Texte intégral
L’Économie : Depuis trois ans, l’économie française est engagée dans un processus de libéralisation qui met fin à trente années de dirigisme. La libération des prix industriels en a été l’étape la plus marquante. Dans votre esprit, celle-ci devait s’accompagner d’un renforcement de la concurrence. Faut-il déduire de vos hésitations actuelles à libérer les marges du commerce et les prix des services que ces deux secteurs n’ont pas joué correctement le jeu du marché ?
René Monory : J’ai dit à plusieurs reprises qu’en matière de libération des prix, nous procéderions par étapes.
Notre industrie est soumise à une concurrence internationale active. Aussi avons-nous libéré, dès l’été 1978, et en quelques mois, les prix des produits industriels.
Dans les services et la distribution, les conditions d’une concurrence active et d’une bonne information des consommateurs ne sont pas toujours complètement réunies. La libération des prix ne pourra donc intervenir que progressivement, au fur et à mesure des progrès qui auront été réalisés dans ces deux domaines. C’est ce que nous avons toujours indiqué : nous n’avons pas changé de ligne.
L’Économie : En voulant dynamiser la concurrence, facteur de régulation des prix, n’êtes-vous pas en train de tomber dans ce travers typiquement français qui consiste, pour résoudre un problème, à élaborer une nouvelle réglementation ?
René Monory : Il n’est pas question de mettre en place une nouvelle réglementation. Celle qui existe est suffisante. Il s’agit surtout de la faire connaître, et de la faire respecter. C’est le rôle de mes services de la concurrence et de la consommation, et c’est celui de la commission de la concurrence. Dans ce domaine, il faut que nous soyons vigilants, sans bien sûr tomber dans un système de contrôle tatillon. Mais, voyez-vous, l’exercice d’une concurrence saine et loyale est indispensable : pour les consommateurs tout d’abord, car la concurrence est le moyen le plus sûr d’assurer des prix équitables ; pour les entreprises ensuite, qui doivent s’adapter aux réalités de la compétition internationale, où la concurrence est la règle ; mais, plus largement, pour l’ensemble de la nation, car la concurrence est le véritable ferment du progrès économique et social.
L’Économie : Les services de la direction de la concurrence et de la consommation ont de grandes difficultés à s’adapter à l’esprit de leurs nouvelles fonctions. Leurs réticences ne sont-elles pas symptomatiques d’une mentalité qui s’accommode mal du libéralisme ?
René Monory : Votre question m’étonne beaucoup, car elle n’est à mon avis pas fondée. Je connais bien mes services de la concurrence et de la consommation : j’ai rassemblé à plusieurs reprises les responsables des services extérieurs, ceux de l’administration centrale, les représentants syndicaux ; j’ai visité des directions départementales. Ce sont des services de grande qualité, animés du souci de l’intérêt public, et soucieux de mettre en œuvre dans les meilleures conditions les directives qui leur sont données par leur ministre et leur directeur général. Lorsque je suis arrivé rue de Rivoli, je leur ai demandé de réorienter complètement leur action. Ils ont pris très rapidement le virage qui était nécessaire et s’adaptent très bien à l’esprit de concurrence et de responsabilité que nous voulons promouvoir dans notre économie.
L’Économie : Des blocages n’existent-ils pas dans les relations entre producteurs et consommateurs dont le dialogue devrait être un élément essentiel de la concurrence ?
René Monory : Un véritable dialogue entre producteurs et consommateurs est indispensable dans la nouvelle politique économique qui se met en place. J’attache la plus grande importance à ce dialogue et je n’ai pas caché que son développement et son succès constituent des éléments déterminants lorsqu’est envisagée la décision de libérer les prix d’une profession.
Le dialogue entre le monde du commerce et des services et le monde des consommateurs commence seulement ; longtemps, il s’est réduit à un échange de monologues. Il y a trop souvent encore une prévention injustifiée contre les organisations de consommateurs. Celles-ci, de leur côté, ont quelquefois besoin de temps pour bien cerner les besoins de leurs mandants, dans une société de concurrence et de responsabilité.
Il faut vraiment engager ce dialogue. Je le répète : notre objectif est en effet de transférer dans un même mouvement les responsabilités aux chefs d’entreprise et aux cinquante-trois millions de consommateurs. C’est au fur et à mesure que des accords novateurs et fructueux seront conclus entre les consommateurs et les distributeurs et prestataires de service que la liberté des prix pourra être étendue à ces secteurs. La progression de la liberté sera en quelque sorte parallèle à la progression du dialogue.
Je suis pour ma part convaincu que le dialogue nécessaire s’instaurera et donnera de bons résultats : l’exemple de la réparation automobile est là pour le montrer. Grâce à la bonne volonté des uns et des autres, des réunions ont été tenues à la direction générale de la concurrence et de la consommation ; des résultats ont d’ores-et-déjà été obtenus, d’autres suivront.
