Texte intégral
Revenons sur les mots : la diversité culturelle est-elle la version édulcorée de l’exception culturelle ?
Catherine Trautmann : Quand on parle d’exception, beaucoup comprennent exclusion. Le terme anglais correspond à l’exception culturelle – en technique de négociation, c’est le fait de mettre à part, de ne pas traiter de la même façon tout ce qui est culture et audiovisuel – est le terme d’« exemption ». Certains pays anglo-saxons ont décuit qu’on voulait que l’exception française devienne la règle. D’où l’idée que nous étions solitaires dans la bataille culturelle, alors qu’en réalité, dans le précédent round de négociation, sur les 134 pays, 19 seulement (dont les États-Unis) ont fait des offres de libéralisation. La France a pris alors une position défensive parce qu’à un moment donné, elle était accusée. Cette fois-ci, on n’a pas voulu partir dans les mêmes conditions.
Premièrement, il y a des résultats auxquels on tient, ceux de Marrakech, et ils doivent être respectés.
Deuxièmement, on revendique que les pays aient la liberté d’organiser leur politique culturelle et audiovisuelle. C’est la décision prise à l’unanimité par les Quinze et ratifiée par les gouvernements. La Commission n’est pas autorisée à faire des offres de libéralisation à Seattle. C’est la diversité culturelle et le contenu de ce cadre politique qui donnent mandat à la Commission : il s’agit en fait de la mise en œuvre de l’exception culturelle. Faire un texte à partir de la diversité culturelle en soi ne dit pas la position politique, le pourquoi de ce que nous défendons. A partir de la diversité culturelle, on peut dire ce qu’on entend, la diversité des cultures, leur préservation, le fait qu’on ne considère pas que les biens culturels soient des objets marchands comme les autres, le fait que l’on refuse en particulier qu’avec un nouveau support, on puisse changer cette vision des choses. C’est une lutte exprimée positivement, qui part de l’universalité du droit des personnes à exercer librement leurs choix. Il y a une valeur propre aux œuvres de la culture et audiovisuelles qui en se résume pas à une question de prix ou de marché. C’est en vertu de ça qu’on parle de diversité culturelle. Et on a pu l’étendre au-delà puisque la GATT concernait seulement le cinéma et l’audiovisuel. Cette fois, on a intégré pour éviter la dérégulation en ce qui concerne le patrimoine, les fonds de soutien, les subventions, etc. Il existe un socle, un mandat politique clair. Évidemment, nous serons d’une vigilance extrême afin que la Commission défende bien ce mandat.
Qu’est-ce qui est négociable ?
Catherine Trautmann : Par rapport à ce qu’on a vécu avec Leon Brittan (commissaire européen chargé des négociations du GATT), qui était parti sans mandat, on a cette fois un cadre, un mandat clair résultant d’une décision politique des Quinze. Nous refusons le monopole des images, l’uniformisation linguistique et culturelle. On ne peut pas défendre la libre concurrence et défendre en même temps une position monopolistique, ce n’est pas possible. Je pense que la France a une responsabilité particulière. Il ne s’agit pas d’imposer notre vision politique à tout le monde. Les dispositions qui ont été prises en France en appliquant la directive européenne et en la renforçant, par exemple sur les quotas et sur les fonds de soutien à la production et à la distribution cinématographique, démontrent la puissance de notre cinéma par rapport aux autres pays européens. La France ne s’isole pas pour autant, elle favorise la croissance de la production cinématographique européenne par les coproductions et elle fait vivre un cinéma riche, diversifié et intéressant. Un Américain, responsable d’une chaîne câblée, m’expliquait que programmer des films français lui permettait de programmer le cinéma indépendant américain. On ne s’engage donc pas dans une bataille perdue d’avance. Elle est difficile, certes. Le déficit de balance commerciale avec les États-Unis atteint actuellement sept milliards de dollars, il faut que les choses changent. Le pourcentage de films européens diffusés aux États-Unis est de 3% (4% pour le cinéma français avec le Cinquième Elément), alors qu’il y a 60% de films américains en Europe. Les États-Unis ont pris des dispositions anti-concentration chez eux. Ils ne peuvent pas avoir une autre position dans les négociations internationales.
L’arrivée des nouvelles technologies, d’Internet et du numérique peut-elle servir de prétexte aux États-Unis pour contourner l’exception culturelle ?
