Texte intégral
Le Figaro : Qu’est-ce qui marche bien dans l’école aujourd’hui ?
François Bayrou : L’ampleur de la scolarisation, la qualité des enseignants, l’accès à l’enseignement supérieur de la majorité des jeunes d’une classe d’âge, font de l’école française d’une des meilleures du monde. Ce qui fonctionne mal, c’est la marge d’élèves qui demeurent sur le côté de la route. Depuis que l’école existe, il y a probablement toujours eu des enfants sur le bord du chemin mais, aujourd’hui, ce rejet devient pour eux beaucoup plus pénalisant qu’il ne l’était autrefois. La situation se complique avec l’irruption du monde virtuel dans la vie des enfants. L’audiovisuel devient si fascinant qu’il pourrait faire oublier, si l’on n’y prenait garde, deux domaines essentiels : l’écrit et le concret, qui doivent ramener les élèves à une dimension de véritable autonomie en face du monde.
Georges Charpak : L’écrit et le concret sont les fondements de l’expérience « La main à la pâte » que nous tentons d’implanter en France. Il s’agit d’une méthode d’enseignement basée sur…
François Bayrou : Sur la leçon de choses.
Georges Charpak : C’est plus que la leçon de choses. Dès l’âge de 5 ans, les enfants apprennent à raisonner, à manipuler les objets. Ils possèdent un cahier dans lequel ils écrivent et décrivent leurs observations. En six mois ou un an, ils font des progrès considérables dans la tenue du cahier et dans la façon de s’exprimer. Et surtout, ils se livrent à ce genre d’activités avec naturel et jubilation.
François Bayrou : Il s’agit – corrigez-moi si je me trompe – d’un essai de réponse pédagogique aux enfants les plus en difficulté socialement et culturellement par une démarche scientifique expérimentale. On part d’objets simples et l’on développe l’observation, l’analyse et les capacités technologiques. C’est-à-dire le comprendre et le faire.
Georges Charpak : C’est tout à fait ça. Vous êtes un très bon élève !
François Bayrou : Ces méthodes servent à donner une démarche d’autonomie à des enfants qui se sentaient totalement extérieurs à l’école.
Georges Charpak : On m’a décrit le cas d’un petit Sénégalais qui était spectateur de l’école. Tout d’un coup, il a sauté dans le jeu. Vous voyez, cette expérience dépasse de loin l’acquisition des connaissances. Nous allons faire de ces enfants des « honnêtes hommes ».
Le Figaro : N’est-ce pas ce qui fait l’école actuellement ?
Georges Charpak : L’enseignement des sciences n’est pas bon. Il faut le changer. Il manque de cohérence : on commence par la biologie, ensuite on fait de la chimie et de la physique. Même les mathématiques sont enseignées de façon indépendante, comme si tous les élèves étaient destinés à devenir mathématiciens ou entrer majors à Polytechnique.
Le Figaro : Comment retrouver la joie d’apprendre qui manque tant dans les écoles aujourd’hui ?
Georges Charpak : Ça ne peut pas se créer spontanément. Les Américains travaillent sur ce genre d’enseignement depuis 30 ans. Ils sont allés d’échec en échec. Maintenant seulement, un vaste mouvement est en train de naître. Actuellement, des milliards de dollars sont mis à la disposition des Etats qui se lancent dans une réforme de l’enseignement, à condition qu’ils se réfèrent à « La main à la pâte ». C’est un train que la France ne peut pas rater. Des expériences ont été lancées cette année dans cinq départements, et notamment à Nantes, Lyon et Chanteloup-les-Vignes, dans la banlieue parisienne. Après un an, cela vaut la peine de faire le bilan. Je souhaite que vous le fassiez sans intermédiaire en prenant deux jours pour aller sur le terrain.
François Bayrou : Vous viendrez avec moi.
Georges Charpak : D’accord, mais nous tâcherons d’être invisibles pour ne pas perturber les cours.
