Texte intégral
Europe 1 : 23 février 1998
Europe 1 : Bonjour et merci d’être là en direct alors que vous allez voir tout à l’heure Kofi Annan et sans doute le reconduire à l’aéroport…
Hubert Védrine : Non, je l’ai vu hier soir.
Europe 1 : Vous ne le voyez pas ce matin ?
Hubert Védrine : Non. Je l’ai vu hier soir une partie du dîner à l’Élysée.
Europe 1 : En tout cas, merci d’être là, on en reparlera. Êtes-vous sûr ce matin, qu’il n’y aura, en aucun cas, d’attaque anglo-saxonne contre l’Irak ?
Hubert Védrine : Dans les circonstances actuelles et compte tenu de l’accord signé par Kofi Annan, il n’y en aura pas.
Europe 1 : C’est sûr ?
Hubert Védrine : Il n’y en aura pas dans les circonstances actuelles, dans cette crise là ; il ne peut pas y en avoir sur cette base. Il peut y avoir discussion sur l’accord, sur sa mise en œuvre. On voit les réticences du président Clinton qui sont plus grandes que dans sa première réaction – c’est l’objet du débat aujourd’hui à New York –. Mais des frappes dans cette circonstance, sont devenus heureusement impossibles.
Europe 1 : Est-ce une victoire de la diplomatie ou une victoire des bombardiers américains ?
Hubert Védrine : C’est une victoire combinée. L’Irak refusait l’inspection des sites présidentiels depuis des semaines, c’était cela la crise. Finalement, l’Irak accepte l’inspection des sites présidentiels.
Voilà le dénouement de la crise.
Cela a été obtenu parce qu’il y a une combinaison – je crois très bonne –, de pressions multiples : militaires, mais également diplomatiques. Des pays qui avaient gardé des relations avec l’Irak lui ont dit, par de multiples canaux : « cette fois-ci, vous devez accepter ». D’autre part, une proposition élaborée, pour l’essentiel par la France, mais avec d’autres pays – comme la Russie – que Kofi Annan a reprise et qui a donné la matière de sa démarche. La pression et la proposition acceptable ont donné ce résultat. C’est donc une victoire du Conseil de sécurité, dont les résolutions étaient bloquées et qui vont maintenant s’appliquer.
Europe 1 : C’est-à-dire que l’affaire irakienne sera désormais traitée davantage par le Conseil de sécurité des Nations unies, que par l’Amérique ? C’est ce que réclamait Saddam Hussein.
Hubert Védrine : Non, c’est ce que réclamait tous les membres permanents du Conseil de sécurité. Je crois que c’est une bonne chose pour la vie internationale.
Europe 1 : Mais ce n’est plus l’Amérique ?
Hubert Védrine : Les États-Unis ont joué un rôle fondamental, continuent à jouer un rôle fondamental comme on le voit, ou quand on scrute ce que dit le président Clinton. On va voir ce qu’ils vont dire dans le Conseil de sécurité. Mais c’est vrai que la décision revient plus au Conseil de sécurité. Nous avons obtenu ce résultat – ce n’était pas l’objectif, mais c’est un objectif atteint en plus –, tant mieux. Nous remettons également le secrétaire général des Nations unies dans son rôle plein. Cela est très important pour la vie internationale à venir.
Europe 1 : Au passage, la méthode Kofi Annan, n’est-ce pas la méthode française ?
Hubert Védrine : Non. Kofi Annan a une méthode personnelle. C’est un homme très expérimenté, d’une très grande finesse, qui connaît, par sa vie à l’ONU depuis très longtemps, toutes les parties du monde. Il s’est servi de propositions françaises sur des points clés qui, sans cela, auraient été bloqués. S’il n’y avait eu que la menace et pas de propositions acceptables, cela n’aurait pas abouti. S’il n’y avait eu que des propositions et pas de menaces, cela n’aurait peut-être pas abouti non plus. Kofi Annan a su – après avoir discuté avec les cinq membres permanents, pour ne pas aller à Bagdad comme cela, un peu dans le vide – tirer le meilleur parti des propositions que nous avons élaborées au fil des semaines de cette crise.
Europe 1 : Il ne faut pas faire de Saddam Hussein un saint ; il a déjà menti. Qu’est-ce qui garantit… ?
Hubert Védrine : Il a envahi, occupé, bombardé, alors, bien sûr, oui…
Europe 1 : Qu’est ce qui garantit que, cette fois-ci, il tiendra ses engagements ?
Hubert Védrine : L’analyse de son comportement depuis ces dernières années – parce que pendant la guerre du Golfe, il avait menti et n’a jamais reculé. Depuis des années, depuis que la commission de contrôle travaille et a démantelé plus d’armes que ce qui avait été détruit pendant la guerre, il a, à chaque fois, analysé le rapport de forces et finalement accepté les contrôles. C’est encore ce qu’il fait maintenant. Donc, s’il a réagi comme cela, maintenant on peut penser, on peut espérer qu’il ne se remettra pas dans une situation pire le coup suivant.
Europe 1 : Donc, cela ne vous choque pas que les États-Unis gardent leur armada dans le Golfe ?
Hubert Védrine : Ils sont libres de leur décision.
Europe 1 : Mais c’est une manière de continuer le dialogue, si je puis dire, musclé, avec Saddam Hussein ?
Hubert Védrine : De continuer la pression plus que le dialogue. Mais il faut une combinaison des deux. Il ne faut pas que la pression, il ne faut pas qu’il n’y ait que la force. Dans cette crise, par exemple, s’il y avait eu des bombardements, à quoi cela aurait-il servi pour lutter contre des produits chimiques disséminés sur tout le territoire ? On voyait bien que, même sur le plan militaire, c’était absurde comme démarche ; cela ne résolvait pas le problème. Donc, pression oui, mais il faut une perspective d’avenir, une perspective de sortie. Cela, c’est plutôt la diplomatie française, je crois, qui est capable de le dessiner.
Europe 1 : L’accord signé par Kofi Annan blanchit-il Saddam Hussein ?
