Interviews de M. Laurent Fabius, président du groupe PS à l'Assemblée nationale, à France 3 le 17 avril 1997 et Europe 1 le 22, sur la dissolution de l'Assemblée nationale, le bilan de la politique gouvernementale et les propositions du PS notamment en matière de réforme et concernant l'Europe.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Annonce par le Président Chirac le 21 avril 1997 de la dissolution de l'Assemblée nationale

Média : Europe 1 - France 3 - Télévision

Texte intégral

Date : jeudi 17 avril 1997
Source : France 3

France 3 : Si les rumeurs de dissolution se confirmaient, pensez-vous vraiment que le PS soit prêt à affronter ces nouvelles échéances ?

Laurent Fabius : Oui on est prêts, mais ce qui me frappe d’abord, c’est le décalage très, très important entre les préoccupations des citoyens et puis ces rumeurs. Ça pollue tout. En ce moment, on est en train d’examiner à l’Assemblée nationale un texte qui est très insuffisant sur la lutte contre l’exclusion, et la discussion est quasiment surréaliste puisque les députés, de droit en particulier, ne parlent que de dissolution. Maintenant, on va voir ce que le président de la République décide, c’est sa prérogative.

France 3 : Vous dites que vous êtes prêt et vous balayez ça d’un revers de main, mais si on regarde les sondages, on voit qu’ils ne sont pas très bons pour le PS.

Laurent Fabius : Ce qui est intéressant ce soit, puisqu’on en est réduit à des hypothèses, c’est de voir ce qu’il a derrière cette idée de dissolution. À mon avis, ça veut dire un aveu assez net d’échec, et d’autre part ça signifie qu’il y a une opération politicienne derrière. Quelles sont les causes que l’on avance ? On dit, premièrement, sur le plan économique : attention parce que les résultats vont se détériorer ; le Gouvernement a donc tendance de ne pas attendre le délai de l’année prochaine – parce que l’on parle d’un tour de vis supplémentaire – et d’anticiper le calendrier.

France 3 : On avance surtout les échéances européennes.

Laurent Fabius : Attendez ! D’abord les échéances économiques. Mais au bout de quatre ans de majorité de droite, si les résultats ne sont pas bons, mais en plus vont se détériorer, c’est quand même un échec. Deuxièmement – vous avez raison – il y a les échéances européennes. Mais ce n’est pas une surprise. On sait le calendrier depuis très, très longtemps. Il n’est pas question de donner un blanc-seing à un nouveau Gouvernement là-dessus. Et troisième élément – ça, je ne peux pas me prononcer – certains disent aussi qu’il pourrait y avoir des rumeurs d’ordre judiciaire. Mais en tout cas, quel que soit l’hypothèse que l’on prend, ça veut dire que ce Gouvernement – après quatre ans de majorité de droite – subit un échec flagrant et deuxièmement on va essayer de masquer ça aux Français en anticipant, le cas échéant, les échéances.

France 3 : Laurent Fabius, vous dites : « aveu d’échec de la part du Gouvernement », mais c’est aussi un petit peu un aveu d’échec pour vous, parce que ça veut dire qu’ils n’ont pas grand-chose à craindre du Parti socialiste en cas de dissolution.

Laurent Fabius : Vous savez, il ne faut pas être présomptueux. Je crois que les Français n’aiment pas que l’on brûle les échéances ; je crois que les gens se rendent bien compte que le mot d’ordre implicite de la majorité c’est : « votez maintenant pour nous, après ça se détériorera. » Pour ma part, s’il devait y avoir dissolution, je crois que le thème : « non à Juppé bis » serait un thème efficace.


Date : Mardi 22 avril 1997
Source : Europe 1

J.-P. Elkabbach : La campagne a commencé d’un coup et très fort, chaque camp veut en découdre. Le président de la République renvoie donc tout le monde devant les Français arbitres, c’est bien joué ?

Laurent Fabius : On verra aux résultats parce que, quand on fait voter les Français, ils sont capables de dire ce qu’ils pensent. Est-ce qu’ils diront : bravo à l’augmentation du chômage, formidable l’élévation des impôts, extraordinaire la progression de la pauvreté ? J’en doute. Donc, le président de la République a choisi une dissolution pour commodité présidentielle, c’est une forme inédite sous la Ve République.

J.-P. Elkabbach : En même temps, c’est son droit.

Laurent Fabius : C’est parfaitement son droit juridique. Maintenant, les Français vont dire leur mot.

J.-P. Elkabbach : Vous pensez que vous pouvez gagner ?

Laurent Fabius : Je pense que c’est très ouvert. Je pense que c’est à 50-50.

J.-P. Elkabbach : Et la brièveté de la campagne. Est-ce qu’il vaut mieux onze moins interminables qu’un mois très bref de campagne ?

Laurent Fabius : Je ne suis pas sûr que la campagne normale aurait duré onze mois mais maintenant, le choix est fait donc on va agir, proposer.