François Bayrou : Il faut absolument évaluer ces expériences. Le principal handicap de l’Education nationale, c’est la mauvaise diffusion de l’information sur la réussite ou les échecs. Chacun va son propre chemin. Je suis persuadé que dans les 60 00 classes où l’on apprend à lire en France, certains maîtres obtiennent des résultats exceptionnels, réussissant par une démarche pédagogique ou par une autre à transmettre la lecture à tous leurs élèves. Mais personne ne le sait. L’école est une institution composée se solitaires au long court. Si la communauté scientifique était formée de savants qui ne travaillent que pour eux-mêmes, sans s’appuyer sur les connaissances acquises par d’autres, elle n’avancerait pas. La plus grande difficulté, c’est de rendre l’institution « communicante » à l’intérieur.
Georges Charpak : À l’extérieur aussi. Nous suggérons la mise en place d’une politique contractuelle – même si c’est contraire à la culture de l’Education nationale – afin de développer des contrats entre l’université, les organismes de recherche et les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM).
François Bayrou : On se heurte à un problème de formation des maîtres du primaire. Ceux-ci devraient obligatoirement posséder une formation littéraire et scientifique, puisqu’ils enseignent ces deux domaines. Ou alors, on verra un jour monter la pression pour aller vers deux maîtres par classe : un maître de lettres et un maître de sciences. La grande force des écoles normales résidait dans cette formation polyvalente. Les élèves-instituteurs apprenaient à la fois les lettres et les sciences. Bien davantage, ils étaient plongés dans le concret, en apprenant, par exemple, à greffer les arbres fruitiers. L’Ecole normale possédait un jardin dans lequel on développait leurs connaissances biologiques. Mais c’était un autre temps…
Le Figaro : Pourquoi ne pas revenir à cette époque en réformant les IUFM ?
François Bayrou : Je vais lancer dans quelques jours une grande enquête auprès de tous les anciens élèves d’IUFM. Nous allons travailler sur un nouveau cahier des charges dans lequel nous introduirons plusieurs éléments qui font défaut : d’une part, une unité d’enseignement consacrée à l’écriture et à la lecture d’une part, et une unité axée sur l’expérimental.
Georges Charpak : C’est très important. L’illusion est de croire qu’il existe du scientifique sans expérimental.
François Bayrou : C’est une illusion française.
Georges Charpak : Au CERN (Centre européen de recherche nucléaire) à Genève, où viennent des scientifiques de toute l’Europe et du monde entier, le handicap des jeunes Français est criant : la plupart ne sont pas formés à bricoler, il leur faut toujours un technicien à côté d’eux. Je caricature à peine.
François Bayrou : Je m’interroge sur la possibilité de mettre en place une licence bivalente, une formation supérieure qui assurerait, du même mouvement, une compétence littéraire et une compétence scientifique, notamment expérimentale. Cela servirait aux maîtres du premier degré bien entendu. Je crois que cette formation intéresserait aussi beaucoup les entreprises.
Georges Charpak : La double compétence, voilà la vraie culture. Ce n’est pas simplement de posséder une télévision chez soi et un ordinateur qui permet de se brancher sur Internet.
François Bayrou : L’honnête homme a besoin de cette double culture. Or, notre société n’a cessé de rendre étrangers les uns aux autres les « littéraires » et les « scientifiques ». On ne progressera que sur les deux fronts à la fois. Nous avons connu une grande époque d’abstraction, aussi bien pour les mathématiques que pour la grammaire. En confondant les niveaux. Il est légitime que les chercheurs en mathématiques et en grammaire travaillent à un haut niveau de théorisation, qu’ils essaient d’inventer des nomenclatures nouvelles, par exemple. Mais la grande erreur a été de donner ces catégories floues à la première enfance. Ce n’est pas la même chose que de faire des figures imposées et des figures libres. Et pour arriver aux secondes, il faut avoir une maîtrise sûre des premières. Même chose pour l’enseignement des sciences. On ne peut pas oublier le réel. Cette démarche vers le réel est homogène avec une démarche culturelle. En histoire, il faut avoir des repères de dates et de visages afin d’éviter d’avoir le sentiment d’un maelström d’événements que l’on est incapable de placer dans le temps. De même, la géographie est la connaissance de la topographie des pays, des chaînes de montagne, des grands fleuves, pour mettre du réel dans l’esprit de l’enfant. En littérature et en philosophie, il faut des connaissances élémentaires en matière de l’histoire des idées. Qu’on dit Socrate, Platon, Aristote, saint Thomas, Descartes ou Kant ?