Catherine Trautmann : Nous défendons le principe de neutralité du support, contenu dans l’accord de Marrakech. Bien sûr, nous sommes dans un contexte différent, nous ne sommes pas dans l’audiovisuel classique où ce qu’on programme à la télévision s’adresse à tout le monde sur tout le territoire, mais ça ne change pas la nature du contenu. Une œuvre audiovisuelle faite pour la télé, diffusée sur Internet reste une œuvre audiovisuelle. Si l’on discute du commerce électronique, cela ne doit pas impliquer un contournement de l’exception culturelle. Les subventions ne sont pas de investissements.
N'y-a-t-il pas risque d’un AMI bis ?
Catherine Trautmann : La technique de négociation de l’AMI n’était pas celle des listes positives, mais de l’exclusion. On définissait le périmètre à exclure, ce qui empêchait d’aller au-delà si on souhaitait des dispositions nouvelles pour soutenir telle ou telle création. L’AMI était hyper dangereux, car la situation était fixée, on ne pouvait plus traverser la frontière. L’OMC est un autre cas de figure. Il ne faut pas y venir avec des propositions, ne pas se faire piéger ou accrocher par un élément annexe, mais les choses sont claires.
Le médium Internet change-t-il la nature du droit commercial ?
Catherine Trautmann : Quand on constate que notre droit est inopérant, on l’adapte. On y travaille en préparant la loi sur la société de l’information et, au Parlement européen, la directive droit d’auteur. En en même temps, nous ne voulons pas court-circuiter les négociations entre professionnels. Internet bouscule des situations connues, inquiète, change les rapports, pose des questions de métier, de compétence, des questions économiques, d’investissements… Il ne faut pas se laisser dépasser par la rapidité d’évolution et en même temps ne pas le faire dans la précipitation. Cette attitude de prudence suppose qu’on soit d’autant plus vigilant sur les effets indirects des discussions de l’OMC. Tout ne se joue pas à Seattle, mais c’est là qu’on définit le cadre, le périmètre, le sujet. On veut réussir cette étape parce que, après, on a une meilleure maîtrise de notre position dans la suite des négociations.
Les divergences ne sont pas seulement entre Europe et États-Unis, mais entre pays européens, et entre grands groupes privés et réalisateur, artistes…
Par principe, un certain nombre de grands groupes privés sont hostiles à toute démarche réglementaire. Est-ce que ça les a empêchés de croître ? Pas du tout. Quand ils programment des fictions française ou européennes, le public est nombreux à regarder ces séries. Il y a l’attitude idéologique et, d’un autre côté, il y a le bilan économique et on ne peut pas dire que c’est forcément négatif, au contraire. Il faut faire la part des choses entre les positions libérales affirmées et la réalité des faits.
Quand on parle de diversité, on parle d’universalité, de reconnaître la liberté du droit individuel à la culture. Je suis convaincue qu’il faut raisonner en termes de droit, sinon qu’est-ce qu’on oppose au marché ? On ne peut pas simplement raisonner sur la durée et le prix d’un produit, mais sur la valeur intrinsèque du bien culturel. Un livre peut avoir trois semaines de vie et disparaître des rayons mais il peut durer des générations. On ne peut pas signer l’arrêt de mort d’une œuvre. Le service public culturel est une garantie de pluralisme. Mais il n’y a plus de monopole public. Il n’y a donc aucune raison pour qu’il y ait des monopoles privés. Refuser le monopole des images, c’est refuser le monopole de la pensée.
La discussion avec l’OMC est-elle nécessaire ?
Catherine Trautmann : Si on veut éviter que la mondialisation se fasse par un effet de laminage, de raz de marée, il faut des règles. De fait elle existe et on en voit les effets. Nous jouons l’OMC pour tenter d’en corriger les effets pervers. Il n’y a pas d’autre instrument. Il peut être opérationnel : les États-Unis par exemple ont été condamnés par l’OMC pour certaines de leurs pratiques commerciales. Les Européens arrivent à cette négociation avec un agenda plus large parce que précisément on veut plus de garanties. Je comprends l’inquiétude, mais à partir du moment où on se donne les moyens, on a une position de fermeté dès le départ, on peut faire bouger l’OMC. Si on traite les choses que sur le plan des principes, on n’est pas compris. Parler aux Américains d’exception culturelle les fait peut-être rire, mais si on leur parle de refus du monopole des images, ils comprennent. L’OMC et Seattle, c’est un moment de clarification, il faut donc être fortement présent.