J.-P. Elkabbach : Alors, prenons les trois axes du président Chirac, en tout cas de son intervention d’hier soir. L’ampleur des changements pour que la France rentre dans la modernité : dès le début de la campagne, à travers les premières interventions du PS ? vous donnez l’impression de vous opposer aux réformes comme si les conservateurs, c’était déjà vous ?

Laurent Fabius : Pas du tout mais il y a réformes et réformes. J’ai l’impression que l’on confond tout. Il y a des réformes avancées et des réformes recul. Et ce que l’on voit depuis quatre ans que la droite est là, ce sont surtout des réformes recul. Je vous en donne deux ou trois exemples : vous avez vu toute une série de réformes opérées en matières de logement. Moi, je vois cela sur le terrain puisque je suis maire : on devient incapable de construire des logements sociaux parce que les crédits ont été supprimés : c’est une réforme recul. Deuxième recul très simple, en matière d’impôts, il y a eu des changements mais les changements, c’est essentiellement l’augmentation de la TVA, l’Augmentation de la taxe sur les produits pétroliers, l’augmentation des cotisations sociales, ce sont des réformes mais des réformes recul.

J.-P. Elkabbach : Mais la réforme de la défense, la réforme de la Sécurité sociale, la réforme de la justice ?

Laurent Fabius : Non, la réforme de la justice, il n’y en a pas eu. La réforme de la défense : je suis partisan de la suppression du service national – il faut être honnête –, ça a été décidé donc c’est bien mais, en revanche, ce que l’on a appelé le rendez-vous citoyen, c’est un gadget. Nous, nous allons proposer des réformes avancées en matière bien évidemment de protection sociale, en matière d’éducation, en matière de fiscalité, en matière de logement.

J.-P. Elkabbach : C’est-à-dire que les réformes recul, c’est eux ; les réformes avancées, c’est vous ?

Laurent Fabius : Non, j’ai donné l’exemple de la suppression du service national où je pense que la réforme opérée a été bonne. Mais pour le reste, nous allons, nous proposer des réformes avancées.

J.-P. Elkabbach : Mais quand on vous dit : moins d’État, moins d’impôts ?

Laurent Fabius : Bravo, bravo ! J’ajoute simplement deux adjectifs : moins d’impôts chiraquiens, moins d’État RPR.

J.-P. Elkabbach : Et qu’est-ce que vous avez contre la réforme de l’État ?

Laurent Fabius : Non, je n’ai rien contre à condition qu’on la fasse vraiment. Qu’est-ce que c’est que la réforme d’État ? La réforme de l’État, cela veut dire décentraliser. Vous vous rappelez que nous avons, nous, fait voter la décentralisation – la droite était contre. Il faut aller plus loin mais il faut en même temps que le préfet puisse concentrer dans ses mains un certain nombre de pouvoirs pour que l’État, quand même, soit représenté au niveau local. Deuxièmement, je pense qu’il n’y a pas d’avancées en matière d’action publique s’il n’y a pas de processus d’évaluation. C’est ce que nous, nous voulons mettre en place. Troisièmement, en matière de réforme de l’État, il y a une réforme à faire et vite, c’est supprimer l’ENA.

J.-P. Elkabbach : Oui, vous qui en sortez ! Hara-kiri !

Laurent Fabius : Non pas du tout, c’est pour cela que je peux le dire sans que l’on me suspecte d’aigreur. J’en sors comme je sors d’ailleurs de l’École normale supérieure. Mais je crois qu’autant c’était nécessaire en 1945, autant maintenant, que des jeunes gens, parce qu’ils ont obtenu des bonnes notes à 25 ans, dirigent à la fois l’administration française, la politique française et les grandes entreprises françaises, c’est devenu un handicap.

J.-P. Elkabbach : Alors, honnêtement, quand vous étiez au pouvoir pendant au moins dix ans, il y avait beaucoup d’énarques aussi dans les allées du pouvoir ?

Laurent Fabius : C’est vrai mais nous tirons les leçons de l’expérience, c’est maintenant une réforme qu’il faut faire.

J.-P. Elkabbach : Pourquoi faites-vous d’Alain Juppé la cible préférée ?

Laurent Fabius : Il n’y a pas de cible préférée mais il se trouve que c’est le Premier ministre actuel, qu’il va conduire la campagne – cela a été dit par tous les responsables de droite – et que, si évidemment la droite gagnait les élections, il est archi-probable qu’il serait reconduit et je ne sache pas que sa façon de traiter les problèmes, sa disponibilité à l’égard des Français, son écoute aient été telles qu’il faille lui donner un nouveau bail de cinq ans.

J.-P. Elkabbach : C’est dur de trouver un Juppé insubmersible et coriace face à vous ?

Laurent Fabius : Je pense que pour préparer l’an 2000, il y a – sans en faire une question de personne – un peu mieux à faire qu’un Juppé bis.

J.-P. Elkabbach : L’Europe : si vous gagnez, est-ce que vous demandez à l’Allemagne et aux autres pays européens de renégocier Maastricht, de retarder Maastricht ?

