Texte intégral
Le Figaro économie - 13 novembre 1997
Le Figaro économie : Pourquoi être candidat alors que le CNPF est réputé ingouvernable, et que certains estiment qu’il n’a aucun rôle à jouer.
Ernest-Antoine Seillière : Il y a d’abord des raisons de circonstances : je me suis consacré longtemps à la commission économique du CNPF, et je suis resté dans le conseil exécutif à la demande de Jean Gandois. Sa démission dramatique a fait que la recherche d’un président n’a pas été préparée : la marée s’est retirée en me laissant sur le sable !
Il y a aussi des raisons personnelles. Le groupe dont j’ai la responsabilité étant très international, je souffre de voir que l’environnement des entreprises françaises n’est pas à l’unisson du monde. Consacrer quelques années à convaincre les décideurs administratifs et politiques, et aussi l’opinion qu’il est indispensable de mettre la France aux normes et à l’heure européenne m’a paru une vraie mission.
Ma candidature est aussi très liée au projet des trente-cinq heures. Le fait que le gouvernement n’ait tenu aucun compte du jugement unanime des entrepreneurs m’a donné le sentiment qu’il y avait une situation de danger. On leur impose aujourd’hui une chose à laquelle ils ne croient pas, et à laquelle beaucoup de ceux qui le leur imposent ne croient pas non plus ! Il y a là un vrai combat à mener pour convaincre qu’il est impératif de tempérer fortement le projet. Si on ne parvient pas à obtenir ce que je souhaite, qu’on y renonce.
Cette affaire illustre d’ailleurs à quel point le CNPF est dénué de tout pouvoir. Contrairement aux syndicats, qui disposent la plupart du temps, via les services publics ou même des services privés qui s’inspirent de leurs méthodes, de moyens de paralyser le pays ; contrairement à l’État, qui dispose de la toute-puissance, les entreprises n’ont aucun moyen de s’opposer à des mesures qu’elles jugent négatives. Si ce n’est, et c’est essentiel, leur volonté ou non d’investir et d’embaucher. Et ce qui m’inquiète, c’est que cet « esprit d’entreprendre » est en train de quitter le pays, du fait de la succession de mesures qui y porte atteinte. Je dirai donc, sans prudence excessive, car elle n’est plus de mise, pourquoi ce projet est dangereux.
Le Figaro économie : Votre déclaration de candidature s’adresse d’abord aux PME. Est-ce parce que vous avez conscience que votre profil et votre parcours sont bien différents de leur réalité quotidienne ?
Ernest-Antoine Seillière : Mon histoire personnelle est très caricaturée. J’ai passé dix ans de ma vie à restructurer des entreprises, et notamment une vingtaine de PME. Je connais bien, ce terrain, et même si mon image est plutôt celle d’un homme de grande entreprise, je me sens proche des PME. C’est à leur niveau que se situe la solution de l’emploi. C’est à la façon dont elles réagiront que l’on réanimera ou non l’emploi. C’est leur sentiment à elles qu’il faut traduire, car les grandes entreprises, impliquées dans des jeux très internationaux, sont déjà devenues plus indifférentes, hélas, aux contraintes qui leur sont imposées en France.
Il y a une contradiction évidente entre la volonté affichée de poursuivre la construction européenne et la situation d’exception française, très ressentie à l’étranger, mais que nos gouvernants, presque tous issus de la fonction publique, semblent ignorer. Cela étant, mon analyse n’est pas dirigée politiquement. Les entrepreneurs sont très inquiets de la gauche, mais ont été très déçus par la droite. Ils ne cherchent pas aujourd’hui à trouver leur salut dans l’alternance. La mission du CNPF sera de convaincre nos gouvernants du nécessaire redressement de l’action pour tenir compte du monde qui nous entoure. Et c’est en entrepreneur que je m’exprimerai si je suis élu.
Le Figaro économie : Le patronat est apparu très divisé sur la stratégie à conduire. Quelle est votre approche ?
Ernest-Antoine Seillière : Il n’y a pas d’autre règle que le consensus. Les divergences étaient de pure tactique. Sur le fond, j’ai pour la première fois ressenti une véritable unanimité contre les trente-cinq heures obligatoires et généralisées à une date butoir. Quand on va au fond du dossier, on voit à quel point il est périlleux pour les entreprises, et illusoire pour l’emploi. Je serai le porte-parole des entreprises dans une société qui ne les comprend pas, et l’équipe que je formerai, le cas échéant, reflétera leur diversité. Le président du CNPF n’est le patron de rien du tout, il est l’expression des entrepreneurs et de leur créativité : c’est cette notion de créativité qui est intéressante.