Hubert Védrine : Pas du tout. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois qu’il y a discussion, ce n’est pas une innovation, ce n’est pas un retournement. Il y a toujours eu des discussions entre le Conseil de sécurité et Monsieur Tarek Aziz, par exemple.
Europe 1 : Une des questions clés, il y en a quelques-unes : si Saddam Hussein triche, s’il viole l’accord qui a été signé il y a deux jours, que fait la France ?
Hubert Védrine : Eh bien, cela va être l’objet de la résolution que nous allons discuter maintenant. On voit que des réserves américaines sont exprimées de façon croissante sur ce point : qu’est ce qu’on met dedans pour préciser l’accord ?
Europe 1 : Mais que fait la France ?
Hubert Védrine : La France est un membre permanent et, dans le Conseil de sécurité, elle évaluera la situation à ce moment-là, avec le secrétaire général. Il faut que l’évaluation de ce que vous appelez « la tricherie » soit faite dans des conditions claires et nettes.
Europe 1 : C’est-à-dire que, si l’Irak ne respecte pas les faits qu’elle a signés, ce qu’elle a signé, l’Amérique considère qu’elle s’expose automatiquement à une réplique militaire ?
Êtes-vous d’accord avec l’Amérique ? Bill Clinton nous l’a dit encore hier…
Hubert Védrine : Mais qui apprécie cela ?
Europe 1 : L’Amérique.
Hubert Védrine : Non, mais il faut savoir qui apprécie s’il y a tricherie ou pas ?
Europe 1 : Donc pour vous, ce n’est pas l’Amérique qui doit l’apprécier, c’est…
Hubert Védrine : Cela ne peut pas être l’Amérique.
Europe 1 : C’est le Conseil de sécurité ?
Hubert Védrine : Cela ne peut pas être l’Amérique seule qui apprécie s’il y a tricherie ou pas ; c’est cela qui est important pour la suite. Cela dit, je crois que nous venons de vivre un tournant dans les relations entre l’Irak et le Conseil de sécurité. Je ne pense pas que l’Irak se remettra dans cette situation. Après tout, cela fait des années qu’ils ont dû laisser contrôler une très grande partie du territoire. La commission, je le disais, a démantelé des quantités d’armes considérables ; l’utilité pour l’Irak de recréer une crise pour ce qui reste est tout à fait marginale.
Europe 1 : Je reste dans l’hypothèse : Saddam Hussein ne respectant pas…
Hubert Védrine : Il ne faut pas écarter complètement cette hypothèse, bien sûr.
Europe 1 : Vous ne l’écartez pas. À ce moment-là, l’Amérique riposte. Que fait la France ? Est-elle, à ce moment-là, aux côtés des États-Unis ?
Hubert Védrine : Écoutez, nous venons. Nous avons toujours refusé de répondre à propos d’hypothèses et donc de spéculer sur ce point ; parce qu’on ne sait jamais dans quelles conditions exactes on est. On ne peut pas s’engager à l’avance. Il faut analyser les situations. On verra. Pour le moment, nous avons agi de façon à éviter d’être enfermés, dans ce « corner », si je puis dire ; on a trouvé une sortie, autrement.
Europe 1 : À New-York, la France voterait-elle ou pas, une résolution qui permettrait à l’Amérique de frapper automatiquement, si Saddam Hussein ne respecte pas l’accord ? Soyons clairs.
Hubert Védrine : Présenté comme cela, non. Non. On peut voter des résolutions sévères, des résolutions menaçantes, parce qu’il est évident qu’il faut une stratégie de pression combinée à une stratégie de propositions et à une vision de l’avenir – ce qu’on appelle « le bout du tunnel », dans notre jargon. Mais présenté comme vous l’avez dit, non.
Europe 1 : Au contraire, si l’accord était appliqué, on découvre qu’il n’y a pas vraiment d’armes de destruction massive. Que se passe-t-il ?
Hubert Védrine : Il n’y en a plus, il y en a eu.
Europe 1 : Bon, que se passe-t-il à ce moment-là ?
Hubert Védrine : Eh bien c’est prévu dans la résolution 687 qui a créé la commission de contrôle en 1991, après la guerre du Golfe. Le jour où les armes sont considérées comme ayant été toutes détruites, il faut lever l’embargo. C’est simple. Il y a un article 22 qui prévoit cela.
Pour la France, il n’y a pas de résolution cachée, consistant à dire que, tant que Saddam Hussein sera au pouvoir, l’embargo ne sera jamais levé. Ce n’est pas parce qu’on aime ou pas les dirigeants – ce n’est pas sur ce terrain que cela se situe –. C’est parce qu’il faut donner un espoir à ce pays, une perspective d’avenir. Donc si des armes sont démantelées, il faut lever l’embargo et organiser le retour de ce pays dans la vie internationale. Sinon, il faudra résoudre des problèmes régionaux qui sont innombrables.
Europe 1 : On peut d’ailleurs tout de suite vous demander : là, l’ONU va retrouver un peu de son prestige…
Hubert Védrine : Le secrétaire général en tout cas. C’est une très bonne chose.
Europe 1 : Est-ce que cela veut dire que l’on peut exiger maintenant des Israéliens qu’ils appliquent à leur tour les résolutions des Nations unies ?
Hubert Védrine : S’il y a des résolutions, elles sont faites pour être appliquées. Naturellement, il faut reprendre l’effort inlassable pour que toutes les résolutions inappliquées, dont celles sur le conflit du Proche-Orient, soient appliquées, bien sûr.
Europe 1 : Kofi Annan, arrivant à Bagdad à bord de l’avion du président de la République française, et puis voyageant tout à l’heure à bord du Concorde, on peut dire que cela avait une force symbolique. Remarquez que cela a du panache. Qu’est-ce que la France a vraiment apporté à Monsieur Annan ?
Hubert Védrine : Je crois qu’à toutes les étapes de cette crise la France a apporté une analyse, du sang froid dans l’analyse, des propositions, des suggestions, qui ont permis que la situation ne soit pas bloquée et ne soit pas enfermée uniquement sous l’angle d’une menace complètement inacceptable par les Irakiens qui aurait conduit à l’affrontement dont nous disions que, sur le plan militaire même, il aurait été inadéquat, et, sur d’autres plans, désastreux.
