Viannet : Moi, je souhaite qu’elle aille le plus loin possible puisqu’en définitif, on n’est pas devant un problème belge seulement, on est en présence d’une stratégie de groupe qui est particulièrement dévastatrice pour l’emploi. La fermeture de cette usine de Vilvorde est particulièrement dramatique, et moi, tout de suite, je tiens à exprimer ma solidarité la plus complète avec les salariés et la réaction qu’ils conduisent. Mais elle s’inscrit dans une stratégie du groupe Renault qui supprime des emplois depuis des années et des années au nom de la rentabilité et de l’augmentation de la productivité, qui, à chaque fois, se retrouve en présence d’affaiblissements industriels qui alourdissent la facture. Parce que, quand même, on va fermer une usine moderne, elle est moderne cette usine de Belgique, on y a fait des investissements il y a peu de temps, elle bénéficie d’un personnel qualifié ! Alors que le groupe a besoin de ces outils de production, nous sommes en train de vivre le scandale…
A. Ardisson : En même temps, il est en surproduction et il enregistre des pertes énormes ?
L. Viannet : Comment ? Comment « en surproduction » ? Nous sommes en train de vivre le scandale de la Scénic où les clients attendent plusieurs mois avant de pouvoir recevoir la voiture, où la direction de Renault a reculé la mise en vente de ce produit sur les pays européens parce que le groupe n’est pas capable d’assurer la production. Quant au prétexte du déficit, je pense qu’il faut savoir – parce que c’est scandaleux ! – que le déficit présenté au bilan 1996 est dû, en grande partie, à une provision pour restructuration inscrite dans les chiffres, c’est-à-dire que l’on commence par inscrire l’argent que l’on va dépenser pour supprimer des emplois et ensuite, on se sert du déficit provoqué pour justifier la suppression d’emplois. Cela, c’est quelque chose d’absolument intolérable et cela l’est d’autant plus que cela nous annonce des secousses très fortes en France même.
A. Ardisson : Alors justement, depuis hier, on parle d’une nouvelle suppression de 3 000 emplois environ en France chez Renault. En dehors de la presse, est-ce que vous en avez eu vent vous-même, par les voies officielles, si je puis dire ?
L. Viannet : Vent, je ne sais pas mais en tout cas, ce que je sais, moi, c’est que le PDG de Renault, accompagné de son collègue de PSA, sont allés voir le gouvernement il y a très peu de temps pour dire : on a besoin de supprimer 40 000 emplois ! Le gouvernement refuse de rentrer dans la mécanique proposée par les PDG et le PDG de Renault, le groupe Renault s’orientent vers la mise en place de cette stratégie de suppressions d’emplois sans se préoccuper des conséquences sociales.
A. Ardisson : Vous n’appréciez pas la démarche qui consistait à vouloir rajeunir la pyramide des âges, c’est-à-dire que c’était des préretraites mais aussi des embauches de jeunes ?
L. Viannet : Oui, c’était 40 000 préretraites pour les deux groupes pour 14 000 embauches de jeunes. Au total, il y avait quand même 26 000 emplois qui passaient à la trappe. C’est cette stratégie-là qu’essaie de mettre en place maintenant le PDG de Renault. C’est une stratégie qui aboutit, je le répète, à l’affaiblissement industriel du groupe et qui est annonciatrice de nouvelles difficultés alors qu’en réalité, ce groupe a besoin d’une dynamique économique, ce groupe a des marchés à reconquérir, ce groupe a des possibilités d’écoulement de produits qui sont absolument considérables et enfin, moi, je considère que ce groupe a le devoir justement, parce qu’un certain nombre de problèmes se posent, de donner l’exemple en matière de réduction du temps de travail sans perte de salaire, de donner l’exemple en matière de départs en retraite compensés par des embauches de jeunes, de donner l’exemple en regard des impératifs que le PDG lui-même fixe au groupe Renault ?
A. Ardisson : Dans la foulée de Renault, est-ce que PSA risque de suivre ? Vous rentrez du congrès de la Fédération de la métallurgie CGT, ce sont des choses dont on doit parler là-bas ?
L. Viannet : Oui, mais le congrès a commencé hier seulement. Le PDG de PSA aussi en parle puisque M. Calvet a fait une longue déclaration, en disant : je n’ai pas l’intention de modifier mes projets pour 1997 parce que mes modifications d’effectifs, je les prévois à long terme. C’est un petit coup de pied dans les chevilles de Schweitzer mais…
A. Ardisson : Oui, ils ne s’aiment pas beaucoup. En clair, est-ce que l’on s’attend, dans l’automobile, à une crise comparable à celle de la sidérurgie ?