Le Figaro économie : Quel doit être, selon vous, le rôle du CNPF dans le paritarisme et le dialogue social ?
Il n’est pas sûr que dans les dix dernières années le déroulement du dialogue social au niveau national se soit effectué dans l’intérêt des entreprises. Le dialogue dans l’entreprise est, en revanche, bon et généralement bien conduit. C’est là que l’on trouve les bonnes solutions dans l’intérêt réciproque des salariés et des entreprises.
Quant à la gestion paritaire des organismes sociaux, certains ont eu la tentation, après le choc des trente-cinq heures, de prendre des mesures de rétorsion. Ce n’est pas, à mon sens adapté. Il faudra cependant réfléchir très vite à cette question et poser des conditions à son maintien, avant, le cas échéant, de marquer des ruptures. Le paritarisme n’est pas une données d’avenir s’il conduit à la gestion inefficace d’organismes en fait entièrement dirigés par l’État.
La Voix du Nord - lundi 24 novembre 1997
La Voix du Nord : Jean Gandois a-t-il eu raison de démissionner avec éclat au lendemain du Sommet social ?
Ernest-Antoine Seillière : Ce jour-là, à Matignon, l’unanimité des entrepreneurs de France avait tout à fait clairement indiqué que la perspective d’une loi autoritaire sur les 35 heures était en contradiction formelle avec leur conception de la mise en place d’un raccourcissement de la durée du travail dans ce pays. Connaissance prise de ce point de vue unanime, le Premier ministre a passé outre.
C’est dans ce contexte que le président Gandois a estimé ne plus pouvoir continuer sa mission. Je pense qu’il a eu raison. »
La Voix du Nord : Vous présentez-vous à la présidence du CNPF avec le profil du chef de guerre, voire du « tueur » annoncé par M. Gandois lui-même ?
Ernest-Antoine Seillière : Dans l’émotion de sa décision, M. Gandois a utilisé une expression très reprise mais dont chacun a bien compris qu’elle dépassait complètement sa pensée. Lui-même s’en est expliqué. Quant à moi, je suis un tueur d’illusions, un tueur d’idées fausses, et j’espère, un tueur de chômage.
Mais pour combattre, je n’ai que la petite épée de bois d’un représentant des entreprise face à un État et des administrations toutes puissantes et à des syndicats très puissants du fait de la capacité qu’ils ont de faire appel régulièrement, pour étayer leurs arguments à la perspective d’un blocage des services publics.
Mais pour combattre je n’ai que la petite épée de bois d’un représentant des entreprises face à un État et des administrations toutes puissantes et à des syndicats très puissants du fait de la capacité qu’ils ont de faire appel régulièrement, pour étayer leurs arguments, à la perspective d’un blocage des services publics.
Personnellement, j’ai plutôt un tempérament de judoka. Ce qui m’intéresse c’est de déséquilibrer ceux qui se croient trop forts.
La Voix du Nord : À défaut de faire revenir le gouvernement sur les 35 heures, quels aménagements pourriez-vous accepter dans la loi ?
Ernest-Antoine Seillière : Le principe d’une application de la loi sur les 35 heures en l’an 2000 est inacceptable. Dès lors que cette loi nous serait imposée – mais on ne peut pas désespérer que celui qui est dans l’erreur puisse vouloir la corriger – nous devrions bien entendu présenter clairement aux pouvoirs publics les conditions dans lesquelles nous estimerions que cette loi ne serait pas trop nocive pour les entrepreneurs. Si je suis élu, je serai amené à les préciser une fois le texte de la loi connu.
La Voix du Nord : On parle d’un ticket que vous formeriez avec le président des industries textiles à la commission sociale ?
Ernest-Antoine Seillière : Il n’y a strictement aucun ticket. Mais j’ai bien entendu pris contacts pour constituer une équipe avec, notamment, un vice-président délégué, puisque, gardant la responsabilité de mon entreprise, je ne pourrai être là en permanence.
