Texte intégral
France 2 - 15 octobre 1999
Françoise Laborde : La manifestation prévue pour demain 14 heures à Paris va partir place de la Madeleine. C'est une nouveauté puisque la place de la Madeleine à Paris c'est plutôt les quartiers chics, bourgeois, avec des épiceries fines tout autour et ce n'est pas forcément les endroits où se retrouvent d'habitude les manifestants. Vous nous direz pourquoi vous avez choisi ce lieu R. Hue. Mais d'abord l'objectif, vous dites aujourd'hui qu'à cette manifestation il y aura plusieurs dizaines de milliers de personnes. C'est combien de dizaines, 20, 30, 40, 50, 60, 70 ?
Robert Hue : Ça monte. Vous savez, l'objectif principal de cette manifestation d'abord, c'était de faire une grande manifestation anti-chômage pour l'emploi pour dire en gros : « Ras-le-bol de ces plans de licenciements, de ce qui se passe depuis quelque temps avec ces concentrations qui pèsent sur l'emploi », et puis de relever le défi lancé par le patronat. Le Medef tient le pavé parisien et ceux qui sont pour l'emploi, qui sont contre cette pratique des nouveaux capitalistes français, ils ne pourraient pas réagir ? Alors on a dit : « Il faut être au moins 25 000 », autant que le Medef. Et aujourd'hui je peux vous annoncer que je ne pense pas que cette manif sera inférieure à 50 000. On ira même au-delà. C'est-à-dire que c'est un événement considérable, ça sera une manifestation complètement inédite parce qu'elle a une singularité : elle est à la fois, je le répète, anti-chômage, elle est pour l'emploi, elle est pour dire au Gouvernement : « Il faut prendre des mesures vraiment fortes en matière d'emploi », et l’élément nouveau à mon avis c'est que nous voyons là, avec cette manifestation, l'émergence d'un mouvement de résistance à la mondialisation capitaliste, c'est important.
Françoise Laborde : En dessous de 50 000 vous considérez que le pari est manqué ?
Robert Hue : Écoutez, on me disait : « Est-ce que vous allez réunir 5 à 10 000 personnes ? » Ceux qui prédisaient un Parti communiste isolé – vous les avez entendus comme moi – aujourd'hui sont vraiment en passe d'être face à une déconvenue terrible. Ça va être une grande manifestation, le Parti communiste va rassembler très largement des responsables politiques, des associations de lutte contre le chômage, la jeunesse ouvrière catholique, des syndicalistes qui seront dans la manifestation. Et puis, je crois qu’il y a cette dimension complètement nouvelle de politique qui s'engage, qui dise : « Il faut y aller.»
Françoise Laborde : Concrètement, la CGT en tant qu'organisation ne participe pas, mais B. Thibault à titre personnel, oui. Cela veut dire qu'il va être à côté de vous en tête de cortège, qu'il y aura sans doute des militants de la CGT, mais qu'il n'y aura pas de banderoles de la CGT, c'est ça l'idée ?
Robert Hue : Écoutez, la CGT n'est pas organisatrice, mais beaucoup de ses militants ont décidé de participer. Ils sont citoyens, ils sont engagés souvent politiquement, ils seront là car ils souhaitent être là. J'ai bien vu qu’il y avait des syndicats CGT qui appelaient directement à la manifestation, mais je le répète, l'essentiel c'est de rassembler largement, il n'y aura pas que des gens de la CGT, il y aura des gens de la CFDT également.
Françoise Laborde : Ce n'est pas un peu cosmétique cette différence ? On dit : « La CGT en tant qu'organisation n'y va pas, mais les militants iront quand même, et B. Thibault, il y va... ».
Robert Hue : Peut-être qu'il peut y avoir une petite confusion mais elle n'existe pas réellement. Le problème c'est que la CGT est une organisation syndicale qui, en toute indépendance, doit exprimer son point de vue. Là, elle le fait en toute indépendance, et je crois que c'est bien...
Françoise Laborde : A la CGT il y a beaucoup de militants communistes.
Robert Hue : Mais tout le monde le sait bien et c'est bien, je crois. Ça contribue aussi à faire de la CGT ce qu'elle est. Il ne faut pas à mon avis, sur dimensionner cet aspect. Ce qui est certain c'est qu'il y aura des milliers, voire des dizaines de milliers de syndicalistes. Mais, je le répète, de la CGT, mais aussi les enseignants, d'autres syndicats également.
