Texte intégral
La Voix du Nord : jeudi 4 décembre 1997
La Voix du Nord : Les syndicats français ont un taux d’adhésion des plus faibles. Comment expliquez-vous leur poids malgré cela ?
Louis Viannet : Le syndicalisme français n’a pas la réputation de réunir d’importantes forces organisées. Le pluralisme et la division expliquent ce phénomène. Autant que la déstabilisation du monde du travail, la difficulté de peser sur le cours des choses accentue ce sentiment, non pas de désintérêt, mais de dispersion. En fait, il n’y a jamais eu de lien direct entre le volume des forces organisées et la capacité de mobilisation du monde syndical. Cela fait partie du paysage social français.
La Voix du Nord : À se fier à un sondage, vous seriez moins populaire que Mme Notat ou M. Blondel. N’est-ce pas gênant pour la CGT ?
Louis Viannet : C’est un fait que la CGT n’a jamais cherché la personnalisation… À mon avis, l’excès de personnalisation tel qu’on le connaît ailleurs est nuisible à l’engagement des salariés. L’une des raisons de la confiance exprimée par les salariés envers la CGT tient à la présence sur le terrain de milliers de militants près d’eux au quotidien.
La Voix du Nord : L’ombre du FN plane sur les prud’homales. Que faire ? Et que répondre aux lepénistes qui se justifient par un parallèle avec les liens entre la CGT et le PCF ?
Louis Viannet : Je me félicite que tous les syndicats aient mené ensemble une double bataille : politique, pour réclamer une loi sur le caractère syndical du scrutin ; juridique, pour faire reconnaître la non-validité des listes du FN.
Il y a deux raisons à cela. Ce sont des élections syndicales et il est inacceptable qu’un parti puisse y représenter des candidats.
Et que deviendraient les prud’hommes avec des conseillers jugeant non pas à partir du droit du travail mais à la couleur de la peau ou du pays d’origine ?
Quant au parallèle, personne n’a jamais pu contester à la CGT le caractère syndical de ses fondements, de son action, de ses engagements. Et puis, il y a cinq semaines, personne n’avait entendu parler de la CFNT alors que la CGT vient de fêter son centenaire…
La Voix du Nord : Le futur patron des patrons, M. Seillière, tire à boulets rouges sur M. Jospin et les 35 heures. Que vous inspire son attitude ?
Louis Viannet : Le déchaînement du patronat contre l’abaissement de la durée du travail, assorti d’objectifs politiques avoués puisqu’il veut déstabiliser le gouvernement, témoigne de l’importance du bras de fer engagé par le patronat. Il ne faut pas se tromper.
Ce sont les salariés qui sont visés par le CNPF et qui risquent de faire les frais d’un positionnement en forme d’aveu. À savoir que le patronat se fiche de toute politique de création d’emplois, dans ce pays.
La Voix du Nord : Quand le directeur de la cristallerie d’Arques menace de délocaliser, faut-il le prendre au sérieux ?
Louis Viannet : C’est évident… D’autant qu’il y a des précédents. Les patrons ont montré qu’ils pouvaient avoir ce comportement en partant après avoir empoché l’argent public par chantage à l’emploi. Ces comportements inadmissibles risquent de mettre en lumière l’idée qu’il y a une contradiction entre l’intérêt patronal et l’intérêt national.
La Voix du Nord : Toujours à propos des 35 heures, vous avez exprimé des réserves sur l’évolution du débat…
Louis Viannet : Pas de réserves, mais des préoccupations. Par rapport à la nécessité d’impulser un mouvement de mobilisation parmi les salariés alors que la campagne du CNPF a pour conséquence de la mettre dans l’expectative. Et par rapport à des insuffisances du projet, qui risquent d’en limiter la portée sur la création d’emplois.
Or c’est l’objectif central. Si nous avons soutenu la perspective de la réduction du temps de travail, ce n’est pas que nous considérons comme la solution miracle mais comme un point d’appui pour impulser une nouvelle dynamique de création d’emplois.
La Voix du Nord : La tension monte dans les banlieues où des jeunes s’en prennent aux transports en commun. Comment remédier à la situation ?
Louis Viannet : Remédier, ce n’est pas facile… Sur le fond, ces comportements que je n’excuse pas sont liés au désarroi qui traverse la jeunesse en panne de perspectives. Il est évident que les solutions passent d’abord par l’emploi. Alors que, justement, dans les transports on n’a pas cessé de privilégier la réduction du personnel à tout prix…
Le Progrès : 4 décembre 1997
Le Progrès : Comment voyez-vous l’affrontement entre le gouvernement et le CNPF sur les 35 heures – en spectateur ?