L. Viannet : Je pense que notre pays a les moyens d’éviter une crise comparable à la sidérurgie dans l’automobile puisque l’automobile est quand même un produit qui a encore des perspectives. Renault a apporté la preuve que, sur les nouvelles gammes, il est capable de réaliser des performances absolument importantes et l’exemple de la Scénic le prouve. Donc, il n’y a aucune raison pour que l’industrie automobile française se situe en position de complexe par rapport aux perspectives de développement. Ceci étant, nous venons de vivre plusieurs péripéties avec les primes décidées par le gouvernement pour relancer les ventes, qui montrent que c’est une politique un peu à courte vue, tout cela.
A. Ardisson : C’est-à-dire ? Est-ce que vous souhaiteriez qu’elle continue, que l’on continue à verser des primes à la casse ?
L. Viannet : Je pense que c’est la preuve la plus évidente qu’il y a un problème très grave de pouvoir d’achat dans ce pays, qui pèse sur la consommation. La meilleure preuve, c’est que lorsque l’on crée des conditions un peu plus souples pour acquérir des voitures automobiles, cela marche.
A. Ardisson : Jeudi, il doit y avoir une grève des fonctionnaires, il y a également un mouvement qui couve dans les hôpitaux publics, est-ce que tout cela n’est pas un petit peu décalé justement, par rapport aux problèmes que nous venons d’évoquer et par rapport aux problèmes de l’industrie ?
L. Viannet : Pas du tout. Moi, je pense que la revendication que posent les fonctionnaires par rapport à leur pouvoir d’achat est un des éléments qui peuvent aider à relancer la consommation dont tout le monde considère qu’elle est insuffisante et j’ajoute que le contentieux que le gouvernement s’acharne à vouloir maintenir est un contentieux qui porte maintenant sur plusieurs années. Moi, je souhaite que cette grève du 6 mars soit particulièrement puissante, justement parce qu’elle va exprimer une forme de solidarité entre le besoin de développer l’industrie, le besoin de relancer le pouvoir d’achat, le besoin de mettre en œuvre une autre politique de l’emploi dans ce pays.
A. Ardisson : Et dans les hôpitaux, on s’oriente vers un conflit dur ?
L. Viannet : On est dans un conflit dur. Ce n’est pas « on s’oriente vers », on est dans un conflit dur parce que les réductions budgétaires qui conduisent à supprimer les congés, à supprimer les remplacements, à fermer les services, à supprimer des établissements crée une situation que le personnel ne peut plus supporter : toutes catégories confondues, y compris les médecins. Et l’annonce dans les prochaines heures du budget de l’Assistance publique de Paris va forcément donner encore plus d’élan, et l’on va vers des conflits très forts, très unitaires, très puissants qui vont conduire le gouvernement à revoir sa position parce que les dernières propositions que vient de faire le ministre, M. Barrot, qui ne visent qu’à donner des primes pour pouvoir supprimer plus facilement des emplois, ne peuvent qu’aviver encore la colère des personnels, et la CGT les soutiendra jusqu’au bout.
RTL : jeudi 6 mars 1997
RTL : Il n’y a pas de façon douce d’annoncer de telles mesures vient de déclarer Louis Schweitzer.
L. Viannet : Je crois qu’il ne faut pas se tromper de critiques. Bien sûr que la forme est détestable. Je dirais qu’elle traduit purement et simplement le mépris des hommes et des femmes qui caractérisent aujourd’hui le comportement de beaucoup de dirigeants d’entreprises qui ont des réflexes de machine à calculer. Mais c’est le fond qui est inacceptable. En définitive, la décision du PDG de Renault ne répond nullement à une stratégie industrielle mais uniquement financière. D’ailleurs la réponse de la Bourse a été immédiate puisque l’action de Renault a augmenté de 13 %. Mais sur le plan social, sur le plan industriel et sur le plan commercial, bonjour les dégâts. C’est une stratégie absolument désastreuse qui va quand même se traduire cette année par 3 000 suppressions d’emplois en Belgique, plus de 3 000 suppressions d’emplois en France.
RTL : Sur le fond, le gouvernement affirme que si on ne l’avait pas fait maintenant, ça aurait été encore plus dur ?