Françoise Laborde : Franchement, quand vous avez appris que la CGT en tant que mouvement ne s'associait pas, vous n'avez pas un été un peu agacé, vous n'avez pas pris votre téléphone pour appeler B. Thibault pour lui dire: - « Tu ne peux pas me faire un truc pareil. »
Robert Hue : Les rapports entre B. Thibault et moi ne sont pas des rapports comme ça. D'abord on se connaît bien, on est ami et on se téléphone. Il reste qu'il est secrétaire général d'un grand syndicat qui prend ses responsabilités, il l'a fait et il a souhaité que s'exprime cette indépendance. En même temps, de la même façon, B. Thibault m'a fait savoir quelques jours après qu'il serait présent dans la manifestation, et je crois que c'est bien.
Françoise Laborde : Vous avez dû être soulagé à ce moment-là, vous étiez content.
Robert Hue : Mais je suis toujours très content quand il y a des syndicalistes de sa qualité qui sont dans la manifestation.
Françoise Laborde : Lundi, vous avez déjeuné avec L. Jospin, le Premier ministre. J'imagine que vous avez parlé de cette manifestation. Qu'est-ce qu'il vous en a dit, vous l'avez senti comment par rapport à ça, agacé ?
Robert Hue : J'ai pour principe de ne pas rendre publiques les discussions que j'ai avec le Premier ministre. Elles sont régulières. Je peux vous dire qu'une grande partie de notre rencontre a été consacrée à la stratégie de la gauche plurielle, et naturellement à la façon dont le Parti communiste participe de cette gauche plurielle. Et comment n'aurait-on pas abordé cette manifestation ? Je n'ai pas senti le Premier ministre souhaiter l'échec de cette manifestation, d'ailleurs il sait très bien que...
Françoise Laborde : Vous voulez dire qu'il est content de voir des gens qui vont défiler dans les rues en disant : « Le Gouvernement ne fait pas ce qu'il faut » il trouve que c'est une bonne idée, lui ?
Robert Hue : Le Parti socialiste, le Premier ministre, n’ont pas vis-à-vis du mouvement social la même position que moi et le Parti communiste, c'est évident. Ils sont plus craintifs par rapport au mouvement social. Je lui ai surtout dit que je ne pensais pas que la gauche plurielle pouvait réussir – et je souhaite sa réussite – sans qu'en même temps que l'action gouvernementale, qui doit s'amplifier dans le domaine de l'emploi, il y ait un fort mouvement populaire. Vous savez en France, dans l'histoire contemporaine, il n'y a jamais eu de grandes réformes de gauche sociale, politique, qui puisse voir le jour sans un grand mouvement populaire.
Françoise Laborde : Ça veut dire qu'il n'y aura aucun slogan dans la manifestation qui sera hostile au Gouvernement ?
Robert Hue : Oh, je ne dis pas ça, parce qu'on ne va pas remettre un petit papier à chaque manifestant en disant : « Voilà ce qu'il faut dire. » La manifestation n'a pas pour objectif de...
Françoise Laborde : De crier : "Jospin démission !"
Robert Hue : Certainement pas ! Ni : « Gouvernement bourgeois ! », mais en même temps elle a un objectif : c'est la résistance au patronat, au nouveau capitalisme, ça c'est certain. Mais elle a aussi pour objectif de dire au Gouvernement : "Entendez ! Entendez ! Il faut prendre des mesures !"
Françoise Laborde : Mais vous avez des communistes au Gouvernement ils n'entendent pas ?
Robert Hue : Ils entendent, et je crois d'ailleurs que dans le Gouvernement on sent le rapport dans ce domaine. Mais il y en a trois sur trente, donc il y a la nécessité avec un relais du mouvement populaire de faire mieux percevoir au Gouvernement qu'il faut ne pas surtout céder aux pressions libérales, mais s'engager dans des réformes de gauche.
Françoise Laborde : Les ministres communistes du Gouvernement seront dans la rue ou pas demain ?
Robert Hue : Ils ont appelé à la participation à cette manifestation. Mais, vous savez qu'il y a un principe établi pour tous les membres du Gouvernement – pas seulement pour eux – de ne pas signer de pétitions ou de ne pas participer directement aux manifestations. C'est un choix qui a été fait. Il reste qu'ils sont totalement en soutien à cette manifestation et d'ailleurs je crois qu'ils l'ont déclaré dans une motion commune.
Françoise Laborde : Donc c'est demain à la Madeleine. La Madeleine c'est un choix symbolique, c'est parce que c'est dans les quartiers bourgeois de Paris ?
Robert Hue : C'est surtout parce qu'on part de ces quartiers là pour aller vers les quartiers populaires en passant par les grands boulevards, ça va être très impressionnant ces dizaines de milliers de salariés.
Françoise Laborde : Si cette manifestation dépasse les 50 000 personnes, vous considérerez que le pari du Parti communiste est réussi.