Le Figaro : L’école joue-t-elle toujours son rôle d’ascenseur social, d’instrument d’intégration ?
Georges Charpak : C’est en tout cas l’un de ses fonctions essentielles. Mon petit-fils, qui fréquente une école du XIe arrondissement de Paris, joue avec des petits Noirs, des petits Arabes. L’intégration se fait sur le terrain. Si nous ratons cette intégration-là, nous ne la réussirons pas plus tard. Je crois que le type d’enseignement où les enfants travaillent en équipe privilégie l’intégration. Il donne confiance aux enfants qui sont heureux à l’école et donc heureux dans la société. Il fait également des gens capables de raisonner et donc moins aptes à suivre n’importe quel gourou. Le suicide collectif de Californie, il y a une semaine, prouve qu’il y a une montée des superstitions.
François Bayrou : Une montée de l’esprit de secte dont on prend souvent mal la véritable mesure.
Georges Charpak : L’autre jour, une biologiste qui a écrit un livre sur l’astrologie a eu le culot de me demander de le préfacer ! J’ai réussi à refuser en restant poli. De justesse… Pour revenir à cette idée d’ascenseur social, enfant, j’ai été intégré dans la société française grâce à l’école et à de bons instituteurs, mais aussi grâce à la politique et au mouvement auquel j’appartenais. Etant donné que maintenant les gens sont immobilisés par la télévision, qu’ils participent beaucoup moins à la vie associative – j’ai l’impression que des mouvements comme les scouts ou les éclaireurs sont très affaiblis – il faut peut-être que l’école prenne le relais et que certaines activités laissées autrefois à ces associations y soient introduites. Le grand chantier d’aujourd’hui, c’est la réforme de l’école et de l’université.
Le Figaro : Il s’agit d’un énorme chantier, d’une véritable révolution…
François Bayrou : Il faut mesurer la dimension des efforts à produire. Dans l’esprit de beaucoup de Français, réformer l’école est une décision administrative. En réalité, ce chantier implique de modifier les esprits, les comportements, la culture. Cette démarche de changement, c’est toute la société qui doit la conduire, pas seulement les enseignants. L’école est en avant-garde de la société. Il n’y a pas d’école sans idéal, sans générosité ni morale. L’école ne se résume pas à la transmission des connaissances. Tout le mouvement de l’école doit être de porter la générosité qui n’est pas celle de la société. Refuser, par exemple, la grande loi de la société qui est la loi du plus fort.
Le Figaro : Pourtant, cette loi du plus fort règne, sous des formes différentes, aussi bien dans les établissements « difficiles » que dans les lycées d’excellence. A Henri-VI, les élèves ne se font pas de cadeau…
Georges Charpak : Les bêtes à concours c’est l’horreur !
François Bayrou : Henri-VI ou Louis-le-Grand d’un côté, et les établissements les plus violents de l’autre sont deux extrémités du spectre. Dans la majorité des établissements, les élèves sont plutôt heureux. Les bêtes à concours, ce sont d’abord les familles qui les fabriquent, pas l’école.
Georges Charpak : 85 % des enfants qui font Polytechnique ont des parents cadres supérieurs. La Nation puise ses élites dans 20 % de la population. Ce n’est pas normal.
François Bayrou : Il est très difficile dans la société française – c’est vrai dans les entreprises, dans l’administration, dans la politique – d’être reconnu si l’on n’a pas un brevet acquis à 20 ans. Et à 20 ans, on n’acquiert le plus souvent ce brevet que si l’on a une certaine origine socioculturelle.
Georges Charpak : À quelques exceptions près…
François Bayrou : Il y a des exceptions. Mais le plus souvent, la règle est impitoyable. C’est la société qui donne le pouvoir à ceux qui ont passé un concours à 20 ans, un concours fondé sur des épreuves qui n’ont d’ailleurs pas forcément de rapport avec ce que seront leurs responsabilités après.