La Voix du Nord : On vous présente comme candidat officiel, émanant de la grande industrie et éloigné des préoccupations des PME…
Ernest-Antoine Seillière : Premièrement, je suis un candidat qui connaît l’organisation professionnelle et qui a longuement contribué à faire connaître la position des entrepreneurs. En cela, je me différencie des autres candidats tout à fait respectables mais qui n’ont pas cette expérience.
Deuxièmement, je ne suis absolument pas un candidat qui émane de la grande industrie. Je ne méconnais pas que je suis un des cinq cents successeurs des fondateurs de Wendel, mais le groupe CGIP que j’ai mis en place est à 50 % services et à 50 % industrie. Je me considère donc comme très représentatif d’une société qui évolue de l’industrie vers les services.
Ayant pendant vingt ans transformé des PME en grandes entreprises, j’ai longuement vécu dans le climat des PME ; je n’aurai aucun mal, si je suis élu, à traduire dans mon action leur point de vue.
Celui des grandes entreprises est déjà largement connu. Elles sont d’ailleurs organisées pour faire face aux difficultés que leur présente de manière incessante la puissance publique, alors que les PME sont beaucoup plus désarmées. C’est donc leurs préoccupations et leur langage que je traduirai.
Le Point : 29 novembre 1997
Le Point : Pourquoi avez-vous décidé d’être candidat à la succession de Jean Gandois, alors que vous n’aviez pas souhaité, voilà trois ans, succéder à François Perigot ?
Ernest-Antoine Seillière : J’ai pris beaucoup d’intérêt à être le numéro deux de François Perigot. Mais, à l’époque de son départ, l’entreprise que je préside, la CGIP, connaissait une période d’importants changements qui m’interdisaient d’envisager une candidature au CNPF. Ensuite, Jean Gandois m’a demandé de demeurer malgré tout au contact du CNPF, ce que j’ai fait là encore avec beaucoup d’intérêt. Naturellement, jusqu’à l’été dernier, personne n’imaginait ce départ brutal et inopiné de Jean Gandois.
Quand ont eu lieu le coup de théâtre des 35 heures et la démission de Gandois, j’ai été, comme tout le monde, pris de court. Mais j’ai commencé à sentir une convergence de regards se portant vers moi. J’ai dû, très vite, partir pour affaires à Singapour et à Philadelphie. Ce sont de longs voyages... Dans l’avion, j’ai beaucoup réfléchi, d’une part aux conditions de l’efficacité de la mission, d’autre part aux contraintes qu’elle impose. Et je me suis convaincu que cette mission avait un sens. À mon retour, la pression s’est faite beaucoup plus forte. Après avoir consulté et vu les gens qu’il faut, les membres du conseil exécutif du CNPF, bien sûr, mais aussi des hommes politiques et quelques personnalités incontournables du monde des affaires comme Ambroise Roux ou Claude Bébéar, j’ai senti que les choses étaient enclenchées.
Le Point : Quel est le sens de cette mission ?
Ernest-Antoine Seillière : Il est très symptomatique que la succession de Jean Gandois se soit ouverte à l’occasion du psychodrame des 35 heures. De toute parts, aujourd’hui, les entrepreneurs expriment la crainte que leur inspire le péril d’une réduction du temps de travail autoritaire avec date butoir. Or, on a imposé cette décision au pays avec une extrême désinvolture et une parfaite brutalité. Il n’est pas digne d’une démocratie moderne que l’on ne tienne ainsi aucun compte de l’avis unanime des entrepreneurs, de ceux qui créent la richesse nationale.
En fait, depuis toujours, le CNPF exprime ses regrets, parfois son effroi, chaque fois qu’une réforme est proposée qui va nuire aux entreprises. Mais le plus souvent, cela est dépourvu de conséquence – au mieux, on parvient à limiter un peu l’effet dévastateur de la réforme en cause. J’en tire donc un constat d’inefficacité : les entreprises sont mal représentées – et je m’empresse de dire que je me sens tout à fait concerné par ce reproche, puisque je suis vice-président du CNPF depuis près de dix ans. Il faut changer ça. C’est ce qui me motive. Il faut donner plus d’efficacité à la représentation des entrepreneurs, faire que ceux qui parlent en leur nom aient de la crédibilité et du poids.
Le Point : Comment par exemple, le CNPF aurait-il pu éviter ce « piège » des 35 heures ?