Europe 1 : Et comment vous avez travaillé concrètement avec le président de la République, l’Élysée, Matignon ?
Hubert Védrine : Le contact est constant. Il y a toute la machine du Quai d’Orsay, la représentation à New York, les ambassadeurs, les chargés d’affaires, les conseillers, les contacts entre le président et le Premier ministre, le président et moi, le Premier ministre et le président. C’est tout à fait permanent. Cela peut être plusieurs fois par jour. Il s’agit de faire en sorte que les différents pôles de décision soient au même niveau d’information tout le temps, et que dès qu’il y ait une idée qui sort souvent de la machine, en général diplomatique, une suggestion qui permet d’avancer, elle est exploitée, analysée ; on regarde si politiquement on l’assume ou pas, on avance comme cela. Il ne faut pas penser que c’est formel et qu’il n’y a qu’une réunion par semaine.
Europe 1 : Mais avec le président de la République lui-même, comment cela a marché ?
Védrine, Chirac, Jospin, comment cela a marché ?
Hubert Védrine : Avec le président, c’est des rencontres, c’est des coups de téléphone, c’est des échanges de papier, c’est des mises au point de textes ; on est d’accord sur ce paragraphe, mais pas sur un autre ; on l’adapte, cela circule, et je vous le dis, c’est permanent. Cela continue d’ailleurs.
En ce moment, on est en train de réfléchir sur ce qu’on va faire au Conseil de sécurité aujourd’hui, quelle résolution on veut, quelle résolution on ne veut pas… Donc on discute en même temps avec les Anglais, avec les Américains, avec les Russes.
Europe 1 : Comment trouvez-vous Jacques Chirac dans l’action ?
Hubert Védrine : Je n’ai pas à porter d’appréciation sur le président de la République. Ce que je peux vous dire, c’est que, comme chacun l’a vu, le président et le Gouvernement ont travaillé en parfaite entente sur ce plan.
Europe 1 : 1998 n’est naturellement pas 1991. À l’époque, François Mitterrand et la France avaient suivi l’Amérique de Bush, comme beaucoup d’autres. Cette fois, Jacques Chirac, Lionel Jospin, Hubert Védrine, non. Ils gardent leur distance. On peut résister à l’Amérique ?
Hubert Védrine : Vous me posez une question à la fin qui est trop longue sur le plan de la réponse. Cela n’a aucun rapport. La France avait décidé d’avoir une ligne dure pour des raisons qui tenaient à elle – ce n’est pas pour suivre –. Et là, nous avons notre ligne qui a donné de bons résultats, tant mieux. D’autre part, il ne s’agit pas de résister à l’Amérique, il s’agit d’obtenir de Saddam Hussein qu’il applique les résolutions. Pour qu’il y ait enfin pour le peuple irakien une sortie du tunnel et qu’on puisse reprendre les problèmes de la région sur une autre base. C’était cela l’enjeu de la crise. Il ne faut pas détourner la lecture.
Europe 1 : Pensez-vous que l’on va vers une situation pacifique dans la région ou pas ?
Hubert Védrine : Il y a encore beaucoup de travail. Il n’y a pas que la question irakienne.
Europe 1 : Qu’est-ce que vous avez surpris, vous, dans tout cela, pendant cette crise, votre première véritable épreuve, en tous cas apparenté ?
Hubert Védrine : Une crise, ce n’est jamais que le paroxysme de tout ce que l’on voit dans la vie quotidienne de la diplomatie et dans les affaires étrangères.
Europe 1 : Et alors ?
Hubert Védrine : C’est la même chose en plus intense et en plus rapide. Ce n’est pas fondamentalement différent. Tout ce qu’on vient de dire, c’est ce qui se passe tous les jours, à un rythme un peu moins soutenu. Pas de différence de nature.
Entretien avec CNN (Bruxelles, 23 février 1998)
CNN : Monsieur le ministre, est-ce que vous pourriez tout d’abord expliquer la position de votre gouvernement maintenant que nous avons cette évolution à Bagdad ?
Hubert Védrine : Ce que nous savons pour le moment, c’est qu’un accord a été annoncé et qu’un accord a été signé entre Monsieur Kofi Annan, le secrétaire général des Nations unies et Monsieur Tarek Aziz. Nous ne connaissons pas encore exactement le contenu de l’accord. Compte tenu de la confiance que nous plaçons dans Monsieur Kofi Annan, nous avons toute raison de penser que cet accord est conforme aux attentes et aux résolutions du Conseil de sécurité. Mais nous formulerons notre appréciation définitive quand le Conseil se réunira, vraisemblablement mardi à New York. Naturellement nous nous réjouissons de cette annonce.
CNN : Qu’est-ce qui a pu permettre ce résultat selon vous ? Les gouvernements américain et britannique pensaient que c’était la menace du recours à la force qui obligerait l’Irak à modifier son attitude alors que notre propre gouvernement était beaucoup plus réticent à recourir à l’option militaire ?
Hubert Védrine : Il est clair qu’il y a une combinaison d’éléments qui ont conduit à ce résultat, même si on ne connaît pas encore exactement le contenu de l’accord. La menace de l’emploi de la force d’un côté et une proposition acceptable de l’autre. S’il n’y en avait qu’un seul des deux éléments peut-être que le résultat n’aurait pas été atteint.
Les réserves de la France portaient sur l’emploi effectif de la force dans la mesure où notre analyse montrait – comme c’est le cas d’ailleurs des analyses de nombreux experts –, que l’emploi de la force n’aurait pas réglé le problème qui est celui de pouvoir contrôler à l’avenir et de façon durable ce qui se passe en Irak. Cela aurait réglé peut-être certaines questions, mais aurait donné naissance à des problèmes encore beaucoup plus graves. C’est sur ce point que portait la réticence.