L’Économie : Compte tenu de l’âpreté de la concurrence internationale, les entreprises françaises ne sont-elles pas enclines à s’entendre sur le marché intérieur pour réserver leurs forces aux marchés extérieurs ? L’exemple récent de l’Air Liquide n’est-il pas, à cet égard, révélateur ?
René Monory : Je crois que vous confondez l’Air Liquide avec une autre société ; c’est la Carboxyque française (1) qui a effectivement été sanctionnée. Très lourdement, du reste, puisque la commission m’a proposé une amende d’un million de francs et que j’ai suivi son avis. Vous le voyez, nous ne nous contentons pas de peines symboliques comme on nous l’a parfois reproché.
Il est vrai que des entreprises sont parfois amenées à s’entendre et que l’entente peut apparaître aux entreprises comme le moyen le plus simple de résister à la pression étrangère. Je crois que c’est là un raisonnement à courte vue : tôt ou tard, l’entente est condamnée, parce qu’elle est mise à jour par l’administration, et interdite, parce qu’elle ne résiste pas à la pression du marché ; mais surtout, comment peut-on raisonner en termes de marché national, alors que l’Europe existe, et que, au-delà même, la concurrence s’amorce sur un marché aujourd’hui mondial ?
Quoi qu’il en soit, notre ligne est claire : toute entente illicite sera sanctionnée, comme nous en avons déjà administré la preuve. Il n’est pas question pour moi de tolérer d’entraves à la concurrence. Et je crois que, ce faisant, je défends non seulement les intérêts des consommateurs, mais aussi les intérêts bien compris des entreprises concernées elles-mêmes.
L’Économie : En fait, Monsieur le ministre, le libre jeu de la concurrence existe-t-il ailleurs que dans les manuels d’économie ?
René Monory : Mais bien sûr, le libre jeu de la concurrence existe dans la vie économique. Ce n’est pas de ma part un article de foi. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder autour de nous, ce qui se passe chez certains pays amis, ou dans certains secteurs de l’économie française. Mais je reconnais que la concurrence est un peu « la porte étroite ». Elle impose une discipline permanente de chacun : des consommateurs, tout d’abord, qui doivent savoir la faire jouer ; des producteurs, ensuite, qui doivent comprendre qu’elle correspond à leurs intérêts à long terme ; des pouvoirs publics aussi, qui doivent veiller à éviter (ou à faire disparaître lorsqu’elles existent) les réglementations génératrices de protections excessives, d’ententes.
Oui, je le crois, la concurrence existe. Mais comme la liberté, elle est fragile : c’est le devoir de tous et de chacun, de contribuer à la sauvegarde et à la renforcer.
L’Économie : En janvier dernier, vous avez déclarez que 1979 serait l’année de la concurrence. Vous avez d’autre part indiqué votre intention de devenir le ministre des consommateurs. Pensez-vous avoir atteint ces deux objectifs ?
René Monory : Concurrence et consommation sont évidemment étroitement liées dans mon esprit. J’ai effectivement marqué ma volonté de faire de 1979 l’année de la concurrence et je crois que le bilan sera positif : d’ores-et-déjà, en un seul semestre, la commission de la concurrence a rendu autant d’avis qu’au cours de l’ensemble de l’année 1978 ; la direction de la concurrence et de la consommation avait fait six enquêtes approfondies sur les ententes et les positions dominantes au cours des six premiers mois de 1978 ; elle en a fait 39 cette année. Quant aux enquêtes sur les pratiques individuelles restrictives de la concurrence, il y en avait eu 4 800 environ au cours des six premiers mois de 1978 ; il y en a eu 3 800 au cours du seul premier trimestre de 1979. On peut dire aujourd’hui que la politique de la concurrence est crédible. Et je peux seulement regretter parfois la réserve manifestée par certains de ceux qui devraient y croire le plus.
Le ministre de l’économie est naturellement le ministre des consommateurs. Depuis seize mois maintenant, j’ai eu des contacts directs et fréquents avec les organisations de consommateurs, personnellement, et par l’intermédiaire de mes collaborateurs. J’ai reçu tout dernièrement chacune d’entre elles.
J’attache une importance considérable au développement d’un « contre-pouvoir » des consommateurs. C’est pourquoi je suis décidé à aider au maximum les organisations de consommateurs à atteindre leurs objectifs. C’est aussi pourquoi j’attache autant d’importance au développement d’un dialogue fructueux entre consommateurs et producteurs. Je suis convaincu que 1979 sera jugée comme une année importante pour l’économie de concurrence et de responsabilité que nous voulons promouvoir.
Propos recueillis par Mireille Rusinak et Nicolas Beytout
(1) La Carboxyque française est filiale à 50 % des Fromageries Bel et de l’Air Liquide dont certaines clauses de ses contrats d’exclusivité sont passées au crible par la commission de la concurrence.