Robert Hue : Déjà si elle est à 50 000 personnes, ça sera vraiment l'événement le plus important de la rentrée sociale, le plus important. Et je crois qu'il va y avoir surtout en tête, symboliquement, de cette manifestation les chômeurs, les comités de chômeurs et les entreprises qui sont concernées, les Michelin, Epéda. Vous voyez il y a toute une série de grandes entreprises qui vont être là.
Françoise Laborde : Il y a trois jours vous déjeuniez avec L. Jospin. "Explications franches", nous dit-on. Qu'est-ce que cela veut dire ?
Robert Hue : Cela veut dire que l'on a parlé beaucoup, de stratégie de la gauche plurielle et on en a parlé chacun avec sa sensibilité, chacun avec...
Françoise Laborde : Vous avez vidé votre sac ?
Robert Hue : J'ai dit un certain nombre de choses à L. Jospin sur l’utilité qu'il y avait à entendre ce qui se passe dans le pays, du point de vue des grandes questions qui concernent l'emploi, les réformes de structures nécessaires. Et je lui ai dit le sentiment que j'avais d'une nécessité...
Françoise Laborde : Et c'était rude comme ton ?
Robert Hue : C'était franc...
Françoise Laborde : « Franc », parfois c'est vachard, hein !
Robert Hue : Oui, mais en même temps, nous avons des rencontres très fréquentes avec le Premier ministre et on n'a pas l'habitude de perdre son temps dans des choses de détail, on va au fond et on est allé au fond. Et je crois que c'est utile, c'est très utile.
Françoise Laborde : Quand le Premier ministre dit : - « Si la gauche veut gagner les élections, si elle veut rester au pouvoir, elle ne doit pas rompre l'équilibre économique qui garantit la croissance », qu'est-ce que vous lui répondez ?
Robert Hue : Je lui réponds que si la gauche veut gagner les élections, elle a besoin d'être en phase avec un grand mouvement populaire qui est dans l'attente de grandes réformes de structures. Il y a d'immenses pressions libérales qui se font, en Europe, en France, il faut contribuer à résister à cela. Et le Parti communiste en proposant cette initiative, cette grande manifestation...
Françoise Laborde : Attendez, on en reparle dans un instant ! Mais trop à gauche, ce n’est pas la défaite assurée aux élections ?
Robert Hue : Absolument pas. Je crois que pour, que la gauche réussisse, il faut qu'elle soit fidèle à ses engagements. L. Jospin a été conduit aux affaires avec un mouvement fort, un peuple de gauche qui voulait une politique très différente de celle menée par A. Juppé, par la droite. Il faut aller dans ce sens et vraiment dans ce sens. Ce n'est pas au centre que l'on gagnera les élections, que l'on gagnera la confiance du peuple, c'est à gauche.
Françoise Laborde : La manif de samedi : qu'est-ce que vous répondez à ceux qui disent : "Dans le fond, le Parti communiste, il n'a pas connu un grand succès électoral aux européennes, cela a même été plutôt une sorte d’échec, alors il essaye d'exister encore" ?
Robert Hue : Écoutez, pour un parti qui essaye d'exister - on nous disait dans une situation de naufrage, il y a encore deux ou trois jours - je crois que peu de partis ont pu mobiliser durant des semaines l'attention des observateurs, a propos de cette manifestation, comme nous le faisons. Ceux qui ne perçoivent pas ce qui est en train de se passer avec cette manifestation vont découvrir qu'il y a dans ce pays l’émergence de quelque chose de fort : une sorte de rassemblement progressiste et populaire, de résistance, de riposte, puissant face à la pression du patronat et à la pression de la mondialisation capitaliste. Je ne suis pas sûr que tout le monde ait bien perçu cela et le Parti communiste a pris cette initiative. Aujourd'hui, cette initiative, il n'en a plus le monopole, il y a beaucoup de forces de gauche, de forces sociales qui participeront.
Françoise Laborde : Vous serez combien samedi ?
Robert Hue : On sera beaucoup, beaucoup...
Françoise Laborde : Oui, mais beaucoup cela veut dire quoi ?
Robert Hue : Écoutez, je ne vais pas vous donner un chiffre comme ça.
Françoise Laborde : Approximativement comme ça, minimum allez !
Robert Hue : Écoutez, on avait dit, il ne faut pas laisser le patronat tenir le pavé parisien, il a fait une manifestation de je crois 25 000 personnes, on sera beaucoup plus que 25 000 personnes. Il y aura des dizaines de milliers de personnes à Paris dimanche.
Françoise Laborde : Trois dizaines, quatre dizaines, cinq dizaines ?
Robert Hue : Écoutez, nous verrons, on en reparlera dimanche soir. Je suis convaincu de la réussite de cette manifestation, parce qu'elle correspond à ce qu'attendent les gens et cela participe d'une volonté de se rassembler.