L’essentiel maintenant, étant donné que l’on ne peut pas faire d’analyse exacte des éléments qui ont conduit au résultat, c’est de voir exactement ce que nous avons atteint. Nous le verrons quand le secrétaire général des Nations unies présentera le contenu de l’accord. Il faut maintenant penser à l’avenir.
CNN : Quelle est, Monsieur le ministre, l’atmosphère actuelle au sein du Conseil de l’Union européenne si l’on tient compte des critiques dénonçant jusqu’à présent l’incohérence des Quinze en matière de politique étrangère commune, si l’on tient compte de la position des pays favorables au recours à la force et celle des pays qui y étaient opposé ?
Hubert Védrine : L’Europe a été très cohérente est très homogène sur l’essentiel – c’est-à-dire la nécessité de faire appliquer les résolutions du Conseil de sécurité, et la nécessité de permettre à la commission de contrôle, à l’UNSCOM de travailler pour pouvoir contrôler et démanteler les armes de destruction massive. Sur ce point, il n’y a eu aucune divergence, ni au sein du Conseil de sécurité, ni au sein de l’Union européenne. D’autre part, les recherches diplomatiques pour une solution politique qui ont été menées par un certain nombre de pays au cours de ces dernières semaines, notamment par la France, n’ont été critiquées nulle part. Elles ont même recueilli un soutien très large. Là-dessus, il y a eu cohérence européenne. Les seules différences de position portaient sur l’attitude que tel ou tel pays aurait adoptée dans l’hypothèse d’une action militaire, si l’accord n’avait pas été réalisé. Mais c’était une hypothèse. C’étaient donc des spéculations sur une hypothèse alors que, sur l’essentiel, c’est-à-dire le contrôle des armes de destructions massives en Irak, il y a toujours eu homogénéité. Les éléments de différences m’apparaissent moins important que les éléments d’homogénéité et de cohérence.
CNN : Mais, Monsieur le ministre, Robin Cook a déclaré que la raison pour laquelle il y avait eu une solution diplomatique était qu’il y avait menace d’un recours à la force…
Hubert Védrine : Cela peut se lire dans les deux sens. Les deux choses ont concouru sans doute à une solution : la menace d’un côté, une solution viable de l’autre. Peut-être que l’un sans l’autre n’aurait pas permis de trouver une solution. L’essentiel, c’est que nous soyons en train de trouver une solution, semble-t-il, sous réserve de l’examen qui sera fait par le Conseil de sécurité. À partir de là, il faudra voir quelle est la politique d’avenir que nous avons à proposer pour ce pays et pour cette région.
France Inter – 23 février 1998
Hubert Védrine : Monsieur Kofi Annan a annoncé qu’un accord avait pu être réalisé. Cet accord a été signé entre lui et Monsieur Tarek Aziz. Et nous réservons à la réunion du Conseil de sécurité, qui aura lieu sans doute demain, je pense, nos analyses et nos réactions puisque nous ne connaissons pas encore les termes exacts de cet accord. Donc, nous saluons l’effort qui a été fait par Monsieur Kofi Annan, et sa mission, et le travail persévérant qu’il a accompli. Nous nous réjouissons naturellement de cette annonce, et nous espérons que l’accord qui sera présenté répondra aux attentes du Conseil de sécurité que vous connaissez bien. Voilà où nous en sommes.
France 2 – lundi 21 février 1998
France 2 : Il y a quelques instants, la porte-parole de l’Élysée a indiqué que les présidents Jacques Chirac et Bill Clinton, qui se sont téléphoné, sont tombés d’accord pour estimer que le Conseil de sécurité doit se prononcer rapidement et que l’accord signé à Bagdad doit être mis en œuvre, ce qui veut dire que finalement les Américains sont d’accord pour accepter ces textes ?
Hubert Védrine : Oui. C’est une première réaction qui est encourageante, qui est plutôt positive. Mais naturellement, il faut finaliser les choses, puisque comme cela avait été prévu avant que Monsieur Annan aille à Bagdad, le Conseil de sécurité doit se réunir demain pour discuter du contenu exact de l’accord.
France 2 : Avant d’attendre demain, malgré tout, la teneur de ce coup de téléphone montre bien que finalement, Bill Clinton est d’accord pour accepter cet accord signé ce matin à Bagdad. C’est dit entre les lignes, c’est clair, non ?
Hubert Védrine : Nous ne sommes pas tout à fait quand même au bout du sujet dans la mesure où c’est au sein du Conseil de sécurité que nous allons devoir discuter sur le libellé exact de la nouvelle résolution du Conseil de sécurité qui va prendre acte de cet accord, mais qui va demander des précisions et indiquer un certain nombre de choses sur la mise en œuvre. C’est là où l’on verra les positions exactes des uns et des autres. C’est évidemment très important que le président des États-Unis, à ce stade, ait une première réaction encourageante.
France 2 : Disons en pourcentage qu’à 99,9 %, on est à peu près sûr que les Américains et le président américain sont d’accord pour accepter ce texte signé ce matin ?
Hubert Védrine : Non. Je dirais plutôt que nous sommes à peu près sûrs maintenant que cette crise va se dénouer comme la France s’y est employée depuis maintenant trois semaines. Elle va se dénouer par une solution politico-diplomatique et non pas par une solution militaire. Et cela, c’est fondamental.
France 2 : Quelle garantie a-t-on que cette fois-ci, le président Saddam Hussein ne jouera pas au jeu du chat et de la souris ?
Hubert Védrine : Précisément, c’est ce qui va être discuté au Conseil de sécurité à propos de la mise en œuvre de la résolution. Parce que l’accord engage le secrétaire général des Nations unies, et d’autre part Monsieur Aziz. La discussion va porter sur le rythme de la mise en œuvre et sur le caractère répétable des inspections et sur justement les garanties à obtenir pour que cette affaire ne recommence pas sans arrêt. Le but est de terminer les inspections, qu’elles soient complètes, que toutes les armes de destruction massive soient démantelées et que l’on puisse enfin regarder l’avenir en ce qui concerne l’Irak. Ça, cela va être l’objet de la discussion du Conseil de sécurité de demain.