L. Viannet : Ça fait des années qu’on entend ce genre de discours. Renault a supprimé près de 50 000 emplois dans les années 1980, près de 6 000 sur les trois dernières années. Or le résultat, il se mesure à quoi ? Il se mesure en termes de gâchis, de gâchis commercial parce que Renault est en perte de marché depuis deux ans, de gâchis industriel parce qu’on est en train de sacrifier une usine moderne à Vilvorde et le PGD vient de le confirmer encore tout de suite, dans laquelle on avait fait de gros investissements, il y a à peine quatre ans, une usine qui peut donc contribuer au développement du groupe. Mais à condition qu’on veuille développer le groupe. Or l’exemple lamentable de la Scénic, modèle pour lequel Renault est aujourd’hui incapable de répondre à la demande, montre que l’objectif n’est pas le développement.
RTL : Est-ce qu’il y a encore la place en France pour deux groupes automobiles ?
L. Viannet : C’est une question qu’il faudrait se poser. Ça fait des années et des années que la CGT se bat pour ce que nous appelons des coopérations franco-françaises.
RTL : Elles ont déjà commencé ?
L. Viannet : Oh là, on en est à peine aux premiers balbutiements. Le seul point sur lequel les deux groupes se sont vraiment mis d’accord, c’est pour aller trouver le gouvernement en disant : il faut absolument qu’on supprime 40 000 emplois. Mais, par contre, sur le plan de la coopération technologique, sur le plan de la coopération commerciale, rien du tout. Alors, moi je crois qu’il faut mesurer l’importance du gâchis social parce qu’en fait, ces suppressions d’emplois vont se traduire par une aggravation considérable des conditions de travail qui sont déjà épouvantables. Et alors, ce qui se passe chez Renault, c’est vrai chez Michelin, c’est vrai chez Moulinex et, dans une certaine mesure, différent, c’est vrai, à PSA. Autrement dit, on est en présence d’une véritable tartufferie en matière d’emploi. On a un gouvernement qui parle de priorité à l’emploi, un patronat qui fait semblant de se larmoyer sur la situation de l’emploi et la plupart des décisions qui sont prises sont des décisions de casse.
RTL : Pour l’Europe, vous diriez que c’est un acte d’accusation ?
L. Viannet : Vous savez, je suis tout à fait convaincu que compte tenu de ce qu’est la stratégie conduite dans le groupe Renault, comme hélas dans beaucoup d’autres groupes industriels, y compris s’il n’y avait pas la construction européenne, il est certain que le PDG aurait cherché à aller dans cette direction. Ce que je constate par contre, c’est que contrairement à tous les discours que l’on affirme et que l’on présente pour vanter les mérites de l’Europe, je constate que l’Europe est absolument absente de ce débat alors que son rôle devrait être précisément d’éviter ce genre de mise en concurrence, d’éviter les délocalisations, d’éviter les dispositions qui, plutôt que d’aller dans le sens de la coopération, vont dans le sens d’un aiguisement de la concurrence, d’un affrontement entre les groupes et cela, c’est assez lamentable.
RTL : Sur le plan social pour Renault, en France, qui sera rendu public la semaine prochaine, est-ce que vous allez vous battre pour la question de la retraite à 55 ans ?
L. Viannet : On est quand même en présence d’une situation assez extraordinaire. En même temps, les entreprises multiplient les propositions de plans de restructuration et jettent à la rue des salariés de 55, voire 54, voire 53 ans, et en même temps partent en guerre contre toute idée d’avancement de l’âge de la retraite qui pourrait être compensé par une embauche de jeunes. Le résultat c’est qu’on a la situation que l’on connaît. On approche maintenant les 13 % de la population active qui se trouve au chômage. Moi je dis très tranquillement que si le PDG de Renault espère jouer les Belges contre les Français, il se trompe parce que les salariés français sont frappés avec la même brutalité et moi, je me félicite de ce qui s’est passé ce matin au comité central d’entreprise de Billancourt avec la présence des salariés belges. Mais ce qui va se passer dans les jours qui viennent, syndicats et salariés, belges et français, sont bien décidés d’affirmer très fort leur volonté de ne pas se laisser faire.
RTL : Un mot sur la grève des fonctionnaires. 20 % de grévistes, selon le ministère. C’est donc moins suivi qu’en 1995 et 1996.
