Texte intégral
Le Progrès - 16 octobre 1999
Francis BROCHET : Vous manifestez « contre les licenciements ». Ça ne fait pas un programme…
Robert HUE : Non, mais ça donne beaucoup d'espoir à tous les gens confrontés aux excès d’un capitalisme débridé. Michelin a été le grand révélateur : la prise de conscience grandit sur la véritable nature de ce capitalisme.
Francis BROCHET : Mais que peut le Gouvernement contre ces licenciements ?
Robert HUE : Michelin a bénéficié de 4 à 5 milliards de francs d'aides publiques ces 10 dernières années, et il a dans le même temps supprimé environ 25 000 emplois. C'est justement l'objet de cette manifestation de réclamer le contrôle des fonds publics pour l’emploi, pour vérifier que tout cet argent est bien au service de l’emploi. J'ai demandé la création d'une commission de contrôle dans ce sens. Nous demandons aussi que les emplois jeunes soient transformés en emploi stables, durables. Et nous voulons une loi qui permette de bloquer tout plan social, tant qu'on n'a pas examiné les autres solutions au sein d'une structure pluraliste, où l'on trouverait les syndicats, les patrons, les administrations… Il faut mettre fin à l'insolence folle, au cynisme du patronat et du Medef. Au-delà, il faut faire monter le mouvement de résistance à la mondialisation capitaliste. Nous réclamons, par exemple, que la France prenne l'initiative d'une taxe sur les capitaux spéculatifs, comme la taxe Tobin.
Francis BROCHET : Lionel Jospin a répondu : idée sympathique, mais irréaliste…
Robert HUE : Lionel Jospin ne peut pas considérer comme sympathique ce qu'il dit quand il est candidat et après le considérer comme irréaliste. La France compte, dans le monde : quand elle a décidé de se retirer des négociations de l’AMI (accord multilatéral sur l’investissement), elle a réussi à les débloquer. Elle doit avoir la même volonté d'entraînement sur la taxe Tobin. Cette manifestation va donner un élan à ce mouvement.
Francis BROCHET : François Hollande trouve vos objectifs ambigus…
Robert HUE : Ce qui est ambigu, c'est la position du Parti socialiste ! Aujourd'hui, c'est lui qui se retrouve isolé : il y aura dans la manifestation trois formations de la gauche plurielle sur cinq. Et moi, je ne snobe pas l’extrême-gauche, même si ses revendications sont parfois excessives. Quand j'entends Arlette Laguillier demander l'interdiction des licenciements, je trouve cela peu réaliste, mais aussi positif, car cela va dans le sens du blocage des plans sociaux que je réclame.
Francis BROCHET : Entre le PC et l'extrême-gauche, comme dirait Lénine : « Qui tuera qui ? »
Robert HUE : L’anarcho-syndicalisme, une certaine forme de radicalité, ont toujours existé en France. Et il est important que le Parti communiste permette que ces forces populaires, qui ne sont pas dans la majorité, puissent converger pour faire avancer les idées progressistes en France. Il ne s'agit évidemment pas de racoler. Mais qui ne voit que la gauche plurielle n'est pas majoritaire en France ? Notre manifestation va justement renforcer les chances d'un vrai succès de la majorité plurielle, qui ne pourra réussir sans mouvement populaire.
Francis BROCHET : Nicole Notat, de la CFDT, déplore une « confusion des genres »…
Robert HUE : Madame Notat salue aussi notre démarche en faveur de l’emploi… Quand à la « confusion », je crois au contraire que la dichotomie entre mouvement social et forces politiques de gauche est un obstacle à l'évolution progressiste de la société. Nous devons trouver le chemin de rapports nouveaux et convergents entre les forces politiques et sociales, dans l’indépendance de chacun. Le mouvement social apporte toujours quelque chose à l'action politique. Et sans force politique, le mouvement social n'a pas de débouché… on a beaucoup glosé sur la présence de Bernard Thibault (secrétaire général de la CGT) dans la manif. Mais ce qui serait choquant, c'est qu'il ne puisse plus avoir d'engagement politique et citoyen parce qu'il est dirigeant syndical.
Francis BROCHET : Serait-il choquant que le secrétaire général de la CGT ne soit pas communiste ?
Robert HUE : Non, et ça ne serait pas non plus choquant si le secrétaire général de la CFDT était communiste.
Francis BROCHET : Ne cherchez-vous pas dans la rue ce que vous n'avez pas trouvé dans les urnes ?
Robert HUE : J'ai été le premier à dire que le résultat du Parti communiste aux élections européennes n'était pas à la hauteur des ambitions. Mais les autres formations politiques devraient apprécier avec plus de pudeur leurs résultats, car aucun parti, s’il est sérieux, ne peut prétendre avoir eu un bon résultat : on oublie un peu vite que six Français sur dix n'ont pas voté ! La manifestation d'aujourd'hui a un objectif : montrer que le Parti communiste est à la fois protestataire, porteur de critiques, même vis-à-vis du Gouvernement, mais aussi porteur de propositions constructives. Le grand écart, c'est fini : nous sommes bien sur nos deux pieds, l’un dans les institutions, l'autre dans le mouvement populaire.