France 3 – 23 février 1998
Hubert Védrine : Je voudrais vous mettre en garde contre la tentation d’analyser, de tirer des conclusions et de faire des commentaires comme si l’ensemble de cette affaire était terminé. Monsieur Annan doit présenter les termes de l’accord qu’il a signé avec les autorités irakiennes au Conseil de sécurité.
Participation au journal télévisé de France 2 (Paris, 23 février 1998)
France 2 : La porte-parole de l’Élysée, Catherine Colonna, a indiqué que les présidents Chirac et Clinton, qui se sont téléphoné, sont tombés d’accord pour estimer que le Conseil de sécurité doit se prononcer rapidement et que l’accord signé à Bagdad doit être mis en œuvre. Cela qui veut dire que finalement les Américains sont d’accord pour accepter ce texte.
Hubert Védrine : Oui, c’est une première réaction qui est encourageante, qui est plutôt positive. Naturellement, il faut finaliser les choses, puisque, comme cela avait été prévu avant que Monsieur Kofi Annan aille à Bagdad, le Conseil de sécurité doit se réunir demain pour discuter du contenu exact de l’accord.
France 2 : Avant d’attendre demain, la teneur de ce coup de téléphone montre bien que finalement Bill Clinton est d’accord pour accepter cet accord signé ce matin à Bagdad. C’est dit entre les lignes. C’est clair, non ?
Hubert Védrine : Nous ne sommes pas tout à fait au bout du sujet, dans la mesure où c’est le Conseil de sécurité, au moment où nous allons devoir discuter sur le libellé exact de la nouvelle résolution, qui va prendre acte de cet accord, qui va demander des précisions et indiquer un certain nombre de choses sur la mise en œuvre. C’est là où l’on verra les positions exactes des uns et des autres. Mais, c’est effectivement très important qu’à ce stade le président des États-Unis ait une première réaction – disons –, encourageante.
France 2 : Disons en pourcentage qu’à 99,9 %, on est à peu près sûr que le président américain est d’accord pour accepter ce texte signé ce matin.
Hubert Védrine : Non. Je dirais plutôt que nous sommes à peu près sûrs maintenant que cette crise va se dénouer, comme la France s’y est employée depuis maintenant trois semaines, par une solution politico-diplomatique et non par une solution militaire. C’est fondamental.
France 2 : Quelle garantie a-t-on que, cette fois-ci, le président Saddam Hussein ne jouera plus au jeu du chat et de la souris ?
Hubert Védrine : Précisément, c’est ce qui va être discuté au Conseil de sécurité à propos de la mise en œuvre de la résolution. Parce que l’accord engage le secrétaire général des Nations unies et Monsieur Tarek Aziz. La discussion va porter sur le rythme de la mise en œuvre, sur le caractère répétable des inspections et sur, justement, les garanties à obtenir pour que cette affaire ne recommence pas sans arrêt. Le but est de terminer les inspections, afin qu’elles soient complètes, afin que toutes les armes de destruction massive soient démantelées et que l’on puisse enfin regarder l’avenir en ce qui concerne l’Irak. Cela va être l’objet de la discussion du Conseil de sécurité de demain.
Participation à l’émission « Mots croisés » de France 2 (Paris, 23 février 1998)
France 2 : Vous avez pu constater en écoutant nos différents correspondants et envoyés spéciaux à quel point les points de vue sont contradictoires. Alors, Monsieur le ministre, votre point de vue ? Qui a gagné, qui a perdu dans cette affaire ?
Hubert Védrine : C’est naturellement le Conseil de sécurité qui a gagné puisque, si on remet les choses en perspective, après la fin de la guerre du Golfe en 1991, c’est lui qui créé une commission de contrôle quand on a découvert que l’Irak s’était doté de gigantesques programmes d’armes de destruction massive. Depuis sept ans, cette commission a travaillé. Elle a obtenu d’immenses résultats parce qu’elle a démantelé, donc détruit plus d’armes que ce qui avait été détruit pendant la guerre. Nous sommes passés par toute une série de crises.
Dans beaucoup de ces crises, l’Irak a commencé par refuser le principe de la commission, les inspections, l’accès à tel ou tel site. En novembre dernier, c’était la présence des inspecteurs américains, à la suite de quoi, Saddam Hussein a dû accepter cette présence. Depuis quelques semaines, c’était la crise sur l’inspection éventuelle des sites dits « présidentiels ». Là aussi, à la suite d’une combinaison d’actions de toutes sortes, de menaces, d’actions diplomatiques, de réflexions sur les formules possibles de ces inspections, au bout du compte, l’Irak a donc accepté des contrôles qui étaient auparavant refusés. Qui est-ce qui a gagné ? C’est très clair, c’est le Conseil de sécurité. Tout le reste, ce sont des réactions émotionnelles qui sont tout à fait différentes selon les pays dans lesquels vous ferez vos enquêtes.
France 2 : Quand on entend s’exprimer des représentants de l’opinion des différents pays arabes qui ont le sentiment que c’est Saddam Hussein qui a gagné, à votre avis, ils ont tort ?
Hubert Védrine : Je pense qu’ils expriment un point de vue qui est représentatif de leur sensibilité.
France 2 : Est-ce qu’il est vrai ou faux leur point de vue, selon vous ?
Hubert Védrine : Il est subjectif.
France 2 : Il est « subjectif vrai » ou « subjectif faux » ?
Hubert Védrine : Il est vrai de leur point de vue – mais il n’est pas représentatif réellement –, de ce qui s’est passé.
France 2 : Et du point de vue du ministre des affaires étrangères français ?
Hubert Védrine : De mon point de vue – je vous l’ai déjà dit –, je pense que ce qui l’emporte, c’est le Conseil de sécurité qui voit ses résolutions, qui étaient bloquées, finalement pouvoir être appliquées. Il est souhaitable pour arriver au bout de ce processus de contrôle de démantèlement des armes et donc, un jour, dès que nous le pourrons, de levée de l’embargo et de réinsertion de l’Irak dans la communauté mondiale et avant tout dans cette région. Voilà ce qui l’emporte. Le reste, ce sont des interprétations qui découlent de l’environnement dans lequel sont placés les gens que vous interrogez.