L. Viannet : Je crois qu’il faut quand même faire remarquer que c’est la première fois depuis pas mal de temps que nous avions affaire à un mouvement de la seule fonction publique. Toutes les campagnes de culpabilisation à l’égard de ces fonctionnaires – qui osent avoir la garantie de l’emploi ! – pèsent incontestablement. Ceci étant, quelles autres possibilités ont aujourd’hui les fonctionnaires face à un gouvernement qui refuse la négociation ? Il y a le blocage des salaires pour 1995 et 1996 et le gouvernement passe cela pour pertes et profits, mais il persiste dans les mesures pour 1997 et 1998. Même si ce n’est pas du blocage, ce sont des mesures qui vont entériner de nouvelles baisses. Or nous avons besoin dans ce pays vraiment de relancer la consommation. Nous avons besoin d’augmenter les salaires et pas seulement dans la fonction publique. En plus, j’ajoute que parmi les motifs de colère des fonctionnaires, il y a aussi le problème de l’emploi avec un développement préoccupant de la précarité. L’exemple des maîtres auxiliaires dans l’enseignement est là pour le confirmer. On peut ajouter à cela une montée de réaction extrêmement forte dans les hôpitaux, à La Poste et dans d’autres secteurs publics du fait, précisément, du manque d’effectifs, voire même de la suppression d’un certain nombre d’effectifs.
RMC : jeudi 6 mars 1997
P. Lapousterle : Êtes-vous satisfait que le président de la République se soit déclaré hier choqué par la méthode du PDG de Renault, que celui-ci ait été convoqué à Matignon et que Renault ait pris l’engagement d’ouvrir des négociations au plus vite ?
L. Viannet : Je considère que se déclarer choqué au bout, quand même, de cinq jours, parce que cela fait plus de cinq jours que la mesure a été annoncée, c’est le moins qu’il pouvait faire compte tenu de la force de la réaction en Belgique. Ce que je note ce matin, c’est qu’il y a un certain nombre de critiques sur la forme et elle est critiquable, la forme. Elle est critiquable parce que, d’une part, elle traduit le mépris pour les hommes et les femmes qui anime maintenant les décideurs des entreprises, qui se conduisent beaucoup plus comme des machines à calculer que comme des hommes responsables et pas seulement responsables de leur entreprise mais aussi des conséquences de la gestion de leur entreprise. Ce qui me paraît grave, c’est le fond de l’affaire, c’est-à-dire que l’on est en présence d’une stratégie qui n’est pas nouvelle puisque Renault est un groupe qui en est à près de 50 000 suppressions d’emplois et l’on voit bien où cela conduit. Cela conduit à l’affaiblissement industriel, cela conduit à la situation de la Scénic où la direction du groupe est incapable de répondre à la demande, c’est-à-dire incapable de s’appuyer sur une réussite technologique pour redynamiser une politique commerciale dynamique. Et enfin, je crois que du point de vue des stigmates que représente une telle stratégie, la chose la plus évidente, c’est la montée de la Bourse après l’annonce des suppressions d’emplois. L’action Renault prend 13 % parce que l’on annonce des suppressions d’emplois. Le PDG parle et c’est la Bourse qui répond : bravo ! Continuez ! Cassez les emplois ! Affaiblissez l’entreprise ! Mais, pour le moment, cela rapporte de l’argent. C’est à mon avis quelque chose d’absolument suicidaire !
P. Lapousterle : Vous demandez le départ de Louis Schweitzer ?
L. Viannet : Ce que nous demandons surtout, c’est un changement profond de la stratégie industrielle et pas seulement du groupe Renault. Moi, je considère qu’aujourd’hui, les discours larmoyants aussi bien du gouvernement, du président de la République que du patronat et des décideurs dans les entreprises, ce sont des tartufferies. On parle de priorité à l’emploi et chaque jour, on nous annonce des mesures nouvelles de suppression d’emplois, de fermeture d’entreprises !
P. Lapousterle : Est-ce que vous admettez qu’il faille quand même – puisque Renault fabrique des voitures un peu chères pour les vendre – prendre les mesures nécessaires pour que l’entreprise puisse vivre et vendre ses voitures et faire travailler les gens qui y travaillent encore ? Est-ce que cela vous paraît quelque chose d’indispensable, quand même ?
L. Viannet : Cela s’insère dans tout un ensemble d’éléments que l’on doit prendre en compte. Moi, je note surtout que ce qui se passe dans l’industrie automobile, et en particulier en France, prouve ce qui est reconnu maintenant par tout le monde, que nous sommes en présence, avant tout, d’un problème d’insuffisance de consommation, donc d’insuffisance de pouvoir d’achat. La meilleure preuve, c’est que les primes qui ont été plus ou moins décidées avaient conduit à une augmentation des ventes et à une augmentation des ventes des voitures de bas de gamme.