Francis BROCHET : Mardi, l'Assemblée doit se prononcer sur la loi des 35 heures : vous voterez pour ou contre ?
Robert HUE : Il y a eu hier à l'Assemblée nationale des évolutions positives. Le Gouvernement a cédé sur deux points cruciaux de notre point de vue : le conditionnement des aides publiques à la création d'emplois est inscrit dans les principes de la loi, comme le contrôle de l'utilisation de ces fonds pour les 35 heures. Il a fallu batailler dur pour obtenir ce qui pourtant me semble tomber sous le sens. A l’évidence, avec la détermination des députés communistes mais aussi du MDC et des Verts, le succès annoncé de la manifestation du 16 n’y est pas pour rien. Tout le monde le reconnaît.
Francis BROCHET : Et le projet de budget ?
Robert HUE : Il doit prendre en compte le mouvement populaire. L'émotion créée par le scandale des stocks-options doit nous amener à trouver dès la loi de finances les moyens d'y mettre un terme. Elle devra également inclure ma proposition d'une commission de contrôle des fonds publics pour l’emploi.
Francis BROCHET : Que pensez-vous de la fusion DASA-Matra ?
Robert HUE : Plutôt que de me joindre au concert d’autosatisfaction, je préfère regarder avec lucidité toutes les conséquences. Le Gouvernement veut, avec cette fusion, contrer la pénétration américaine en Europe dans un domaine décisif. Mais il faut absolument que soient préservés le caractère public et l’esprit de coopération qui ont fait la réussite d’Airbus. Que l'emploi soit non seulement maintenu, mais développé. Et que les sites français, notamment celui de Toulouse, soient préservés.
La Dépêche du Midi - 16 octobre 1999
Louis DESTREM : Votre appel à la manifestation s’adressait aux « forces politiques » mais aussi aux « forces sociales ». Cette sollicitation des dites « forces sociales » n’est-elle pas contradictoire votre satisfaction de voir la CGT exprimer son indépendance vis-à-vis de votre initiative ?
Robert HUE : J'ai effectivement lancé un appel au nom du Parti communiste et tout montre qu'il est entendu dans l'opinion. La manifestation d'aujourd'hui sera un succès et aura des prolongements. Elle va être l'expression forte du mouvement populaire sur la question centrale de l'emploi, d'un vrai plein-emploi. Quant à l'indépendance de la CGT, elle est pour moi un acquis irréversible. C'est la condition d'un syndicalisme fort, combatif, rassemblé. Pour autant, indépendance ne signifie pas indifférence. Plus nous avons approché de la manifestation et plus s'est confirmer l'engagement de salariés, de syndicalistes, toutes sensibilités confondues. Car s'il est un sujet sur lequel le « Tous ensemble » prend tout son sens, au carrefour du social et de la politique, c'est bien l’emploi.
Louis DESTREM : Votre récente rencontre avec Monsieur Lionel Jospin vous a-t-elle conduit à moduler les thèmes et les mots d'ordre de la manifestation ?
Robert HUE : Depuis lundi, les thèmes de la manifestation n'ont pas changé. Lancée au lendemain de l'annonce du plan de licenciement de Michelin, elle va être la première grande expression du refus de ce capitalisme qui détruit l'emploi pour gonfler les indices boursiers, les revenus financiers. Elle va donner de la force au refus de cette logique et exprimer l'exigence que le Gouvernement prenne des mesures précises : par exemple, pour contrôler l'utilisation de l'argent public accordé aux entreprises et l’assortir d'une obligation de créations d’emplois. C'est une question d'efficacité et de morale. De même, il faut surseoir aux plans sociaux pour examiner toutes les solutions permettant de sauvegarder, voir de développer, les emplois. Et enfin, il est nécessaire de transformer les emplois-jeunes en emplois durables. Voilà des propositions précises, réalistes et efficaces.
Louis DESTREM : En considérant les co-organisateurs de la manifestation - PCF, MDC, Verts (plus l’extrême-gauche) -, ne peut-on pas se demander si cela ne va pas aboutir à une « gauche plurielle » scindée : ceux qui contestent et revendiquent et ceux - PS, PRG - qui gèrent avec réalisme ?
Robert HUE : La gauche, et en premier lieu Lionel Jospin, seront jugés sur leurs résultats. Face à la mobilisation du Medef contre les 35 heures, face aux licenciements, il faut réagir. C'est ce que nous faisons et je note une évolution positive du Parti socialiste à l'égard de la manifestation. Il n'y a pas, pour moi, d'un côté la contestation et de l'autre la gestion. L’identité moderne du Parti communiste, c'est sa capacité à être à la fois porteur des attentes populaires et à prendre ses responsabilités à tous les niveaux, y compris au Gouvernement. Et puis, il faut être réaliste : aucune grande réforme sociale n'a été possible dans ce siècle sans un fort engagement populaire. La gauche n'a donc rien à perdre à l’expression de ce mouvement. C'est même une condition décisive pour qu'elle réussisse à contrer l'offensive ultra-libérale.