France 2 : Si jamais, de nouveau, Saddam Hussein refuse de respecter les décisions des Nations unies, que se passera-t-il ?
Hubert Védrine : Il prendrait des risques encore plus grands que ceux devant lesquels, finalement, cette fois-ci, il a reculé. Il a reculé parce qu’il y avait cette pression…
France 2 : Pensez-vous qu’il y aurait des sanctions automatiques ?
Hubert Védrine : On ne peut pas parler de sanctions automatiques parce que ce sont des choses trop graves. Par contre, il y aurait certainement une détermination des membres permanents du Conseil de sécurité à répliquer en des termes encore plus forts que ceux qui avaient été envisagés cette fois-ci. Je note que cette fois-ci, il a reculé devant cette combinaison de pressions et, de propositions qui lui étaient faites, qui étaient acceptables par lui, à partir des propositions françaises et au travers le travail et le talent de Monsieur Kofi Annan. A priori, on peut penser qu’il ne voudra pas se remettre dans cette situation.
France 2 : En ce qui concerne la fameuse question des sites présidentiels, de leur contrôle et des inspections, avez-vous le sentiment que maintenant tout est vraiment réglé, également du point de vue américain ?
Hubert Védrine : Là-dessus, il faut faire attention. Nous avons l’annonce de l’accord. Nous avons déjà des réactions sur le sens général de l’accord et nous avons une indication de tendance de la part du président Clinton, qui approuve l’application de l’accord, qui demande l’application de l’accord, mais qui commence à demander que certains détails soient éclaircis. Ce qui veut dire que ce soir, lundi, les choses ne sont pas encore complètement réglées. C’est au sein du Conseil de sécurité, qui va se réunir demain mardi à New York – comme le rappelait Monsieur Kofi Annan tout à l’heure dans l’interview qu’il nous a accordée –, c’est au cours de cette réunion à New York que l’on va voir exactement quelle est la position des cinq membres permanents sur l’accord, qui ne sera complètement présenté par Monsieur Kofi Annan qu’à ce moment-là. Il ne faut pas raisonner à l’instant où nous parlons comme si les choses étaient totalement réglées.
France 2 : Ce soir, au moment où nous parlons, à 23 h 12, considérez-vous qu’il y a encore une part de suspens sur la décision finale des États-Unis d’accepter ou de ne pas accepter l’accord ?
Hubert Védrine : Je ne pense pas qu’il reste un suspens global parce que le président Clinton s’est exprimé de façon positive. En revanche, le président Clinton, de même que les quatre autres membres permanents du Conseil de sécurité, vont discuter des modalités d’application, du calendrier d’application, vont discuter avec Monsieur Kofi Annan de la façon dont vont être mises en œuvre un certain nombre de dispositions qui faisaient blocage avant, c’est-à-dire les modalités d’inspection des sites présidentiels, la composition des équipes qui vont procéder à ces inspections et la possibilité de répéter dans le temps ces inspections. Sur ces points, la discussion n’est pas terminée mais elle s’engage dans de très bonnes conditions, compte tenu de ce que nous savons des termes de l’accord et compte tenu de la réaction, déjà, des Russes, des Chinois, des Français et du président Clinton. Voilà une bonne base de départ, mais tout n’est pas réglé dans le détail.
France 2 : Monsieur le ministre des affaires étrangères, évidemment vous ne pouvez qu’être satisfait des propos que vient de tenir Monsieur Giscard D’Estaing. Considérez-vous aussi que la France a joué tout son rôle et qu’elle l’a bien joué ?
Hubert Védrine : Ce qui m’a frappé dans toute cette période, en dehors bien sûr de l’unité de conduite qui a été réelle entre le président et le Gouvernement, c’est que les efforts de la France, poursuivis depuis des semaines, n’ont été contestés nulle part, ni en Europe, évidemment pas dans les pays arabes ou dans les pays africains ou asiatiques, ni même par les États-Unis ou la Grande-Bretagne. L’analyse n’était pas forcément la même. Les postures qui ont été adoptées, si une solution politique n’avait pas été trouvée, auraient peut-être été différentes. Cet effort persévérant et tenace a conduit à rassembler les éléments qui, le moment venu, ont permis à la visite de Monsieur Kofi Annan d’atteindre les résultats que l’on voit aujourd’hui. Tout cela n’a été critiqué à aucun moment et a été même largement compris. Je crois que c’est très important pour l’avenir de notre action.
France 2 : Tout à l’heure, l’ancien président de la République, Monsieur Giscard d’Estaing, soulignait que la France avait parlé d’une seule voix et c’est vrai que le président de la République, Jacques Chirac, s’est vraiment très fortement impliqué dans ces discussions et pour la réussite de ces discussions.
Hubert Védrine : Il y a eu une coordination continue entre le président et la présidence de la République, le Premier ministre et l’Hôtel-Matignon et, d’autre part, le ministère des affaires étrangères dans tous ces niveaux et tous ces échelons, que ce soit à Paris ou au niveau, par exemple de notre représentant au Conseil de sécurité, ou celui du chef de la section d’intérêt de la France à Bagdad et dans tous nos postes. Nous avons recherché cette unité de manœuvre car c’était la seule façon, je crois, de faire prévaloir cette ligne qui n’était pas évidente au début – comme on l’a vu – de la part d’autres pays qui ont réagi de façon peut-être plus précipitée, en réfléchissant moins à l’avenir.
Notre conviction était qu’il fallait à tout prix trouver une vraie solution, une solution diplomatique, certes, mais une vraie solution. Nous étions convaincus que le recours à des frappes militaires aurait peut-être apparemment réglé deux ou trois problèmes, mais en aurait créé de bien plus graves encore, dont on aurait mis très, très longtemps à sortir. Ce n’était pas adapté au problème que nous voulions traiter : la fin des contrôles en Irak et « la sortie du tunnel ». Ce à quoi faisait allusion le président Giscard D’Estaing, c’est tout simplement de permettre à l’Irak de voir le bout du tunnel, pour penser à l’avenir de ce pays et à l’avenir de la région. Cela suppose une vraie solution au préalable, ce que nous espérons avoir atteint maintenant.