P. Lapousterle : C’est peut-être ce que l’on paie aujourd’hui aussi ?
L. Viannet : Non, je ne crois pas. Je crois que ce que l’on paie, c’est l’insuffisance du pouvoir d’achat. Ce que l’on paie, c’est une stratégie industrielle et une stratégie commerciale qui, au lieu de jouer à fond ces atouts, se coule dans le moule de la mondialisation et aboutit à cela.
P. Lapousterle : Qui est responsable dans ces affaires ? Qui doit régler le problème, c’est l’État ou c’est Renault, appartenant maintenant au privé ?
L. Viannet : Moi, je pense que le gouvernement ne s’en tirera pas en disant que Renault est aujourd’hui une entreprise privée, pour une raison très simple, c’est qu’à lui seul, il a 46 % du capital, c’est-à-dire qu’il est l’actionnaire déterminant, dominant, qui peut effectivement peser dans les choix et dans les décisions. Nous avons là un exemple tout à fait caractéristique, y compris de la nocivité des bases sur lesquelles se fait la construction européenne, des mensonges que l’on raconte tous les jours sur la volonté de coopérer, la volonté de faire en sorte que cette construction européenne serve les intérêts des différents acteurs alors qu’en définitive, elle n’est qu’un terreau sur lequel se développe maintenant une politique de mise en concurrence draconienne, mise en concurrence des salariés entre les régions, entre les pays, voire même maintenant entre les départements !
P. Lapousterle : Aujourd’hui, vous appelez avec six autres organisations cinq millions de fonctionnaires à la grève. On n’a pas l’impression, ce matin, que l’on soit à la veille d’un mouvement vraiment offensif ?
L. Viannet : Je pense que, pour juger la force d’un mouvement, mieux vaut attendre qu’il se déroule. Ceci étant, je crois que ce qui est important de dégager aujourd’hui, c’est la légitimité de cette riposte. Voilà un gouvernement qui a pratiquement bloqué les salaires en 1995, qui a bloqué intégralement les salaires en 1996, qui refuse de négocier, qui décide unilatéralement une augmentation de 1 % pour 1997 qui ne va même pas compenser la hausse des prix pour cette année 1997, qui laisse entier un contentieux alors que tout le monde reconnaît qu’il y a un problème de pouvoir d’achat très sérieux. La fonction publique n’échappe pas au développement de la précarité, les différentes restrictions budgétaires ou suppressions de postes ont été décidées dans l’Éducation nationale, dans la plupart des autres secteurs de la fonction publique et dans les hôpitaux, et tout cela conduit maintenant à une véritable explosion de colère parce que les conséquences sur les conditions de travail sont épouvantables !
P. Lapousterle : Mais moi, je connais des millions de gens qui prendraient 2,4 % d’augmentation et une garantie de l’emploi pour les deux ans qui viennent, j’en connais beaucoup. C’est quand même le statut des fonctionnaires.
L. Viannet : Et alors ? Des millions de gens qui prendraient quoi ?
P. Lapousterle : Qui prendraient le marché, qui diraient : d’accord !
L. Viannet : Autrement dit, à partir du moment où il y a cinq millions de chômeurs à cause d’une conception de la gestion des entreprises, d’une stratégie absolument lamentable, d’une domination des puissances d’argent, d’une montée des profits à la Bourse, il faudrait que, par solidarité avec les chômeurs, les fonctionnaires acceptent une baisse de leur pouvoir d’achat qui aboutit bel et bien à une nouvelle augmentation du chômage parce qu’elle pèse sur la consommation et sur le niveau de l’activité. Je crois que c’est vraiment la spirale de l’abandon et de l’acceptation du déclin qui se retrouve dans les décisions du gouvernement, qui ne concernent d’ailleurs par seulement la fonction publique. Mais moi, je suis bien obligé de constater – parce qu’on le vérifie tous les jours – que cette position du gouvernement par rapport aux fonctionnaires sert d’encouragement pour l’ensemble du patronat pour serrer la vis sur le plan des salaires.
P. Lapousterle : L’information circule selon laquelle vous ne seriez plus candidat à votre propre succession à la CGT l’an prochain, est-ce que ce sont des faux amis un peu pressés, chez vous, qui font circuler cela ?
L. Viannet : Je pense que, très sereinement, la question sera examinée quand elle se posera. Pour le moment, je dois vous dire que le secrétaire général de la CGT, la direction de la CGT, les militants et les militantes de la CGT ont autrement plus de pain sur la planche pour construire la riposte des salariés que pour poser, deux ans à l’avance, des problèmes qui ne sont pas à maturité aujourd’hui.
