Interview de M. René Monory, président du Sénat, dans "Les Echos" du 22 avril 1997, sur l'enjeu de société représenté par les nouvelles technologies.

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Les Échos : Quel était l’objectif de votre voyage ?

René Monory : C’était d’essayer de comprendre ce qui se passe là-bas. Pas seulement en termes de changement technologique mais aussi en termes de changement de la société tout entière. En moins d’une semaine, nous avons eu la chance de passer une demi-journée avec chacun des états-majors des sociétés les plus engagées dans les marchés d’avant-garde : Bill Gates et son équipe rapprochée bien sûr, mais aussi Andy Grove chez Intel, James Barksdale chez Netscape, Scott Mc Nealy chez Sun Microsystems, Edward Mc Cracken chez Silicon Graphics ou Russel Daggatt chez Teledesic.

Les Échos : Quelles leçons en tirez-vous ?

René Monory : Une remarque d’Andy Grove résume l’essentiel : dans les dix ans qui viennent, la société dans laquelle nous vivons aura plus changé qu’au cours des cent cinquante dernières années. Le propos peut sembler artificiel et il a sans doute été bien souvent tenu depuis un siècle. Mais Andy Grove le complète par une formule qui m’a impressionné : le monde qui se prépare, ce ne sont pas les adultes qui vont l’inventer, c’est la génération des jeunes qui ont actuellement entre dix et vingt-cinq ans. La rupture culturelle, c’est cette génération qui l’intègre en ce moment. Nous le percevons mal, mais les moins de vingt-cinq ans ont déjà une autre façon de voir le monde et de vivre le rapport avec la machine, avec le monde extérieur, avec le temps et avec l’espace géographique.

Les Échos : Vous parlez des jeunes Californiens, pas des jeunes Français… ?

René Monory : Je suis convaincu que les jeunes Français sont aussi naturellement ouverts au monde nouveau que leurs cousins de la côte du Pacifique. Mais c’est vrai, l’environnement local est radicalement différent pour les uns et pour les autres. Le grand problème pour nous, c’est l’éducation. C’est la faiblesse des outils d’acquisition des nouveaux langages de l’informatique et des réseaux. C’est aussi une anormale dramatisation des échéances qui nous attendent. Il est évident que la présence auprès de Bill Clinton, d’un vice-président – Al Gore – très ouvert à la nouvelle civilisation de l’Internet aide l’Amérique à conforter son avance sur le reste du monde.

Les Échos : Le retard de l’Europe vous paraît-il rattrapable dans un court délai ?

René Monory : Quand on revient des États-Unis, on se dit que la France ne peut plus attendre. Qu’elle met beaucoup trop longtemps avant de réaliser des réformes que tout le monde sait inévitables. Qu’elle a une peur excessive des champs de liberté qu’ouvrent les nouvelles technologies et les nouveaux moyens de communication. Nous vivons dans un univers très réglementé, très hiérarchisé, avec ici ou là des monopoles qui désirent avant tout conserver leur pouvoir. Or, nous devons nous plier à une nouvelle logique de l’échéance et de la création de richesses. Il faut bien comprendre que l’Internet a été créé, il y a une quinzaine d’années, pour des scientifiques désireux de confronter leurs idées et leurs travaux de recherche. Aujourd’hui, l’Internet bouleverse la vie des entreprises. Demain, ce sera la vie des citoyens. Il est absurde d’y voir une menace pour les États. Mais, il est tout aussi absurde de ne pas se préparer aux conséquences sur notre mode de vie.

Les Échos : La grande peur des Français, c’est le chômage…

René Monory : Il faut leur expliquer que les nouvelles technologies et les nouvelles libertés qu’elles induisent peuvent libérer d’immenses gisements d’activités nouvelles. La grande leçon de l’Amérique en ce moment, c’est son optimisme. Nous avons visité au cours de notre voyage la fameuse maison de Bill Gates dans laquelle il est censé s’installer au mois de juillet prochain. Il faut voir ce chantier ! Des dizaines de corps de métiers réunis dans une ambiance très « Renaissance ». Plus de 300 personnes de toutes les nationalités y travaillent. Le projet est un peu fou. Il mêle les techniques du futur et l’artisanat traditionnel, les procédés et les matériaux anciens et nouveaux. L’écran de télévision a disparu. Les deux composants essentiels de la bâtisse semblent être le bois et l’écran d’ordinateur. L’initiateur du projet a peut-être vu un peu grand, mais il a aussi une qualité indéniable : l’amour du monde et de la vie…