Ernest-Antoine Seillière : Tous les acteurs de cette journée néfaste se sont en fait prêtés à une mise en scène inappropriée à un sujet de cette importance. Si l’on voulait imposer cette réduction de plus de 10 % du temps de travail, alors il n’y avait pas besoin de mettre tout le monde dans la même pièce et de feindre la discussion.
Pour ce qui me concerne, si je suis élu président du CNPF, on ne me verra jamais dans une situation de ce type.
Le Point : On dit que, pour la première fois, avec vous, le CNPF va assumer un langage totalement libéral. Alors flamberge au vent ?
Ernest-Antoine Seillière : Ce qui est vrai, c’est que je vais dire sans prudence ce que pense les entrepreneurs. Que l’on cela juge cela ringard, absurde, libéral ou marxiste, cela m’est complètement égal ! Pendant trop longtemps, les entrepreneurs, parce qu’ils sont discrets mais aussi parce qu’ils ne voulaient pas se brouiller avec notre administration, qui est omniprésente, ont tenu, via le CNPF, un discours nuancé. Mais cette technique, je viens de vous le dire, est largement inefficace. Le pouvoir politique croit y voir une marque de complicité... et la base ne se reconnaît pas dans le discours. D’ailleurs, j’ai souvent, mais en vain, plaidé auprès des précédents présidents du CNPF pour qu’ils disent tout fort ce que tous nous pensions tout bas.
Il faut donc que nous disions la vérité directement, sans ambages : nos entreprises sont les plus réglementées, les plus fiscalisées et les plus soumises aux charges sociales de tous les pays développés. Elles sont aussi celles qui sont les moins libres dans l’organisation du travail, et les plus soumises à des contrôles tatillons – je pense par exemple aux escouades d’inspecteurs du travail qui contrôlent actuellement les horaires des cadres.
Le Point : Est-ce là un discours politique ?
Ernest-Antoine Seillière : Surtout pas ! Les entrepreneurs ont été échaudés, sur tous ces sujets, par la gauche comme par la droite et ils ont cessé de rêver à une alternance miraculeuse. Juppé n’était pas plus motivant pour eux que ne l’est Jospin.
Si la droite nous entend au moment de confectionner ses programmes, c’est tant mieux ! Si la gauche nous entend et change les choses maintenant, c’est parfait ! Ce qui est sûr, c’est que si personne ne nous entend, alors, c’est le déclin pour le pays.
Le Point : Comment, concrètement, ce nouveau discours se traduira-t-il dans les agissements du CNPF ?
Ernest-Antoine Seillière : Le CNPF à trois missions. La première consiste à faire du lobbying, à tacher de freiner ou d’influencer l’hyperactivité et l’imagination débordante des « bureaux » – c’est-à-dire de l’administratif. C’est très important : il faut bien comprendre que l’État à tous les pouvoirs et les entreprises strictement aucun. Cela, d’ailleurs, nous distingue des syndicats : eux peuvent faire pression sur le décideur politique via le blocage des services publics, voire du pays, comme on a eu l’occasion de la voir en décembre 1995 ou, plus récemment, avec la grève de routiers.
Le CNPF refuserait de cautionner toute gestion « paritaire » qui amènerait à un sou de plus de cotisations. »
Nous devons donc faire valoir le point de vue de l’entreprise, ce qui suppose qu’outre notre approche fondamentalement critique du cours actuel des choses nous formulions un véritable projet.
Deuxième mission traditionnelle : la négociation sociale au niveau national. Je le dis très calmement, mais je le dis tout net : pour moi, cela, c’est fini ! Vouloir décider à Paris de ce qui devrait s’appliquer à des millions d’entreprises d’une immense diversité, c’est illusoire et suranné. Cela conduit soit à une règle générale inadaptée aux situations particulières, et donc inapplicable, soit à des désaccords tranchés par l’État qui, soi-disant au nom de l’intérêt général, décide contre les intérêts des entrepreneurs, et, à la vérité, contre l’emploi. Le dialogue a un sens au niveau des branches, parce que, dans une même branche, les entreprises ont souvent des particularités en commun. Mais c’est au niveau de chaque entreprise que ce dialogue est le plus fructueux.
Le Point : À condition que le patron ne prétende pas faire régner sa loi en jouant sur la crainte révérencielle et sur la peur du chômage ! Tous les patrons ne sont pas désireux de dialogue...