Louis Viannet : Surtout pas, ce serait la pire des choses ! Il est vrai que le CNPF a délibérément « ciblé » le gouvernement, Seillière donnant un contenu politicien à ses attaques…
Le Progrès : Pourquoi selon vous ?
Louis Viannet : Le CNPF, qui a l’habitude d’avoir l’oreille des gouvernements, s’est trouvé désemparé quand le Premier ministre a annoncé une loi sur les 35 heures avec une date-butoir, et quand il a dû constater l’unité du front syndical. Ceci étant, ce déchaînement contre les 35 heures cache mal la vraie crainte du patronat, qui est d’être obligé de créer des emplois : la plupart des chefs d’entreprise, en particulier des grandes entreprises, se satisfont pleinement d’un niveau de chômage leur permettant de peser sur les salaires, les conditions de travail…
Le Progrès : Prenez-vous au sérieux les menaces de Monsieur Seillière sur la négociation sociale nationale ou les régimes paritaires ?
Louis Viannet : Il y a là incontestablement une part de surenchère électoraliste : sauf à prendre le risque de se mettre hors-jeu, ils ne peuvent pas se retirer de la gestion de la sécurité sociale ; quant au refus de négocier, il ne tiendra pas devant une forte mobilisation des salariés. Mais tout cela relève aussi d’une tentative de chantage, pour mettre les salariés sur la défensive. C’est donc bien le moment pour les salariés de passer à l’offensive, afin d’empêcher le patronat de saboter une mesure positive pour l’emploi.
Le Progrès : Le projet de loi, tel qu’on le connaît aujourd’hui, vous satisfait-il ?
Louis Viannet : Rien n’est joué… Il comprend des choses très positives, et d’abord l’affirmation de ramener la durée légale du travail à 35 heures d’ici l’an 2000. Mais il comporte aussi des insuffisances, que nous allons nous employer à corriger grâce à la mobilisation des salariés – par exemple sur le recours aux heures supplémentaires et au temps partiel, et le maintien du repos compensateur : la loi doit être plus précise et plus contraignante sur ces points, si l’on veut éviter que le patronat puisse appliquer la loi sans créer d’emplois.
Le Progrès : Est-il normal et souhaitable que tout le débat social tourne autour des 35 heures ?
Louis Viannet : Méfiez-vous des apparences ! À travers les 35 heures est posée la question fondamentale d’une autre politique de création d’emplois, d’une autre dynamique, avec une relance de la politique salariale, de la politique industrielle… C’est maintenant, à travers cette loi, qu’on peut prendre ou non le bon chemin. Et c’est bien cela qui explique les réactions du CNPF.
Le Progrès : Qu’attendez-vous des élections prud’homales, et d’abord pour votre organisation ?
Louis Viannet : Le point de repère est notre résultat de 1992 (qui était de 33 % – NDLR) : toute baisse représenterait une déception, et surtout un handicap pour la bataille de la CGT en faveur de l’unité d’action et du rassemblement du syndicalisme, inversement, toute hausse sera la bienvenue. Mais la grande inconnue reste le taux de participation, il faut dire aux salariés que leur vote est la condition du renforcement de l’institution prud’homale, face aux comportement autoritaires qui se développent dans les entreprises. Dans les cinq dernières années, les jugements des prud’hommes ont permis aux salariés de récupérer plusieurs centaines de milliards de centimes !
Le Progrès : Vous parliez d’unité d’action, mais les syndicats se présentent plus divisés que jamais.
Louis Viannet : Le pluralisme syndical est une réalité, et il est normal que chaque syndicat essaie d’obtenir le meilleur résultat possible. Mais je constate que tous se sont retrouvés pour appeler au vote, et pour faire barrage à la tentative d’intrusion du Front national, qui déboucherait sur l’intolérable des jugements rendus en fonction de la couleur de peau, de la religion ou du sexe des salariés.
Le Figaro : 4 décembre 1997
Le Figaro économie : Dans quel état d’esprit abordez-vous ces élections ?
Louis Viannet : L’élection prend d’autant plus d’importance que les comportements autoritaires et souvent arbitraires se multiplient dans les entreprises.
Plus diminuent les contraintes législatives ou réglementaires, plus les employeurs en prennent à leur aise, ce qui donne d’ailleurs un côté indécent à toutes les récriminations sur la soi-disant rigidité de la réglementation actuelle.
