Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "NRC-Handelsblad" le 6 mars 1998, sur l'accord signé entre l'ONU et l'Irak pour l'inspection des sites présidentiels, le fonctionnement et la réforme des institutions européennes et la PESC, notamment pour la question du Kosovo.

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Média : NRC Handelsblad

Texte intégral

Q - Pourquoi la crise irakienne est-elle devenue une telle crise et pourquoi est-ce intéressant pour la France d'y jouer un rôle prépondérant ?

R - C'est devenu une crise parce qu'une fois de plus l’Irak a empêché la Commission de contrôle de faire son travail d'inspection. Les États-Unis y ont réagi d'une façon plus violente qu'aux crises précédentes et ont menacé d'employer la force. Nous sommes, bien sûr, favorables à l'application des résolutions du Conseil, mais nous avons eu tout de suite le très vif sentiment que des frappes militaires n'étaient pas la bonne solution pour régler ce problème. La situation n'était pas la même qu'en 1990. De plus, la Commission a été très efficace, elle a détruit, en sept ans, plus d'armes que la guerre de 1991. Il nous a semblé que les frappes militaires sur un certain nombre de sites suspectés par la Commission ne résoudraient rien. Et que, de plus, l'UNSCOM ne pourrait plus travailler. Les militaires américains s'interrogeaient eux-mêmes sur l'efficacité des frappes. Nous avons donc pensé que s'il y avait une possibilité de trouver une vraie solution par d'autres moyens il fallait l'essayer. En effet, les conséquences dans le monde arabe risquaient d'être désastreuses pour tout le monde, en particulier pour les Occidentaux. Nous avons donc cherché une autre solution pour que les résolutions soient appliquées tout en gardant un contact étroit avec les États-Unis. Il y a eu des contacts réguliers entre le président Chirac et le président Clinton, entre Mme Albright et moi-même.

Q - Est-ce qu'il est cynique de dire que tout cela a été bon pour l'image et la position de la France ?

R- Cynique ? Ce serait en tout cas injuste et inexact de dire que nous avons agi dans ce but. Nous n'étions pas sûrs du tout de ce qu'il allait se passer. Donc au contraire, la France a plutôt pris des risques. Je constate que les efforts de la France ont été bien perçus. Nous n'avons été critiqués nulle part. Mais, nous n'avons pas fait cela pour améliorer l'image de la France. Ce n'était pas l'objectif.

Q - Pourquoi n'était-il pas logique de dire à Saddam Hussein : si vous ne remplissez pas toutes les conditions des résolutions, il y aura des frappes ?

R - Je ne dis que ce n'était pas logique. Mais si tous, nous avions dit cela, nous aurions été moins utiles. Il fallait, on l'a vu, une combinaison : la menace de l'emploi de la force, la capacité diplomatique à trouver des solutions, la capacité de se faire entendre par Saddam Hussein, ce qui n'est la même chose, et le talent et la capacité de Kofi Annan enfin. Si tous ces éléments n'avaient pas été rassemblés, l'accord n'aurait sans doute pas eu lieu. Si on avait simplement eu des pays menaçant comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne, si personne n'avait été capable de faire des propositions ingénieuses sur l'application des résolutions, on aurait sans doute eu les frappes, ensuite la Commission de contrôle n'aurait plus pu travailler, les conséquences en Irak et dans la région auraient été incontrôlables, la situation du monde occidental dans l'ensemble du monde arabe et islamique de nouveau désastreuse. Il fallait donc cette combinaison. Je le répète : la France était plus utile ainsi, à condition bien sûr d'être claire et nette sur l'application des résolutions du Conseil de sécurité. Elle l'a été.

Q - Et pourquoi ne pas dire maintenant, l'accord conclu : il y aura des frappes si vous récidivez ?