Françoise Laborde : Quand vous lisez J.-C. Cambadelis qui, dans son livre, écrit : le Parti communiste, depuis la chute du, Mur de Berlin, est un parti historiquement sans objet.
Robert Hue : Je pense que J.-C. Cambadelis est dans une terrible contradiction. Pourquoi a-t-il besoin d'un parti sans objet pour avoir une majorité au Parlement ? Il est clair que si on était sans objet, on n'attirerait pas autant l'attention. Un parti sans objet qui rassemble aujourd'hui trois des cinq partis de la gauche plurielle dans cette grande manifestation, avec les représentants d'associations de jeunesse, d'associations de lutte contre le chômage, avec toute une série de mouvements, des syndicalistes...
Françoise Laborde : Il sait qu'il est marginalisé à gauche ?
Robert Hue : En tout les cas, je pense que le PS doit aujourd'hui s'interroger sur le bien-fondé d'avoir refusé de participer à cette manifestation.
Françoise Laborde : Il est marginalisé ?
Robert Hue : Je ne dis pas ça, je dis en tous les cas qu'il ne faut pas louper le train dans un mouvement populaire.
Françoise Laborde : Et ceux qui disent : « Le Parti communiste est complètement phagocyté dans cette manifestation par l’extrême gauche, qui, elle, ne va pas se gêner pour crier contre le Gouvernement. »
Robert Hue : Quand l’extrême gauche est hors du mouvement, en fait elle passe son temps à mettre en cause le Parti communiste. On dit : "Vous allez vous retrouver en difficulté", et donc quand elle est avec le Parti communiste on trouve d'autres choses. Non, je crois qu'il y aura la présence de l’extrême gauche, qui après tout en France compte, a son mot a dire, elle a son opinion sur la situation économique, sociale, politique et elle l'exprimera. Moi ce que je pense, c'est que cette manifestation va être importante pour le Gouvernement, pour la majorité, aussi. II s'agit, je l'ai dit, de faire barrage à l'arrogance patronale, à ce qui s'est passé ces dernières semaines.
Françoise Laborde : Vous dites pour le Gouvernement, mais les ministres communistes par exemple, ont écrit un mot de soutien, mais ne viendront pas a la manif. Cela prouve bien qu'on ne peut pas être a la fois dans le Gouvernement et puis aller manifester.
Robert Hue : Les ministres communistes ont appelé a la présence à cette manifestation. Il y a un accord de solidarité dans le Gouvernement qui fait qu'on ne va pas dans les manifestations et on ne signe pas les pétitions. Je crois qu'il faut être solidaire. Cela n'est pas ça qui change les choses fondamentalement, ils seront de tout cœur, ont-ils dit, avec les manifestants.
Françoise Laborde : Oui, mais ils ne seront pas là, Jospin a dit : « Non. »
Robert Hue : Vous savez, il y a trois ministres communistes et grâce a eux beaucoup de gens viendront, parce qu'il y a cet appel, et il y aura des dizaines de milliers de personnes.
Françoise Laborde : Cette manif qu'est-ce qu'elle va changer concrètement dans la loi sur les 35 heures par exemple ?
Robert Hue : Déjà cette manifestation a contribue dans sa préparation à ce que des choses avancent dans la discussion sur les 35 heures. On n'est pas au bout, je considère que cette manifestation est un élément important effectivement pour faire entendre ce que les salaries de ce pays...
Françoise Laborde : Sur quoi ça peut faire évoluer la loi sur les 35 heures ?
Robert Hue : Écoutez, à propos de la loi des 35 heures, il y a des choses qui bougent mais il y en a qui ne bougent pas assez. Par exemple, l’idée fondamentale que nous défendons à propos de cette loi depuis le début : à savoir qu'on ne peut pas accorder de fonds publics sans qu'il y ait une garantie de création d'emplois, cette disposition n'est pas prise pour le moment, l'amendement n'existe pas et n'a pas été retenu pour le moment, je dis que c'est un élément-clé. Je suis convaincu que ça va avancer...
Françoise Laborde : Vous ne voterez pas la loi s'il n'y a pas cet élément-là ?
Robert Hue : Écoutez dans l’immédiat, on s'inscrit dans la volonté de sensiblement améliorer cette loi pour pouvoir la voter. Je crois que cet élément est essentiel...
Françoise Laborde : Donc ça veut dire : « Pas de vote favorable s'il n'y est pas... » ?
Robert Hue : Attendez, vous verrez bien ! Vous me posez, la question de savoir ce que la manifestation a comme implication par rapport a la loi, par rapport aux textes votes...
Françoise Laborde : C'est ce point-la !
Robert Hue : C'est un des points et il y en a bien d'autres. Rien ne sera plus comme avant après cette manifestation c'est évident.