Article de M. Michel Rocard, député européen et membre du bureau national du PS, dans "Le Monde" du 24 avril 1997, sur le coût social des préretraites (exemple de Renault) et sur ses propositions en matière de réduction du temps de travail et d'allègement des charges sociales, intitulé "Renault : et si l'on s'y prenait autrement ?".

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Intervenant(s) : 
  • Michel Rocard - Député européen et membre du bureau national du PS

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Renault : et si l’on s’y prenait autrement ?

C’est une interpellation que j’adresse aujourd’hui à Renault, en la personne de son président, Louis Schweitzer, et à l’État, son actionnaire, en les personnes de Jacques Chirac, Alain Juppé, Jacques Barrot et Franck Borotra.

Il y a une difficulté grave : Renault est en déficit. Il y a une contrainte lourde : les meilleurs constructeurs ont des gains de productivité de 6 à 7 % par an ; Renault, loin de ces chiffres, roule dans une impasse.

Il y a un drame. Tous les responsables, faute de pouvoir convaincre, se sont résolus à passer en force.

Il y a enfin une histoire. Depuis l’origine du capitalisme, la droite a toujours voulu faire baisser le coût du travail et augmenter (ou à tout le moins maintenir) la durée du travail individuel, alors que la gauche a toujours cherché à faire augmenter (ou à tout le moins maintenir) les salaires et baisser la durée individuelle du travail. Est-il démontré que la gauche a eu tort ? n’est-ce pas plutôt à elle que l’histoire a finalement donné raison ?

De quoi s’agit-il ? En termes de productivité, la firme aurait, dit-on, quelques dizaines de milliers de travailleurs de trop. C’est possible. J’accepte même de partir de cette hypothèse. Je sacrifie à la bonne volonté pour rendre la discussion possible. Cela dit, je note d’abord que cette surcharge, c’est en hommes que vous avez choisi de la décrire, et non en heures de travail. C’est déjà culturellement significatif. Prenons des chiffres ronds pour faire simple. Si, au lieu de nous dire : « Il y a 100 000 personnes chez Renault dont 20 000 de trop », vous disiez : « Renault rémunère chaque année 178 millions d’heures de travail (38 heures par personne pendant 47 semaines) et il y a 36 millions de trop », vous induiriez déjà des raisonnements différents. Au lieu de penser en premier lieu à jeter dehors des hommes, on serait d’abord amené à réfléchir qu’à 30 heures par semaine au lieu de 38, tout le monde aurait du travail. Bien sûr, ce n’est pas si simple, je le sais ; il y a une charge à payer, je le sais aussi. J’y viendrai, bien sûr.

Mais continuons. Renault n’a pas recruté depuis longtemps. Du coup, la moyenne d’âge de son personnel a augmenté : elle est aujourd’hui de 43 ou 44 ans. Une firme qui vieillit se sclérose et n’est plus adaptable. Il faut rajeunir d’urgence la pyramide des âges. Soit !

Au vu de ce constat, dans un premier temps, Renault et Peugeot (PSA) se sont tournés vers l’État. Aidez-nous à mettre en préretraite 50 000 travailleurs, et nous embaucherons 14 000 jeunes, ont demandé leurs dirigeants ; ça ne coûtera à la collectivité que la bagatelle de 10 milliards de francs par an. Vous avez eu, Messieurs les responsables de l’État, la sagesse de refuser, mais pas l’imagination de fournir une solution alternative. Alors, Renault joue seul, et annonce pour son propre compte 3 000 licenciements par an en France pour quelques années de suite. Et, naturellement, on ne parle plus d’embauches de jeunes. L’affaire de Vilvorde, essentielle politiquement et symboliquement, est un point d’application de cette politique d’ensemble.

L’élément commun à ces propositions successives est toujours de mettre en préretraite à cinquante-cinq ans (sinon un peu avant ?) beaucoup de monde à la fois. Or, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la France, même si elle fait naître plus d’enfants que les autres pays d’Europe, n’en fait néanmoins pas naître assez pour renouveler ses générations. Le nombre de retraités augmente, doucement certes, mais inexorablement. À terme, nos régimes de retraite vont exploser. Lorsque, au lieu de retarder l’âge de départ à la retraite, moyen le plus évident pour faire face au problème, on voit monter la revendication de l’ouverture du droit à la retraite à cinquante-cinq ans, les gens sensés prennent peur. Si jamais vous confirmiez, à propos de Renault, que la retraite – ou la préretraite, c’est égal – à cinquante-cinq ans est la seule solution que vous imaginez au drame financier des grandes entreprises à restructuration nécessaire, vous façonneriez la bombe à retardement qui ravagerait la France dans quinze ans.

Et si MM. Calvet et Schweitzer, dont ce n’est pas la responsabilité, peuvent faire semblant de ne pas le savoir, vous, Messieurs les responsables de l’État, vous le savez fort bien. Il est vrai que, d’ici quinze ans, il y aura beaucoup d’élections…

Alors, comme disent les enfants dans la cour de récréation, pouce ! Arrêtons un moment, le temps de penser.

Pourquoi tant de gens demandent-ils la retraite à cinquante-cinq ans ? (Incidemment, ceux de Renault ne vous la demandent pas, mais vous voulez qu’ils rejoignent les autres.) Pour deux raisons. Les métiers industriels sont fatigants et stressants. Cela conduirait naturellement à y travailler à un rythme moins intense avant de songer à les quitter plus tôt.