RTL : mardi 18 mars 1997
O. Mazerolle : L’eurogrève à Bruxelles au sujet de la fermeture de l’usine de Renault Vilvorde : on a vu ce défilé dimanche. Est-ce que c’est une image d’Épinal pleine de bons sentiments ou bien la lutte syndicale au niveau européen ? C’est un vrai mouvement qui se dessine ?
L. Viannet : Je pense que l’on a assisté, dimanche, à une première dans son genre – c’est-à-dire qu’il y a déjà eu des manifestations au niveau européen, pas beaucoup, il faut bien le reconnaître – mais par sa combativité et par les objectifs qu’elle portait, je crois que l’on a assisté, dimanche, à une manifestation qui va compter et qui aura des suites parce qu’elle reflète une prise de conscience grandissante sur la nécessité pour le syndicalisme et pour les salariés de se faire entendre avec beaucoup de force, si vraiment on veut que cette construction européenne soit autre chose qu’une simple construction sous la loi du marché.
O. Mazerolle : Donc, lutte au niveau européen et plus seulement à l’intérieur des frontières nationales ?
L. Viannet : Les deux. Ce ne sont pas des initiatives qui s’opposent et par exemple cette semaine, il va y avoir à nouveau, ici en France, une initiative le 20 mars sur l’ensemble du secteur automobile, initiative dans laquelle vont venir en renfort les salariés belges. À mon avis, ceci va aider un cheminement des idées sur deux choses. Premièrement, c’est nécessaire pour les salariés d’Europe de mener la lutte chacun dans leur pays et, chaque fois que cela est possible, de la mener ensemble ; deuxièmement, la manifestation de Bruxelles l’a prouvé : c’est possible de parvenir à une mobilisation de très haut niveau en Europe. De ce point de vue, la prochaine initiative organisée à l’appel de la Confédération européenne des syndicats, qui aura lieu le 28 mai, peut permettre une véritable démonstration de force des salariés d’Europe.
O. Mazerolle : Il vous reste tout de même des divergences parce que la plupart des syndicats disent : « nous, on ne combat pas Maastricht, ce n’est pas une lutte anti-Maastricht », mais vous, vous combattez Maastricht ?
L. Viannet : Ce que l’on combat surtout, c’est la façon dont les critères de convergence se traduisent dans les différents pays. Vous savez, au-delà des slogans, lorsque les Allemands se battent contre les restrictions budgétaires, lorsque les Italiens luttent contre les conséquences du budget sur les conditions de travail, retraite, c’est en définitive une seule et même stratégie qui est appliquée dans l'ensemble des gouvernements européens, qui provoque partout les mêmes conséquences et qui, de fait, va susciter partout des réactions très fortes.
O. Mazerolle : Vous parliez, à l’instant, de la Confédération européenne des syndicats. La CGT n’en est pas membre et si elle n’en est pas membre, c’est essentiellement dû à l’opposition d’un certain nombre de syndicats, dont la CFDT, qui disent que le syndicalisme moderne est un syndicalisme réformiste alors que la CGT est purement contestataire ?
L. Viannet : D’abord, je pense que, pour que la formule soit exacte, vous auriez dû dire : la CGT n’est pas encore membre de la CES puisque non seulement nous avons fait la demande d’adhésion…
O. Mazerolle : C’est bien ce que je dis, c’est là que les autres ont dit non.
L. Viannet : L’adhésion de la CGT est actuellement en discussion. Il y a un premier débat au sein du comité exécutif de la CES, il va y en avoir d’autres. Et je pense qu’une manifestation comme celle de dimanche, manifestation qui était organisée par les syndicats belges et où la CES était présente et où la CGT était présente…
O. Mazerolle : Faire un ensemble syndical au niveau européen ce n’est pas de la poudre de Perlimpinpin ?
L. Viannet : Moi, je pense que les réalités s’imposent à tout le monde. Si, véritablement, la prise de conscience grandit, si le patronat, le gouvernement n’ont pas au niveau de Bruxelles des politiques différentes de celles qu’ils ont au plan national et si on veut qu’elles soient différentes, si on veut que les intérêts des salariés, les problèmes de l’emploi, les problèmes de développement économique, les problèmes de relance industrielle soient pris en compte dans la construction européenne, il n’y a pas de miracle, cela ne tombera pas du ciel. Il faut absolument que les syndicats tapent du poing sur la table et je pense que l’exemple de dimanche a été significatif de ce point de vue.
O. Mazerolle : Tout à l’heure, à ma question sur Maastricht, je ne vous ai pas trouvé très vigoureux : vous êtes toujours résolument totalement contre Maastricht ou bien vous dites : « finalement on peut peut-être essayer d’améliorer » ?