France 2 : Monsieur Védrine, très brièvement. Au milieu de ce concert de satisfaction, n’avez-vous pas une énorme frustration devant les positions divergentes des Européens ?
Hubert Védrine : Un concert d’approbation pour une tâche diplomatique ingrate et tenace. Quand cela se produit, il ne faut pas bouder son plaisir. En ce qui concerne les Européens, je crois qu’il faut ramener les divergences à leur plus juste proportion.
On parle évidemment toujours de politique étrangère commune de l’Europe et c’est un de nos grands objectifs. Mais, on ne peut pas avec des pays si différents, depuis si longtemps dans l’histoire, avoir du jour au lendemain une position homogène sur tous les sujets, dès la première minute.
Dans cette affaire d’Irak, les quinze pays d’Europe ont été unanimes à considérer qu’il fallait que les contrôles puissent avoir lieu, que la commission dont on parlait tout à l’heure, l’UNSCOM, puisse travailler, que les résolutions devaient être appliquées. La seule divergence qui s’est présentée entre eux, c’est à propos de la posture qu’ils auraient adoptée, dans l’hypothèse où des frappes auraient eu lieu. C’étaient des spéculations sur une hypothèse qui, heureusement, ne s’est pas concrétisée. Mais, ils avaient au point de départ, disons, deux tiers de positions communes. À partir de maintenant, vous pouvez noter, moi-même j’ai pu le constater aujourd’hui à Bruxelles au conseil affaires générales où il y avait tous les pays d’Europe, que les Quinze retrouvent une unité très grande sur les perspectives, qui sont celles de l’application de l’accord conclu par Kofi Annan et sur les perspectives que cet accord ouvrira une fois qu’un certain nombre de points de détail auront été éclaircis.
Entretien avec l’hebdomadaire « Jeune Afrique » (Paris, 24 février 1998)
Jeune Afrique : Vous avez vécu, depuis l’Élysée où vous étiez conseiller diplomatique, puis secrétaire général, la crise puis la guerre du Golfe de 1990-1991. La situation actuelle est-elle comparable ?
Hubert Védrine : Le contexte est très différent. Il ne s’agit pas aujourd’hui de l’invasion d’un pays membre des Nations unies par un autre. En dehors de Saddam Hussein, tous les acteurs ont changé.
L’Union soviétique, elle, a carrément disparu. La coalition constituée en 1991 contre l’agression irakienne comprenait près de la moitié des pays arabes. Cette fois-ci, rien de tel.
On ne constate pas non plus ce phénomène de mobilisation de l’opinion arabe qui avait caractérisé la première crise, même si on peut penser qu’elle réagirait très mal à une frappe américaine. Du côté des gouvernements arabes, c’est une sorte d’homogénéité à profil bas qui domine : à peu près tous estiment que Saddam Hussein est la source principale des malheurs de son peuple, mais tous appréhendent les conséquences d’une action militaire contre l’Irak.
Jeune Afrique : Saddam Hussein a-t-il changé ?
Hubert Védrine : On peut se poser la question. En 1990-1991, cet homme n’a jamais cédé ni reculé, au prix d’immenses erreurs. Mais, en ce début de 1998, que constatons-nous ? La commission de contrôle de l’ONU a été créée et l’Irak a fini par l’accepter ; elle a pu travailler, détecter, puis mettre hors d’usage plus d’armes que ce qui a été détruit pendant la guerre du Golfe.
Malgré quelques périodes de crises, trois cents établissements irakiens sont aujourd’hui sous surveillance de la commission et une soixantaine de sites sont inspectés en permanence. On peut donc espérer que Saddam ne prendra pas le risque inconsidéré d’une seconde guerre, uniquement parce que cela lui pose un problème d’ouvrir les huit sites dits « présidentiels ».
Jeune Afrique : Le secrétaire général du Quai d’Orsay, Bertrand Dufourcq, a rencontré Saddam Hussein le 10 février à Bagdad. Quelles impressions a-t-il ramenées de cet entretien ?
Hubert Védrine : Saddam Hussein n’est pas coupé du monde et écoute ce qu’on lui dit. Tarek Aziz, par exemple, s’exprime tout à fait normalement en sa présence. À la différence de 1990, Saddam Hussein semble informé du rapport de forces actuel. En tire-t-il les conclusions qui s’imposent ? C’est une autre affaire. Nous, Français, nous nous sommes en tout cas employés à lui faire parvenir l’information le plus exacte possible. Notre message a été le suivant : ne vous méprenez pas, l’unité et la crédibilité du Conseil de sécurité est réelle, une solution conforme aux résolutions doit être trouvée car les États-Unis sont déterminés à aller jusqu’au bout.
Jeune Afrique : Comment les Américains réagissent-ils à cette médiation française ?
Hubert Védrine : Avec scepticisme : ils ne pensent pas que cela marchera. Mais vous remarquerez que personne ne critique la position française, ni dans la presse internationale, ni ailleurs, dans la mesure où cette action est totalement conforme aux résolutions du Conseil de sécurité.
Jeune Afrique : Et les gouvernements arabes ?
Hubert Védrine : Je n’entends que soutien et encouragement aux efforts déployés par la France.
Jeune Afrique : Si Saddam fait toutes les concessions exigées de lui, que se passera-t-il ?
Hubert Védrine : S’il autorise l’inspection des sites présidentiels – dans les conditions que précisera le secrétaire général Kofi Annan –, les choses s’arrêteront d’elles-mêmes. Je n’imagine pas que le président Clinton puisse donner alors l’ordre d’attaquer.
Jeune Afrique : S’orientera-t-on vers une levée de l’embargo qui frappe l’Irak ?