Ernest-Antoine Seillière : Eh bien, s’il existe encore quelque part des entrepreneurs inaptes au dialogue, ils apprendront. Mais je doute que l’on rencontre aujourd’hui fréquemment ce mode de management autoritaire : ce sont là de vieilles conceptions périmées. La richesse des entreprises, ce sont leurs salariés.
J’en viens à la troisième mission traditionnelle du CNPF. Il s’agit de la gestion, avec les partenaires sociaux, des organismes paritaires. Il faut, ici, distinguer entre le vrai et le faux paritarisme, à l’Agirc, à l’Arrco, à l’Unedic, nous assumons un vrai rôle. Mais il y a aussi ce monde de faux-semblants où le CNPF et les syndicats miment une tutelle qui de fait, leur échappe : la Caisse d’allocations familiales, la CNAM, la CNAV ne sont ainsi contrôler par personne, si ce n’est l’État, qui fixe les règles. Ce paritarisme-là est vraiment en question.
Le Point : Est-ce que vous allez pratiquer la politique de la chaise vide ?
Ernest-Antoine Seillière : Certains, après la crise des 35 heures, l’on suggéré. Je pense que ce n’est pas la bonne réponse. Mais une chose est sûre : nous poserons désormais nos conditions. C’est ainsi que le CNPF refuserait de cautionner toute gestion « paritaire » qui amènerais à un sou de plus de cotisations. Notre propos, ici comme ailleurs, c’est de faire diminuer les charges.
Le Point : En enfourchant ainsi la monture libérale, ne craignez-vous pas de discréditer le libéralisme aux yeux de ceux, nombreux, qui pensent que l’intérêt du pays ne saurait être celui des patrons ?
Ernest-Antoine Seillière : Alors là si on considère vraiment en France que ce qui est bon pour l’entreprise est mauvais pour le pays, eh bien, il ne reste plus qu’à tirer l’échelle ! En tout cas, il n’y aurait alors aucun risque de dire franchement ce que pensent les entrepreneurs. Franchement, certes, mais, j’y insiste, sans agressivité, de manière non violente – un peu à la Gandhi…
On a imposé les 35 heures au pays avec une extrême désinvolture et une parfaite brutalité
C’est là en quelque sorte, une quatrième mission pour le CNPF, une mission de communication : nous devons faire comprendre aux Français ce qui empêche les entreprises de faire leur travail. La clé de tout, c’est qu’il n’y aura pas de réduction du chômage tant qu’il n’y aura pas de décisions d’embauche. Or, il faut savoir que la combinaison du relèvement de l’impôt sur les sociétés et des 35 heures est catastrophique aux yeux des entrepreneurs et, en particulier, des investisseurs étrangers. Je crains sincèrement que nous ayons vu, avec l’usine Smart, ou peut-être Toyota, le dernier investissement étranger important pour longtemps.
Le Point : Mais le discours libéral est-il susceptible d’être bien accueillis aujourd’hui par le Français ?
Ernest-Antoine Seillière : L’important, c’est que ce que je vous dis là est partagé par 100 % des entrepreneurs français – sauf, comme toujours par une poignée de courtisans… Or, je suis là pour traduire ce que pensent les entrepreneurs. Quelle serait la légitimité d’un président du CNPF, ou d’un candidat, qui ne le ferait pas. Évidemment, si je sens à un moment ou à un autre, que les entrepreneurs et moi divergeons, je m’amenderai ou je me retirerai. D’ailleurs, je m’engage à faire le point avec mes mandants au 1er janvier 2000, c’est-à-dire à peu près à mi-mandat, et à tirer avec eux les conclusions qui s’imposent selon qu’ils jugent que nous aurons avancé ou non. Mais au moment où je sollicite les suffrages de mes pairs, je veux dire les choses clairement.
Le Point : Mais vous ne pouvez pas complètement négliger l’opinion…
Ernest-Antoine Seillière : Je ne suis pas là pour dire ce qui plaît à l’opinion, mais pour décrire la réalité vue des entrepreneurs. Il est capital, stratégique, que le pays commence à la comprendre. Sinon, il dérivera par rapport à la norme qui vaut partout autour de lui, cela au moment précis où nous faisons l’euro, au moment précis où la mondialisation fait son œuvre. Autant dire qu’il déclinera.