Georges Charpak : Et qui ne font pas appel aux mêmes qualités que celles dont ils auront besoin. Par exemple, les épreuves d’accès à Polytechnique ne font pas forcément apparaître les qualités nécessaires pour devenir un bon chercheur scientifique ou un bon directeur de chemins de fer. Or, les chances d’entrer dans la recherche, ou à la direction des grandes entreprises, restent dominées par la réussite de tel ou tel concours. Vous devez réformer cela.
Le Figaro : Quels souvenirs forts conservez-vous de votre scolarité ?
Georges Charpak : J’allais à l’école primaire, rue d’Alésia, où j’apprenais le français avec une très grande avidité puisque je l’ai imposé à mes parents (ndlr : Georges Charpak est né en Pologne). L’une de mes premières grandes déceptions a été de ne pas être retenu pour participer à un concours de rédaction organisé entre les écoles, alors que j’étais très bon en rédaction. Ce fut mon premier échec scolaire. Par la suite, j’ai eu un parcours chaotique, pas vraiment rectiligne. Après la première année de « cors complémentaire », deux ans après le certificat d’études, je suis allé au lycée Saint-Louis me faire inscrire. Tout seul. Aucun de mes maîtres ne m’y poussait. Mes parents ne savaient même pas que Saint-Louis existait. Mais il y avait alors une espèce de régie démocratique : on m’a proposé de passer un examen d’entrée en septembre. J’ai demandé à concourir en première – en sautant carrément deux classes. On m’a donné un sujet littéraire sur un poète que ne n’avait jamais lu, mais j’étais capable d’un certain baratin. J’ai écrit mes deux pages de rédaction. Sans fautes d’orthographe. Mon devoir de géométrie était excellent et donc on m’a fait entrer en première. J’ai décroché la mention bien au bac.
Mais je n’ai jamais oublié mes petits camarades du cours complémentaire de la rue du Moulin-des-Prés dont les meilleurs sont devenus instituteurs et qui, finalement, étaient aussi forts que moi. Simplement, ils avaient peut-être manifesté moins de culot. Quand j’ai annoncé à mon prof de mathématiques du cours complémentaire – qui soit dit en passant me distribuait de très mauvaises notes sous prétexte que j’écrivais mal – mon passage au lycée, il a fait preuve d’une grande incrédulité. Lui ne m’aurait jamais laissé passer. Ce parcours serait impossible de nos jours. Allez donc à Saint-Louis, comme je l’ai fait, en disant que vous êtes un peu retardé, mais que vous voulez une place dans ce lycée : on vous regardera avec incrédulité !
Le Figaro : Et vous, François Bayrou, étiez-vous heureux à l’école ?
François Bayrou : J’étais un élève plutôt rebelle. Pas dans le moule. Pourtant, je dois beaucoup à l’école. Je dois beaucoup à ma tante, l’institutrice du village, parce qu’elle m’a appris à bien tracer les lettres. Un apprentissage capital dans le mesure où l’ordre sur la page apprend à mettre de l’ordre dans la pensée. Je dois également beaucoup à mon père qui, tout en faisant les travaux agricoles, me faisait apprendre des vers par cœur. J’ai ainsi acquis l’amour de la poésie et un certain sens de la musique des mots. C’était l’école à la maison. Je dois aussi à l’un de mes professeurs qui m’a appris que nombre de penseurs et de visions du monde n’étaient pas dans les livres et que l’on pouvait faire l’école buissonnière dans la réflexion, dans la littérature. Quatrièmement, je dois beaucoup à la bibliothèque du lycée : j’ai séché de nombreux cours pour aller lire les livres qu’elle renfermait !
Georges Charpak : J’ai aussi beaucoup puisé mes connaissances hors de l’école, parce que nous étions en 1936-37 et que j’étais une jeune révolutionnaire. Je lisais une quantité de livres considérables, je possédais un niveau de culture et de maturité supérieur à celui de mes camarades qui se contentaient du programme scolaire. J’ai passé mon bac de philosophie en même temps que celui de mathématiques parce j’étais avide de culture.
François Bayrou : Ce sont les livres que j’ai lus au lieu de faire mes devoirs qui m’ont donné des armes pour la vie. Enfin, je dois beaucoup au moment où j’ai compris, je crois un peu plus tôt que les autres, que le savoir s’acquérait dans une démarche autonome, que la culture, ce n’était pas du suivisme mais un exercice de liberté.