Hubert Védrine : Le jour où la commission d’enquête aura tout découvert, tout démantelé, la question se posera au Conseil de sécurité ; oui, il faudra prendre cette décision. Il n’y a pas pour nous de résolutions cachées. Si certains disent : cela ne suffit pas, trouvons d’autres conditions, ce ne sera pas notre position.
Jeune Afrique : Pensez-vous que les Américains veulent la « peau » de Saddam ?
Hubert Védrine : Nous sommes devant un phénomène « d’hyperpuissance » : les Américains s’exaspèrent de voir un récalcitrant leur résister. Même si, en l’occurrence, les exigences américaines coïncident avec celles de l’ONU, ce facteur est largement propre aux États-Unis. Ils estiment être investis d’une mission qu’ils se sont donnés à eux-mêmes, par leur poids sur l’échiquier mondial. Ils ont aussi la faculté de se désigner des adversaires. Ces derniers sont présentés tour à tour comme énervants, puis irritants, puis menaçants, puis intolérables, jusqu’au jour où c’est la crédibilité de la puissance américaine qui est enjeu. Tel est le mécanisme sur lequel on ne peut pas ne pas s’interroger.
Jeune Afrique : La même détermination n’est évidemment pas au rendez-vous, quand il s’agit d’obliger Israël à appliquer les accords de paix ou les résolutions du Conseil de sécurité qui le concerne.
Hubert Védrine : En effet.
Jeune Afrique : Y a-t-il des différences, plutôt des nuances, entre l’analyse que fait le Gouvernement français de cette crise et celle que développe le président Chirac ?
Hubert Védrine : Non, je n’en vois aucune. Mais cette harmonie ne tombe pas du ciel. L’Élysée et le Gouvernement travaillent ensemble constamment. C’est une vraie gestion commune de crise.
Jeune Afrique : Et au sein du gouvernement ?
Hubert Védrine : Le ministre de l’intérieur, Jean-Pierre Chevènement, cultive une tonalité, une musique particulière. Mais il s’exprime, ainsi qu’il le dit lui-même, en tant que président du Mouvement des citoyens. Il n’a pas critiqué la politique extérieure que nous menons et il n’y a aucun désaccord sur le fond.
Jeune Afrique : Si Chevènement milite pour la levée de l’embargo, Michel Rocard, lui, s’est fait remarquer par un discours plutôt va-t-en-guerre…
Hubert Védrine : Pas de commentaires.
Jeune Afrique : Que dit Saddam Hussein de la France et de son rôle dans cette crise ?
Hubert Védrine : Il tend à présenter les choses comme si rien ne s’était passé depuis le milieu des années soixante-dix. Mais l’important est ce que nous lui disons, en tenant compte des liens spécifiques entre la France et le monde arabe : il n’y a pas d’autre porte de sortie que l’application des résolutions. Ne pas le comprendre serait commettre une terrible erreur de calcul. C’est d’ailleurs ce que j’ai dit, le 17 février, au ministre irakien des affaires étrangères, Mohamed Saïd Al-Sahhaf. Il y a une disproportion tragique entre les raisons pour lesquelles Bagdad refuse l’inspection des huit sites dits « présidentiels » et les conséquences possibles ce refus.
Jeune Afrique : Vous vous êtes aussi longuement entretenu au téléphone avec Tarek Aziz. L’entourage de Saddam Hussein vous paraît-il redouter une attaque américaine ? Avez-vous senti une sorte de peur ?
Hubert Védrine : Peur, non. Les Irakiens ont leur fierté et affichent une sorte de bravoure. Ils ont une vive susceptibilité sur le respect de leur souveraineté. Mais ils ont conscience du rapport des forces. Et puis, ils n’ignorent pas que, si aucun chef d’État arabe ne souhaite que l’Irak soit bombardé, la plupart d’entre eux ne seraient pas mécontents de voir Saddam Hussein disparaître du paysage.
Jeune Afrique : Les chefs d’État arabes vous ont-ils fait part de leurs préoccupations ?
Hubert Védrine : Nous sommes en contact avec toutes les capitales arabes. Des émissaires français s’y sont rendus, le président Chirac et le roi Hassan II se sont parlé au téléphone, j’ai eu moi-même nombre d’entretiens… Disons que la tonalité générale est plutôt au scepticisme, soit parce qu’ils pensent que Saddam ne reculera pas, soit parce qu’ils estiment que les États-Unis frapperont quoi qu’il arrive. Mais, ils soutiennent notre action.
Jeune Afrique : Expriment-ils des craintes quant aux réactions de leur opinion en cas d’attaque américaine ?
Hubert Védrine : Je crois qu’ils les redoutent surtout en cas de répétition des frappes, dans un contexte d’asphyxie du processus de paix israélo-palestinien. Les opinions ne pourront alors que s’emballer avec tous les risques que cela représente.
Jeune Afrique : Un récent rapport du Congrès américain affirme que l’Irak aurait disséminé des armes bactériologiques au Soudan, au Yémen, en Libye et en Algérie. Est-ce exact ?
Hubert Védrine : Je n’en sais rien.
Jeune Afrique : Les armes irakiennes – ce qu’il en reste – menacent-elles Israël ?
Hubert Védrine : Je ne le crois pas. L’affirmer serait d’ailleurs en contradiction avec les conclusions du rapport rédigé par Richard Butler, le responsable de la commission d’enquête des Nations unies. Il ne semble pas qu’ils aient encore des moyens balistiques.
Jeune Afrique : La crise a-t-elle un impact sur le processus de paix israélo-palestinien ?
Hubert Védrine : Avec ou sans crise, le processus est bloqué, chacun le voit. Benyamin Netanyahou a beaucoup plus d’influence sur les États-Unis que ces derniers n’en ont sur lui pour le moment. Cette politique ne lui porte pas tort sur le plan de la politique intérieure israélienne. Il n’y a pour le moment ni aggravation du blocage – comment serait-ce possible –, ni impact direct. Cependant, une offensive militaire américaine contre l’Irak pourrait modifier dans le mauvais sens le rapport des forces entre l’OLP et le Hamas. Mais, rien n’est sûr.