L. Viannet : Nous sommes résolument contre Maastricht et nous l’avons été au moment du référendum en France. Je ne vois pas pourquoi, à partir du moment où, dans la mise en œuvre des grandes orientations de Maastricht, tout confirme que nous avions raison de montrer la nocivité de ce traité, je ne vois pas pourquoi on changerait d’opinion aujourd’hui.
O. Mazerolle : Autre sujet : la CGT vient de lancer une campagne en France contre le racisme et pour la fraternité, cela veut dire qu’il est temps de sonner l’alarme dans les entreprises, il y a un problème ?
L. Viannet : Il n’y a pas seulement un problème dans les entreprises, mais les entreprises n’échappent pas à cette montée des idées défendues, propagées par le Front national et avec le trouble que cela provoque. C’est d’ailleurs une des raisons qui nous a conduits à nous engager avec beaucoup de vigueur contre la loi Debré. Justement parce que le fond même de la loi Debré tend à accréditer l’idée que ce sont les immigrés, que c’est le phénomène de l’immigration qui est responsable pour l’essentiel des difficultés économiques et sociales que connaît le pays. Cela va exactement dans le sens des thèses du Front national. Lorsque nous voyons le Front national essayer de constituer des faux syndicats, effectivement, il y a vraiment besoin de se mobiliser.
O. Mazerolle : Si beaucoup d’ouvriers, y compris peut-être des membres de la CGT, votent pour le Front national aux élections législatives, est-ce que c’est la faute du Front national ou est-ce que ce n’est pas, au contraire, la preuve d’une défaillance de beaucoup de gens, y compris des syndicats, à commencer par les syndicats et à commencer par le vôtre ?
L. Viannet : Je ne sais pas s’il faut commencer par les syndicats. Je crois que nous sommes en présence d’un problème très sérieux, très grave. Tant que la situation économique et sociale restera ce qu’elle est, tant que l’on aura une jeunesse complètement privée de perspectives, tant que l’on aura un taux de chômage qui dépassera les quatre millions, qui approchera les cinq millions, on aura un terrain favorable pour les thèses racistes, pour les idées d’exclusion, pour cette démarche que porte le Front national, qui tend à accréditer l’idée que l’adversaire c’est l’autre, c’est celui qui n’a pas la même couleur, qui n’a pas la même religion, qui n’a pas la même origine. C’est cela qu’il faut combattre parce que les valeurs essentielles du syndicalisme, ce sont des valeurs de solidarité et des valeurs de rassemblement. C’est pour cette raison, d’ailleurs, que je me félicite premièrement que toutes les organisations syndicales aient protesté en même temps et interpellé le gouvernement sur la nécessité d’empêcher le Front national de constituer de faux syndicats et, deuxièmement, que toutes les organisations syndicales se positionnent d’une façon sans aucune ambiguïté contre les thèses défendues par Le Pen et consorts.
France 2 : jeudi 20 mars 1997
G. Leclerc : La rencontre, hier à Beauvais, entre les syndicats de l’usine belge de Vilvorde et le PDG de Renault s’est soldé par un échec. Louis Schweitzer est resté intraitable : la fermeture de l’usine est irrévocable. Est-ce que l’on pouvait espérer un autre résultat ?
L. Viannet : En tout cas, je considère que le conflit n’est pas terminé, que la pression que les syndicats vont continuer d’exercer va et doit aller en s’intensifiant. Et c’est pour cette raison que je considère que la réponse du PDG, pour le moment, non seulement n’est pas définitive mais est vraiment insupportable parce que, dans ce plan qui se prépare, le PDG s’apprête allègrement à mettre 3 000 salariés à la rue – qu’ils soient belges ou français puisqu’il va y avoir également 3 000 suppressions d’emplois en France. Cela ne lui pose vraiment aucun problème. Ce n’est pas son affaire. De toute évidence, on a besoin de l’usine de Vilvorde dans la mesure où, à tout moment, elle peut intervenir sur les fabrications des différentes gammes. Cela n’a pas d’importance ! À partir du moment où on est engagé dans une stratégie financière, c’est-à-dire à partir du moment où la direction fait le choix de vendre moins de voitures pour gagner plus d’argent sur chaque voiture vendue, alors la place et le rôle des hommes n’a vraiment plus aucune importance.
G. Leclerc : Il y a quand même une réalité économique : 5 milliards de pertes, moins 16 % d’immatriculation en février. Il faut bien gérer ces chiffres.