Laurent Fabius : Si on gagne, il faut très vite avoir effectivement un dialogue avec les Allemands et les autres pays de l’Union sur trois questions. Est-ce que l’on peut prendre une minute pour en parler parce que c’est central ? Première question qui va se poser vraiment dans les semaines qui viennent : la réforme institutionnelle. Le Gouvernement, jusqu’à présent, n’a pas fait prévaloir des vues qui soient conformes aux intérêts de la France, il faut que l’on arrive à un système de majorité qualifiée pour qu’il n’y ait pas de blocages possibles et il faut que les institutions fonctionnent mieux. Cela, c’est le premier dossier que l’on prendra avec les Allemands et les autres.

Deuxième dossier très important : l’élargissement de l’Union européenne. Le président de la République est allé en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Pologne, et il a promis à tous ces pays qu’ils feront partie de l’Europe en l’an 2000. C’est une folie. Autant il faut qu’ils entrent dans l’Union européenne, autant s’ils le faisaient vite, cela mettrait en l’ait la politique agricole commune, cela supprimerait tous les fonds régionaux pour la France. Et troisième élément – celui sur lequel on parle souvent –, la question de la monnaie unique : nous sommes évidemment favorables à ce qu’on ait une monnaie unique mais pas au détriment des intérêts du pays. C’est pourquoi nous mettons des conditions pour que les pays du Sud soient présents et pour que ce ne soit pas le gouverneur de la future Banque centrale européenne qui décide tout à la place des Gouvernements. Donc, la position qui est la nôtre est simple : nous sommes pour l’Union européenne mais en défendant les intérêts de la France et non pas pour une Union européenne de libre-échange qui finalement va fiche en l’air tout ce que l’on a construit.

J.-P. Elkabbach : Aujourd’hui, ce qui semble un paradoxe, c’est que l’Europe de Maastricht, c’est Jacques Chirac qui la défend, Maastricht était l’héritage de Mitterrand et Delors et vous rejetez cette forme de l’héritage européen de François Mitterrand !

Laurent Fabius : Ce n’est pas comme cela que cela se présente ! il y a une Europe du laisser-faire qui serait la démolition de ce qui a été construit depuis quarante ans et puis, il y a une autre Europe, une Europe sociale, une Europe à dimension humaine que nous, nous voulons bâtir.

J.-P. Elkabbach : Mais est-ce que vous êtes hostile à une politique commune de l’Europe en matière économique, en matière de politique étrangère, de défense ?

Laurent Fabius : Pas du tout, elle est indispensable. Mais il faut que ce soit une Europe qui préserve les intérêts de la France et qui soit surtout centrée sur la dimension humaine.

J.-P. Elkabbach : Avec qui allez-vous gouverner ? Est-ce que vous acceptez l’idée qu’il y ait des ministres communistes dans le Gouvernement ?

Laurent Fabius : Bien sûr ! Avec toutes les forces de gauche, avec les forces du progrès, avec les écologistes.

J.-P. Elkabbach : Il y aura des orientations communes, PC ? PS, écologistes dans les jours qui viennent ?

Laurent Fabius : Il y aura certainement une sorte de contrat commun sur les grands axes. On est en train de préparer l’an 2000 et le XXIe siècle. Les questions qui se posent, et j’espère qu’on va en parler pendant la campagne, c’est quoi ? Il y a la mondialisation, il y a l’informatisation généralisée, il y a désormais le progrès du savoir dans tous les domaines. Ce dont il s’agit, c’est de mettre en place une organisation sociale, un développement des responsabilités pour que l’on aille vers une société de la connaissance, une société du temps choisi, une société de la solidarité et non pas du laisser-faire.

J.-P. Elkabbach : Pendant la campagne, redoutez-vous que le président de la République s’engage ?

Laurent Fabius : Je ne redoute rien. Le président de la République fera ce qu’il jugera bon de faire et puis, les Français jugeront.

J.-P. Elkabbach : Si vous gagnez, que devra faire le président de la République ?

Laurent Fabius : Respecter le suffrage universel, que nous gagnions ou que nous ne gagnions pas.

J.-P. Elkabbach : Vous êtes prêt à cohabiter avec lui ?

Laurent Fabius : Bien sûr. Prêt et tout à fait déterminé.

J.-P. Elkabbach : Si vous gagnez. Parce que vous pensez pouvoir gagner ?

Laurent Fabius : Oui.

J.-P. Elkabbach : Les Français connaissent les difficultés de la manière de gouverner, ils ont probablement de la mémoire et…

Laurent Fabius : C’est difficile de gouverner, pour les uns et pour les autres.

J.-P. Est-ce que, pendant la campagne, chaque camp peut éviter de diaboliser l’autre ou alors, c’est droite contre gauche avec toutes les simplifications ?

Laurent Fabius : Il faut éviter de diaboliser. Et puis, il faut avoir que, quel que soit le résultat, nous aurons à l’assemblée, à l’Assemblée, à la fois des partis de droite et des partis de gauche. Si on veut vraiment préparer la France à l’an 2000, il faut un changement et si on veut changer de politique, il faut changer de majorité.