Il semble, à la vérité, qu’il y a une attente dans l’opinion. Les gens savent bien qu’une politique absurde d’affaiblissement des entrepreneurs ne peut mener qu’a moins d’emplois, à moins de solidarité et de systèmes de protection sociale et à moins de rayonnement international. Cette idée fait son chemin. J’ai moi-même recueilli de nombreuses réactions de salariés en ce sens, et on m’en rapporte quotidiennement de nouvelles. C’est très encourageant, car je suis certain que i nous parvenons à faire passer notre message, ce sera grâce à une alliance objective avec les salariés. Salariés et entrepreneurs sont en réalité du même côté, celui de l’entreprise.
La Provence : mercredi 10 décembre 1997
La Provence : Vous êtes le candidat favori à la présidence du CNPF et votre campagne est centrée sur les 35 heures...
Ernest-Antoine Seillière : Favori, peut-être. En tout cas le conseil exécutif a estimé que je suis le mieux préparé pour succéder à Jean Gandois. J’ai siégé durant dix ans dans des organismes professionnels et j’ai présidé la commission économique du CNPF sous François Périgot. Par ailleurs, je suis depuis 1937 à la tête de la Compagnie Générale d’Industrie et de Participation (CGIP), un holding actionnaire d’entreprises comme Cap Gemini ou Valéo. Je connais bien le monde de l’entreprise.
Cela dit, ce qui motive ma candidature, c’est la décision du 10 octobre sur les 35 heures. Elle est significative de la manière dont les gouvernements perçoivent le monde de l’entreprise. En l’occurrence, on veut nous imposer une décision unilatérale qui est grave et inacceptable. Il est plus que temps qu’on nous prenne enfin en considération et qu’on cesse d’alourdir nos contraintes. D’autant que sur le plan de la durée du travail, il n’y a que la France et la Belgique qui réglemente de la sorte.
La Provence : Mais Martine Aubry a indiqué que l’État aidera les entreprises qui avanceront vers les 35 heures…
Ernest-Antoine Seillière : Avec « l’Aubryette » ? Moi je veux bien, sauf que cette aide est de l’argent public et que cela reviendra à placer les entreprises dans la main d’une administration réputée pour ne jamais tenir parole.
Reste, si le projet est adopté que les entreprises vont devoir s’adapter. Elles le pourront avec de nouveaux gains de productivité. C’est jouable, mais ce sera au détriment d’autre chose. Elles pourraient réduire les salaires. Mais c’est démotivant. Enfin, il y a la solution qui consiste à ne rien faire et attendre 2002 en espérant que la loi tombera en désuétude. Vous voyez bien que rien n’est satisfaisant.
La Provence : Vos propos sont sévères. Êtes-vous le tueur annoncé par Jean Gandois à l’instant de son départ ?
Ernest-Antoine Seillière : Non je ne suis pas un tueur annoncé. Je ne suis pas non plus celui dont on dit qu’il voulait déstabiliser Jospin. J’ai employé u terme de judo. Il faut bien voir que le CNPF est faible par rapport à un gouvernement qui décide. J’en reviens donc à ce que je disais précédemment : il faut prendre les entreprises en considération. Mais La meilleure manière serait que le gouvernement fixe un objectif, abandonne le caractère obligatoire de son projet et incite les entreprises à aller vers la réduction du temps de travail. Cela décrisperait la situation. Moi, je suis partisan d’un dialogue vif et intense au niveau des branches et des entreprises, simplement parce que chaque cas est différent. Surtout pour les PME.
La Provence : Justement, les autres candidats à la présidence de CNPF disent que vous n’êtes pas représentatif des PME. Ils ajoutent que le CNPF est en crise.
Ernest-Antoine Seillière : Sur les PME, il faut passer par ce stade avant de construire un groupe. Les entreprises de mon groupe ont, elles aussi, été des PME. J’ajoute que les PME sont celles qui créent le plus d’emplois aujourd’hui. Ne pas s’en soucier serait léger.
Quant à la crise du CNPF, si tel est le cas il faudra moderniser. Jean Gandois a lancé une réforme en y associant 27 chefs d’entreprises. Si je suis élu, j’entends l’activer pour qu’un projet soit présenté en 1998.
Le Progrès : mercredi 10 décembre 1997
Le Progrès : Vous lancé une campagne intitulée : « Tout le monde ne chausse pas du 35 ». Et vous, vous chaussez du combien ?