C’est ainsi que les cinq dernières années ont vu sensiblement augmenter le nombre de recours aux tribunaux prud’hommes et augmenter aussi le montant des indemnités obtenues. Ce sont plusieurs centaines de milliards de centimes qui ont été ainsi récupérés par les salariés.
Le nombre de recours seraient sans doute plus important encore si les délais de jugement étaient raccourcis, ce qui nécessiterait une logistique judiciaire plus importante car le nombre de conflits entre salariés et employeurs ne cesse de croître.
II y a eu en 1996 près d’un million de licenciements dont plus de la moitié sont des licenciements individuels. Parmi ceux-ci, la part des licenciements abusifs a considérablement augmenté pour toutes les catégories, cadres compris.
Étendre les prérogatives des conseils de prud’hommes, leur donner tous les moyens pour faire respecter leur décision, notamment dans les cas de réintégration, est une nécessité.
De même faut-il réfléchir à la possibilité de pouvoirs suspensifs des licenciements pour obliger les entreprises à innover une autre démarche en matière de gestion de leur personnel.
C’est dire que le 10 décembre est une date dont chaque salarié se doit d’apprécier l’importance. Voter pour des candidats qui, dans leur action syndicale quotidienne, ont acquis la maîtrise de l’argumentation, de la fermeté et qui ont une bonne connaissance de ce que sont devenues les réalités au travail est un élément de certitude d’être bien défendu.
Le Figaro économie : Ce scrutin risque cependant d’accentué les divergences avec les autres organisations…
Louis Viannet : Voter pour des candidats et des candidates qui, en amont et en aval de leur action juridique, s’appuient sur une organisation reconnue pour son efficacité dans la défense des intérêts des salariés, est un deuxième élément de certitude d’une bonne défense des dossiers.
Enfin, le fait est que, même si ce n’est pas leur vocation première, les élections prud’homales constituent un test de représentativité des organisations syndicales. En effet, la façon dont est perçu leur positionnement sur les grandes questions revendicatives joue un rôle non négligeable dans les motivations des électeurs et des électrices.
Pour toutes ces raisons, les élections du 10 décembre ont une portée qui mériterait une popularisation médiatique autre que celle, quasi clandestine, dont elles font l’objet.
La CGT considère que les enjeux de la situation actuelle nécessitent un engagement vigoureux du syndicalisme et une démarche de rassemblement dont elle souhaite qu’elle soit partagée par tout le monde. Elle agit dans ce sens et conduit sa campagne avec confiance, car elle sait que cette aspiration est largement présente parmi les salariés.
RTL : jeudi 11 décembre 1997
J.-P. Defrain : Un peu plus d’un tiers des salariés sont allés voter lors des élections prud’homales. Un taux d’abstention sans précédent. Néanmoins, la CGT conserve la première place, en êtes-vous pour autant satisfait ? M. Blondel parle lui de catastrophe.
Louis Viannet : Nous savions que la bataille de la participation serait une bataille difficile. Et je dois dire que toute les organisations syndicales avaient d’ailleurs souligné ce problème, pour plusieurs raisons. La première, c’est que nous considérons, et je considère, qu’il est anormal que les élections que l’on présente comme ayant un enjeu sérieux ne puissent s’appuyer sur aucune promotion médiatique. Il y a vraiment quelque chose à rectifier. Ensuite, nous savions que nous avions l’obstacle du développement de la précarité à combattre. Et enfin, il y a eu un manque de sérieux dans l’organisation matérielle qui constitue une vraie question et qui va nous appeler à interpeller le gouvernement.
J.-P. Defrain : Mais dans votre analyse, vous ne tenez pas compte d’une crise de confiance des Français, en tout cas des salariés, à l’égard des syndicats.
Louis Viannet : Je trouve que les conclusions que j’ai vues dans la presse écrit me paraissent aller un peu vite. D’abord, je note qu’à partir du moment où les employeurs ont voté à a peine plus de 20 %, personne ne remet en cause la crédibilité et l’autorité du CNPF. Ensuite, je remarque que lorsque se déroulent des élections professionnelles dans des secteurs, des branches où il y a effectivement un droit de popularisation de ces élections, une organisation structurée, un droit syndical pour que les gens puissent voter, le taux de participation se situe autour de 80-85-90 % même dans un certain nombre de secteurs. Enfin, je note qu’y compris pour les élections prud’homales, il y a quand même de sérieux écarts. Puisque, si je prends la section de l’industrie, les ouvriers sont venus à 47 %.
J.-P. Defrain : Mais on peut aussi se poser la question de la portée réelle du dialogue social en France.