R - Parce que le Conseil de sécurité n'a pas le droit d'abandonner ainsi son autorité. C'est la moindre des choses que le Conseil de sécurité - qui est, dans le monde, l'autorité la plus élevée, apprécie la situation réelle et constate s'il y a ou non violation grave de l'accord. C'est une question de principe, : pas une question irakienne ou américaine, Le Conseil de sécurité en tant que tel ne peut donc pas dire : nous mettons en place un système automatique.

Q - Comment la PESC a-t-elle fonctionné pendant cette crise irakienne ?

R - La PESC n'existe pas encore. La PESC est un bel objectif qui complète logiquement le développement de l'euro. Je fais partie des gens qui ont lancé cette idée dans une lettre Mitterrand-Kohl, en préparation d'un Conseil européen du printemps 1990. Joachim Bitterlich et moi avions réfléchi à la possibilité de mettre cette formule avec l'accord de François Mitterrand et d'Helmut Kohl. C'était la première fois que cette formule était employée à ce niveau. Je peux vous dire que nous savions que cela serait difficile. Les pays d'Europe sont très différents : psychologie, histoire, culture, mentalités. C'était évident qu'on ne pourrait pas fabriquer du jour au lendemain une politique étrangère et de sécurité commune à douze pays, encore moins à quinze. Il ne faut donc pas se décourager si les positions ne sont pas spontanément identiques. D'autant que nous étions quand même d'accord sur l'essentiel : la nécessité du contrôle et du démantèlement des armes de destruction massive. Il faut persévérer. Il y a d'autres sujets sur lesquels les positions européennes sont de plus en plus homogènes : le processus de paix au Proche-Orient, le refus des mesures unilatérales comme les lois Helms-Burton et d'Amato, la Russie. Même sur les sujets plus compliqués comme le choix des pays pour l'élargissement de l'Union européenne, les Quinze ont discuté et trouvé des solutions. En Europe, personne n'a exactement la même vision au départ, mais la concertation permanente ne cesse de rapprocher les diplomaties européennes.

Q - Mais vous êtes à la table européenne et en même temps au téléphone avec le Conseil de sécurité. C'est logique mais un peu double en même temps ?

R - Ce n'est pas forcément source de contradiction. Les deux pays européens membres du Conseil de sécurité peuvent ainsi valoriser les positions européennes quand il y en a. Quand l'Europe n'a pas de position commune ce n'est pas parce que la France ou la Grande-Bretagne sont au Conseil de sécurité, mais parce que, dans la réalité, les pays d'Europe ne sont pas encore prêts à adopter les mêmes positions sur certains thèmes sensibles. Cela viendra. En attendant, la France et la Grande-Bretagne ne peuvent pas renoncer à défendre une position au Conseil de sécurité sous prétexte que cela serait encore mieux d'avoir une position européenne.

Q - Est-ce que vous êtes parmi ceux qui pensent que les institutions européennes marchent le mieux quand elles sont présidées par un représentant d'un grand pays ?

R - Non, pour la présidence européenne c'est à double tranchant. Quand c'est « un grand pays » - c'est vous qui avez employé ce terme - c'est plus commode sur certains points et plus compliqué sur d'autres. Un pays petit ou moyen n'a pas les facilités de puissance des grands pays, mais c'est parfois plus facile pour lui de préparer certains compromis. Cela dit, au sein de l'Union, la différence entre « grand » et « petit » pays a moins de sens qu'ailleurs.

Q - Un grand économiste français vient de me dire qu'une position éminente de premier président de la future Banque centrale européenne ne peut être bien remplie que par un représentant d'un grand pays. Êtes-vous d'accord ?

R - Non pas spécialement. C'est plutôt une question d'homme.

Q - Où se trouvent les Pays-Bas dans votre système européen ?