Ernest-Antoine Seillière : J’espère chausser grand… Je ne suis en tout cas pas dans mes petits souliers ! Je pourrai dire aussi que je ne serai pas sans doute intronisé président du CNPF en grandes pompes, et conclure : le CNPF, ça me botte ! Plus sérieusement, ce projet des 35 heures est réellement dangereux pour les entreprises. Le gouvernement a fait une erreur le 10 octobre, en imposant un projet de loi avec une date-butoir. Compte tenu de l’intérêt national qui est en cause, il serait bien inspiré d’aménager sa position, de transformer la contrainte de la loi en un objectif commun de négociation pour la fin de la législature. Il réconcilierait ainsi les entrepreneurs avec la réduction du temps de travail.
Le Progrès : Et s’il ne le fait pas, irez-vous jusqu’à la « déstabilisation » du gouvernement, comme on vous en prête l’intention ?
Ernest-Antoine Seillière : Tout ce qu’on a dit sur l’idée qu’aurait le président du CNPF de faire chuter un gouvernement n’est qu’une péripétie médiatique, que j’assimile à une forme de bizutage du petit nouveau que je suis. C’est justement pour me défendre de l’image du « tueur » que j’ai employé une métaphore empruntée au judo, où le plus faible peut « déstabiliser » le plus fort... J’aurais été mieux inspiré de parler de tennis, de dire que je veux maintenir le Premier ministre au fond du court, pour l’empêcher de smasher à la volée.
Le Progrès : Comment comptez-vous y parvenir ?
Ernest-Antoine Seillière : Nous ferons tout pour que la représentation nationale, qui doit voter la loi, tienne le plus grand compte de l’opposition de la quasi-totalité des entrepreneurs. En d’autres circonstances, on a vu des projets de loi retirés parce que des millions de Français défilaient dans la rue. Bien entendu ce n’est pas la manière de faire des entrepreneurs, mais c’est bien cela qu’ils expriment : il faut comprendre que ces 35 heures peuvent signifier la fin du projet entrepreneurial, provoquer des délocalisations, ralentir les embauches et l’investissement… La représentation nationale devrait en être impressionnée.
Le Progrès : Serez-vous responsable comme vous y invite le Premier ministre ?
Ernest-Antoine Seillière : Je retourne la question au gouvernement. A-t-il eu conscience de la responsabilité qu’il prenait, en imposant aux entrepreneurs une mesure qui portera gravement atteinte à l’avenir de leur entreprise ?
Le Progrès : On va dire aussi que vous prenez les Français, en particuliers les chômeurs, en otage.
Ernest-Antoine Seillière : Et comment justifier une initiative gouvernementale qui braque 85 % des entrepreneurs ? On ne peut imputer aux chefs d’entreprise les conséquences négatives de cette initiative.
Le Progrès : Au-delà de cette bataille, à quoi doit servir le CNPF ? Un lobby des chefs d’entreprises ?
Ernest-Antoine Seillière : Il sert déjà, et doit servir encore mieux à exprimer la réalité des entrepreneurs, pour aider à créer la richesse nationale dans les meilleures conditions. Et il devra, si nécessaire, savoir le faire sans prudence excessive. Quant au mot « lobby », je regrette seulement qu’il n’y ait pas d’équivalent français, car c’est bien le rôle de « lobbying » du CNPF que je souhaite renforcer.
Le Progrès : Refuser les négociations nationales, n’est-ce pas condamner le modèle social français ?
Ernest-Antoine Seillière : Pas du tout. Le système français comporte trois étages : l’entreprise, le métier ou la branche professionnelle, enfin l’étage national. Je souhaite seulement fermer l’étage national, au profit d’une amplification de la négociation d’entreprise et de métier. C’est une volonté partagée par les entreprises et certaines centrales syndicales. Et l’expérience montre que les rares négociations nationales qui aboutissent sont aussitôt saisies et transformer par le législateur, comme l’accord d’octobre 1995 sur l’aménagement du temps de travail transformé en loi Robien, ou en projet de loi sur les 35 heures. Nous ne voulons plus servir d’alibi à un État qui nie en permanence aux partenaires sociaux la capacité de négocier.
Le Progrès : Appelez-vous les salariés à voter aux prud’hommes ?
Ernest-Antoine Seillière : Certainement. Ces institutions sont très importantes dans les relations du travail, il faut donc que les personnes désignées pour juger disposent de la plus grande légitimité.