Louis Viannet : Tout à fait, on peut se poser beaucoup de questions. Je crois qu’il ne faut pas tricher. Le problème de la montée des abstentions au-delà de ce que je viens de dire, qui sont des réalités, reste un problème sérieux qui nous préoccupe et nous sommes pour notre part décidés à en discuter aussi bien avec les autres organisations syndicales qu’avec le gouvernement.
J.-P. Defrain : Avec la répartition de la population active qui évolue, il y aura moins d’ouvriers, plus de secteur tertiaire. Alors le déclin de la CGT n’est-il pas inéluctable ?
Louis Viannet : Comme vous y aller. Je vous ferai remarquer que cette tendance est constatée depuis près de 15 ans. Et quand je regarde, je dis que non seulement la CGT reste à la première place, solidement à la première place – la CGT est première avec une avance confortable au plan général : première dans la section de l’industrie, première dans la section du commerce, première dans la section des activités diverses ; elle progresse de 2,25 % dans la section encadrement et elle est première dans 16 régions sur 21 – alors, nous sommes conscients que les bouleversements sociologiques qui interviennent dans le salariat et qui se traduisent, par exemple pour cette élection, par une diminution de 14 % des inscrits dans la section industrie et une progression de 34 % dans la section des activités diverses, appellent avec beaucoup de force ce que j’allais définir comme le besoin de redéployer l’activité syndicale. Nous avons besoin de mettre l’accent sur un syndicalisme de proximité, sur un syndicalisme qui effectivement joue comme carte prioritaire la démocratie, la consultation des salariés. Mais c’est le sens des efforts dans lesquels nous sommes engagés. C’est d’ailleurs pour ça que la CGT reste solidement à la première place.
J.-P. Defrain : Et les résultats des candidats du mouvement proche du FN.
Louis Viannet : Je n’ai pas les choses dans le détail. Je crois que dans les départements où ils se sont présentés, leurs scores se situent en 6 et 8 %. Ça n’enlève rien à la gravité de la signification de la volonté du FN d’investir le champ syndical et ça ne fait que renforcer la nécessité maintenant de mettre en œuvre une loi qui précise justement le caractère syndical de ses prérogatives.
J.-P. Defrain : Les 35 heures, vous êtes plutôt satisfait ? Ça tranche quand même avec les animateurs de la gauche socialiste qui estiment que cela ne permettra ni le progrès social, ni la création d’emplois sans parler du discrédit de la gauche plurielle. Mais ça ce n’est peut-être pas votre affaire.
Louis Viannet : Non, c’est leur problème. Chacun est tout à fait libre de porter jugement et d’apprécier. En disant ça, je ne dis pas que la CGT est béatement satisfaite devant le projet de loi sur les 35 heures. Je dis les choses simplement en rappelant que nous avons été l’organisation qui s’est battue de toutes ses forces et depuis le début pour qu’il y ait une loi-cadre, pour qu’il y ait une date butoir. Nous obtenons une loi-cadre et une date butoir. On ne va quand même pas cracher dans la soupe. Depuis le début également, nous avons dit que l’existence d’une loi ne suffira pas parce que nous ne sommes pas naïfs, nous savions bien que le CNPF allait se battre de toutes ses forces pour empêcher toute réelle portée à la loi. Et nous sommes aujourd’hui dans cette situation où il y a effectivement besoin de sensibiliser et de mobiliser les salariés pour leur dire : ne vous laissez pas acculer au coin du mur, il faut passer à l’offensive. Et je dois dire que nous sommes prêts à prendre toutes les initiatives nécessaires dans l’unité, autant que nous pourrons, pour qu’il y ait une relance dynamique de l’action revendicative sur ces problèmes.
J.-P. Defrain : Que pensez-vous des intentions du gouvernement sur les mesures favorisant l’épargne en vue de la retraite ?
Louis Viannet : Sans avoir des informations précises, j’ai lu que le Premier ministre s’apprêtait à remettre sur la table le projet de fonds de pension.
J.-P. Defrain : C’est ce que l’entourage de M. Jospin a précisé cet après-midi.
Louis Viannet : Je n’étais pas dans la confidence de l’entourage ?
J.-P. Defrain : C’est une dépêche de l’AFP.
Louis Viannet : Ce que je peux dire au gouvernement bien sûr mais à tous les auditeurs, c’est que le gouvernement doit savoir que ce projet de fonds de pension se heurtera à l’hostilité de toutes les organisations syndicales parce que, sur le fond, il porte le risque de porter un coup terrible au système de retraite par répartition et de contribuer à déstabiliser la protection sociale.