L. Viannet : Oui, on va regarder les deux éléments, l’un après l’autre : moins 16 % d’immatriculations en février, c’est vrai, mais en même temps, une demande très forte de la Scénic à laquelle le groupe Renault est incapable de répondre, il retarde même la présentation du modèle sur les pays étrangers parce qu’il n’a pas investi, parce qu’il a une insuffisance de personnel. Quant aux 5 milliards, parlons-en ! Moi, je trouve tout à fait indécent que le PDG de Renault ose présenter un bilan dans lequel il introduit, à l’avance, les dépenses que vont lui coûter les licenciements, pour accentuer le déficit qui est présenté dans le bilan. Mais c’est proprement insupportable dans un pays où on est quand même maintenant à plus de 4 millions de « sans-emploi » et où tout le monde répète chaque jour : « le problème numéro un, c’est l’emploi » .
G. Leclerc : Louis Schweitzer a été mis en cause par des personnalités proches du gouvernement. Vous êtes, vous aussi, partisan de son départ ?
L. Viannet : Loius Schweitzer a été mis en cause par un certain nombre de personnalités du gouvernement mais qui sont d’accord avec le plan, en dépit de tout. Ce qu’on lui reproche, c’est sans doute de s’y être pris avec beaucoup de brutalité, mais vous savez, cette brutalité, c’est maintenant la réalité que les salariés vivent tous les jours dans les entreprises. Tout simplement parce que, vraiment aujourd’hui, les hommes et les femmes n’ont pas leur place dans les machines à calculer qui servent de cœur aux grands dirigeants d’entreprise.
G. Leclerc : À Bruxelles, tous les syndicats étaient côte à côte pour la manifestation. L’unité syndicale est plus facile à Bruxelles qu’à Paris ?
L. Viannet : Je crois que c’est une même démarche. Si les organisations syndicales se sont retrouvées au coude à coude à Bruxelles, c’est parce que, y compris en France, progressivement les actions qui se déroulent sont de plus en plus unitaires, la prise de conscience des réalités place l’ensemble des organisations syndicales devant la nécessité d’assumer leurs responsabilités. Et moi, je me félicite que cette manifestation de Bruxelles ait permis de faire prendre conscience aux salariés de France, de Belgique, d’Espagne, d’Allemagne, d’Italie, qu’en définitive, si véritablement ils se prennent par la main, s’ils aident à ce que les syndicats se trouvent rassemblés, ils ont les moyens de peser sur les choix et les décisions et cela, c’est l’avenir de la France et l’avenir de l’Europe, et en particulier de l’Europe sociale.
G. Leclerc : Dans six semaines, c’est le 1er mai : 1er mai unitaire alors ?
L. Viannet : Nous ferons tout pour cela. Je pense que cette année 1997 doit être l’occasion d’un grand 1er mai unitaire et je ne désespère pas du tout d’y parvenir.
G. Leclerc : Les internes : le mouvement se durcit, des syndicats de médecins rejoignent le mouvement et annoncent une grève de soutien. Quelle est votre position sur ce conflit ?
L. Viannet : Moi, ce que je constate, c’est que le conflit des internes est venu se greffer sur une multitude de conflits qui se développent maintenant dans les hôpitaux et en particulier dans les CHU, toutes catégories de personnel confondues. Parce que, sur une situation déjà dégradée que personne ne conteste, avec des conditions de travail difficiles voire infernales dans un certain nombre de sites, les restrictions budgétaires vont se traduire par des suppressions de congés, par des suppressions de postes, par une exigence…
G. Leclerc : Ce n’est pas le problème des internes. Est-ce que l’on peut faire l’économie d’un plan de réduction des dépenses de santé en France ?
L. Viannet : Peut-être qu’il aurait fallu regarder d’abord le problème du financement de la protection sociale. Ce que l’on n’a pas fait. On s’est contenté de faire payer un peu plus les assurés sociaux en se rendant compte, aujourd’hui, que cela conduit à l’impasse. Tout simplement parce que ce dont souffre le Sécurité sociale, avant tout, c’est premièrement du niveau important de chômage dans ce pays, deuxièmement d’un développement de la précarité qui coûte à la Sécurité sociale et qui pèse sur ses ressources. Et ce qu’a mis en place le gouvernement – il ne faut pas tricher – c’est une politique de réduction des soins. Et c’est bien à partir de cette prise de conscience-là que, maintenant, les médecins et les internes disent : « ce n’est plus possible ». Et effectivement, ce n’est plus possible. Et moi, je dis très sérieusement que c’est un conflit dont on n’a pas fini de parler.