R - Parmi les fondateurs et c'est très important. C'est un des pays qui a vécu l'aventure européenne depuis le début, toutes les étapes, tous les élargissements, toutes les crises, toutes les relances. C'est un pays qui a donc accumulé une sagesse et un savoir-faire européens très particuliers. Or, nous sommes dans une phase difficile et compliquée avec l'euro certes, mais aussi avec l'élargissement, les questions institutionnelles et l'Agenda 2000. Les pays qui sont là depuis le début savent trouver le bon équilibre entre l'identité nationale et la construction européenne, la défense des intérêts nationaux et le compromis, ils ont une culture européenne commune. J'ajoute que les Pays-Bas sont pour de nombreuses raisons très ouverts au monde. C'est important alors que l'Union joue déjà un rôle mondial plus grand qu'elle ne le croit, et que l'euro va renforcer ce mouvement.

Q - Le gouvernement actuel à La Haye a commencé sa politique étrangère en se voulant plus proche de Bonn et Paris. L'avez-vous remarqué ?

R - Je ne peux parler que pour la période depuis le mois de juin dernier. C'est certainement vrai car la relation franco-hollandaise m'a paru beaucoup plus chaleureuse que ce qu'on raconte parfois. On pense souvent que les Pays-Bas et la France ont peu en commun et que les Pays-Bas sont toujours plus proches des Anglais. En réalité, les choses sont plus ouvertes. Les relations sont chaleureuses au niveau des chefs d’État et de gouvernement et des ministres. D'autre part, sur tous les sujets dont on parle entre Européens, on constate entre Français et Néerlandais à peu près le même pourcentage de sujets sur lesquels on est d'accord et des sujets sur lesquels on n'est pas d'accord avec les autres pays. Les sujets sur lesquels nous avons des divergences ne sont en général pas si graves que cela.

Les Pays-Bas comme la France, et comme les autres pays européens, sont en train de dépasser les vieux réflexes historiques, selon lesquels on a un ou deux amis particuliers, des alliés et des ennemis toujours les mêmes. On découvre que dans l'Europe d'aujourd'hui l'idéal est d'avoir le meilleur rapport possible avec tout le monde. On est même dans une phase très intéressante où chaque pays d'Europe fait un effort particulier avec les pays d'Europe qu'on connaît le moins. C'est une phase assez sympathique, d'ouverture, de curiosité. Cela se voit dans les voyages des ministres.

Q - Comme le vôtre aux Pays-Bas ?

R - J'ai voulu venir à La Haye car, si les relations sont bonnes, la compréhension entre les Pays-Bas et la France reste incomplète. Il y a encore un effort à faire de part et d'autre.

Q - Dans votre Conférence pour les ambassadeurs, vous sembliez avoir eu besoin de leur rappeler que la vision traditionnelle de la France dans le monde est de moins en moins valable. Est-ce correct ?

R - Je crois énormément en mon pays. C'est un pays qui a apporté et apporte des choses considérables sur beaucoup de plans. Mais, je crois qu'il doit le faire sur un ton différent, avec convictions mais sans prétentions. Cela suppose un mélange de réalisme plus grand, de volontarisme confirmé et un comportement moins péremptoire. Je n'aime pas quand la France croit devoir donner des leçons à tous les autres. En plus, ce n'est pas efficace. Mais, je suis convaincu que mon pays peut apporter beaucoup. Dans la crise irakienne nous l'avons montré. Tout cela ne se résume pas en un mot. C'est une forme de réalisme contemporain qui se marie bien avec de grandes ambitions.

Q - Dans les relations de la France avec les États-Unis, il y a toujours un côté jalousie et un côté amour. Est-ce éternel ?

R - Ce que vous décrivez c'est exactement ce que j'essaie de dépasser. Mais la description est bonne. Tout cela existe. Il y a un mélange réciproque de sympathie et d'énervement. Cela se traduit parfois sur le plan diplomatique. Je m'emploie à arriver à une relation dédramatisée, une relation dans laquelle la France reconnaît la place très particulière des États-Unis dans le monde d'aujourd'hui. Une relation dans laquelle nous sommes tous heureux si nous sommes d'accord sur tel ou tel sujet mais dans laquelle cela n'est pas tragique si ce n'est pas le cas. Cela suppose un dialogue franco-américain constant.

