Interview de M. Pierre Pasquini, ministre des anciens combattants et victimes de guerre, dans "Le Figaro magazine" du 15 mars 1997, sur la commémoration de la fin de la guerre d'Algérie, intitulé "Le 19 mars est un jour de deuil pour les pieds-noirs".

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Média : Le Figaro Magazine

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Le Figaro Magazine : Dans quelques jours, des anciens combattants d'Algérie vont commémorer le 19 mars 1962 qu'ils célèbrent comme la fin de la guerre. Participerez-vous à cet anniversaire ?

Pierre Pasquini : Je respecte totalement le sacrifice des jeunes Français qui ont passé de longs mois en Algérie, qui y ont enduré des épreuves, qui y ont été blessés, qui y ont trouvé la mort (1), et je conçois que le 19 mars ait été pour cette catégorie de combattants, la fin d'une épreuve difficile dont le souvenir doit marquer. Le gouvernement a pris la décision de laisser dans ce domaine leur entière liberté aux associations qui souhaiteraient consacrer l'événement. Mais pour d'autres, pour beaucoup d'autres hélas, le 19 mars est autre chose : le 19 mars est un jour de deuil pour un million de Français nés en Algérie, dont beaucoup ne connaissaient même pas l'hexagone mais sont venus le délivrer en août 1944 en y débarquant et en chantant « C'est nous les Africains ! ». Le 19 mars, c'est l'amenée des couleurs nationales sur ce que furent trois départements français. Le 19 mars, c'est le début des massacres de plus de cent mille harkis qui, coupables d'avoir servi la France, furent souvent suppliciés dans des conditions ignominieuses. Le 19 mars, la (...) « guerre » était peut-être officiellement terminée mais les deuils, les pleurs continuaient. Le comble de l'horreur fut atteint, trois mois plus tard, le 5 juillet 1962, à Oran. Dès 11 heures du matin, alors que l'armée française avait l'ordre de ne pas sortir de ses quartiers, les Européens étaient abattus en pleine rue par la population algérienne qui célébrait son indépendance. Des femmes françaises furent enlevées à leur domicile, violées devant leur mari et leurs enfants ; les hommes étaient saignés et laissés dans les caniveaux. Il y a eu plus de deux mille morts et disparus, ce jour-là, à Oran. La France s'émeut des massacres perpétrés par les groupes islamistes actuels, mais elle n'a jamais pris la mesure de ceux dont furent victimes les pieds-noirs de la part du FLN : je les ai connus, je les ai vus... Alors, à titre personnel, et pour être né en Algérie, pour avoir aimé intensément ce qui était une terre française et ma terre, je ne puis célébrer le 19 mars.

Le Figaro Magazine : Vous semblez hésiter sur le mot « guerre »…

Pierre Pasquini : En effet. Ces combats d'Algérie ne ressemblaient en rien à une guerre conventionnelle. Il n'y avait pas de chars, d'attaques d'aviation, pas d'artillerie, à la rigueur et rarement, une mitrailleuse. L'accrochage n'avait lieu, le plus souvent, que par embuscade ou après repérage par hélicoptère. J'ai également connu la question. Peu de temps. J'étais député et je suis parti comme volontaire au 14e régiment de chasseurs parachutistes. J'ai vu les jeunes du contingent : j'ai admiré leur courage parce que ce sont eux que l'adversaire s'ingéniait à terroriser en les impressionnant par des mutilations dont on a peu parlé. Je vais vous dire ce qui faisait peur en Algérie. Ce qui faisait peur, ce n'était pas la mort ; c'était la façon dont on pouvait la recevoir. Certaines émissions de télévision, certains milieux politiques et intellectuels parisiens, où figurent quelques-uns de ceux qui portèrent les valises de la trahison, se complaisent encore à dénoncer les tortures que l'armée française aurait infligées à de pauvres gens, C'est oublier que l'ennemi de l'époque était passé maître en matière de tortures. Le gouvernement général de l'Algérie a interdit, à l’époque, la publication de la photographie de ce jeune médecin du contingent retrouvé nu dans un gourbi et portant sur le corps plus de trois mille brûlures de cigarettes, comme il a interdit la diffusion de cette autre photographie d'un jeune soldat dont le bras avait été dépecé pour ne laisser apparaître que les os. Comment appeler ceux qui coupaient le sexe de leurs victimes, le leur plaçaient dans la bouche, les décapitaient et alignaient les têtes sur le bord de la route ? Comment oublier les dizaines d'enfants européens massacrés de la mine d'El Halin, la tuerie des mechtas de Melouza où la population musulmane fut exterminée...

Le Figaro Magazine : Le 19 mars étant contesté, quelle date vous semble-t-elle la plus juste pour honorer les victimes de la guerre d'Algérie ?

Pierre Pasquini : Il faut attendre... C'est encore trop proche. Il est possible qu'avec le temps, tout le monde se mette d'accord sur une date. Moi, je serais assez pour une journée de la mémoire comme ça se fait aux États-Unis : le Memorial Day rend hommage à tous ceux qui sont morts pour la patrie. Actuellement, la date la plus importante pour les Français est celle du 11 novembre qui commémore l'armistice de 1918. En tout cas, je ne fêterai jamais le 19 mars qui est davantage une fête nationale algérienne.


(1) 24 000 morts dont 6 400 appelés.