Surtout, le statut de travailleur salarié est terriblement incertain dans le monde d’aujourd’hui. On risque le licenciement tous les jours. Le statut de retraité, lui, est stable, enfin… ! La seule réponse à l’angoisse qui gît derrière cette revendication inquiétante, c’est de diminuer la menace du chômage.

Il n’y a qu’une voie : pour ne pas réduire le nombre des gens au travail, il faut réduire le nombre d’heures que fait chacun d’eux. Si l’on jouait systématiquement cette stratégie – chacun le sachant à l’avance –, tout le monde aurait beaucoup moins peur du chômage.

Je vous entends déjà : « Ils n’accepteront jamais qu’on réduise les salaires à due concurrence. » Bien sûr ! On les comprend. Anecdotiquement, je vous dois l’aveu que j’ai toujours trouvé moralement douteuse l’énergie que mettaient des gens à l’emploi sûr, et payés plus de 40 000 francs par mois, à expliquer à des gens à l’emploi incertain, et payés entre 7 000 francs et 15 000 francs, combien il était scandaleux qu’ils n’acceptent pas de voir baisser leurs salaires. Mais cela, je n’aurais pas dû l’écrire : vous pourriez me classer parmi les gens pas sérieux. Or, je suis terriblement sérieux.

À 200 000 francs par an le coût du préretraité, à 120 000 francs par an le coût du chômeur aidé (moitié pour l’allocation, 40 % pour les cotisations qu’il ne paie plus alors qu’il reste assuré à la Sécurité sociale, et 10 % pour la formation), ces gens que vous jetez dehors vont en plus coûter très cher à la collectivité. Peut-être celle-ci aurait-elle, même économiquement, intérêt à éviter cela ?

Il s’agit bien de la société, et pas de l’entreprise. Surcharger les entreprises, dans l’âpreté actuelle et durable de la compétition internationale, est une folie dangereuse. Les faillites, c’est aussi du chômage. Je combats tous ceux qui, syndicalistes ou politiques de toute obédience, s’imaginent qu’on peut forcer les patrons à assumer cette charge. La perte de compétitivité se paie trois fois : tout de suite en commerce international, assez vite en chômage lié aux faillites, à plus long terme en blocage devant toute reprise de négociations sur la réduction de la durée du travail.

Il s’agit donc d’aider l’entreprise Renault, par exemple, à travailler à coûts constants par unité produite sans augmenter ses charges. Car les conséquences pour la société française du programme de licenciement qu’on nous annonce sont de trois ordres : un drame social considérable, une concession de plus à l’idée dangereuse que la vie active s’arrête à 55 ans, et un coût immédiat pour les régimes sociaux.

Il y a donc lieu de s’interroger sur le point de savoir su nos régimes sociaux, au lieu d’assumer seuls cette énorme dépense, n’auraient pas intérêt à en diminuer l’ampleur grâce à une relation intelligente avec l’entreprise. Supposons que, à l’occasion d’une baisse de la durée du travail, les charges sociales soient calculées de manière à baisser proportionnellement beaucoup plus. On peut, pour ce faire, les diminuer approximativement de moitié pour les 30 premières heures et les multiplier par 2,5 au-dessus. Dans ce cadre, dès que l’entreprise baisse significativement sa durée du travail, elle fait sur ses charges une économie substantielle qui permettra de préserver le niveau des salaires, qu’elle aurait sans cela diminué proportionnellement. Elle fait donc une économie qu’elle peut affecter à l’embauche de jeunes travailleurs, si cela se révèle nécessaire pour retrouver le volume d’heures de travail perdues.

Résultat : on garde les anciens. On ne licencie pas. On embauche des jeunes. On travaille moins chaque semaine : on est moins fatigué ou stressé. La pression pour « partir » à cinquante-cinq ans diminue, l’entreprise travaille à charges constantes. Quant aux régimes sociaux, il n’est pas absolument acquis qu’une telle opération s’auto-équilibre. Qu’il leur revienne une charge nette de 0, 5, 10 ou 12 % du coût global que représente l’opération, l’artisan que je suis, muni de sa seule calculette, en peut le dire ici. Il vous incombe, Messieurs les responsables de l’État, de faire faire ces calculs de manière approfondie et de les faire accompagner des simulations adéquates. Mais une chose est certaine : les licenciements envisagés mettent à la charge de nos régimes sociaux la totalité, 100 %, d’une dépense énorme. Si on fait l’opération que je propose, les 5, 10, 12 ou même 20 % qui resteraient à la charge de ces régimes sociaux représenteraient déjà une énorme économie pour eux.

Les difficultés sont nombreuses. Une telle tarification n’existe pas encore. Il faut la mettre au point, et pour la France entière d’un coup, pas seulement pour Renault. De plus, une dépense non effectuée n’est jamais comptabilisée par Bercy. Le pied sur le frein de toute dépense nouvelle, le ministère des Finances n’acceptera jamais un calcul fondé sur l’espoir de diminuer une dépense future, même si elle est certaine. Il faudra donc le vaincre. Ne serait-ce pas cela, gouverner ?

L’idée que je vous propose est la bonne. Vous y viendrez un jour. Alors, pour une fois, gagnez du temps sur vos scléroses.

Et si l’urgence vous pousse avant que ce système ne soit prêt, faites au moins usage de la loi Robien. Vous aurez le temps de corriger le dispositif avant la chute du couperet des sept ans…

Eussiez-vous permis à Renault de faire cela que le problème serait en bonne voie de solution. Il y aurait beaucoup moins d’urgence à fermer Vilvorde. Vous auriez le temps de négocier correctement soit l’évolution de l’usine, soit les compensations sociales nécessaires. L’image de Renault comme celle de la France en seraient moins compromises.