Q - Êtes-vous « mitterrando-gaullien » ?

R - Cette formule définit bien la politique étrangère de François Mitterrand à laquelle j'ai eu le bonheur de participer pendant quatorze ans, et c'est dans cet état d'esprit que j'ai utilisé cette formule.
Cependant, nous voyons de mieux en mieux à quel point le monde global dans lequel nous sommes entrés depuis 1991 est différent du monde des années 1945-1991.

Q - Pourquoi la déception d'Amsterdam n'a pas encore été oubliée ?

R - Parce que les Français ne veulent pas que l'Europe se dissolve ! C'est un point fondamental pour eux. Vous le savez bien, ils sont très attachés à leur souveraineté nationale et à leur identité nationale. Depuis plusieurs dizaines d'années, les dirigeants français, de Robert Schuman au président Chirac, en passant par les présidents de Gaulle, Pompidou, Giscard d'Estaing et Mitterrand, ont dit et les Français avec eux : nous sommes attachés à notre histoire et à notre identité, mais nous allons nous projeter dans l'avenir, transférer une partie de notre souveraineté nationale à l'Europe, construire et exercer ensemble la souveraineté européenne.
Les Français n'ont pas fait tout cela pour voir l'Europe devenir un ensemble impuissant parce qu'il n'aurait pas réussi à réformer à temps des institutions conçues pour 6 et qui déjà à 15 donnent des signes d'essoufflement.
A 25, que va-t-on faire ? On va être incapables de faire un budget ? Incapables de prendre des décisions ? Incapables de maintenir une Politique agricole commune, une politique des fonds structurels, de développer une politique de recherche ou autre ? Si on fait tout cela uniquement pour se prendre dans un vaste marché mondial, formidablement efficace pour certaines choses, complètement incapable pour certaines autres, si l'Europe devient aboulique faute d'institutions adaptées, alors nous nous sommes trompés. C'est cela la déception d'Amsterdam.
Il nous faut une Commission qui soit capable de fonctionner et de prendre des décisions. Il nous faut des prises de décisions à la majorité qualifiée et une pondération adéquate des droits de vote de plus en plus nombreuses. Mais, nous ne prétendons pas avoir toutes les solutions. Mais qui peut nier qu'il y ait un problème sérieux ?

Q - Les autres pays ne le comprennent pas ?

R - Si, en partie. Mais ils n'ont pas tous les mêmes craintes. Et ils craignent que cela ne complique l'élargissement. Mais nous aussi, nous sommes pour l'élargissement. Nous demandons simplement avec l'Italie et la Belgique que ce problème soit réglé avant que l'Europe ne passe à plus de 15. Et les pays candidats eux aussi, ont intérêt à rentrer dans une Europe qui marche.

Q - Quels problèmes doivent être réglés avant que l'on puisse discuter sérieusement de l'élargissement ?

R - J'en ai cité quelques-uns. Ce ne sont pas des préalables à l'ouverture de la négociation. Mais, il faudra trouver une solution avant la concrétisation de l’élargissement suivant.

Q - Êtes-vous d'accord qu'Amsterdam est la victoire de Mme Thatcher ?

R - Si l'histoire s'arrêtait là, oui, peut-être. Mais la discussion continue, et nous ferons des propositions. Et, à Amsterdam, il y a aussi deux ou trois points positifs : la « coopération renforcée » par exemple.

Q - Êtes-vous d'accord avec le principe de limiter les contributions pour les pays contributeurs nets ?

R - Je ne peux pas répondre comme cela. C'est la partie d'un tout. En tout cas, il faudra traiter ce problème avec tous ceux de l'Agenda 2000.

Q - Est-ce qu'il y a des points de progrès concrets sur les dossiers institutionnels que vous espérez avancer lundi à La Haye ?

R - Non, je viens à La Haye - avec plaisir - pour parler de tous les sujets du moment avec les responsables néerlandais. Je suis sûr que notre échange sera utile, y compris sur ce point. Mais nous n'allons pas conclure ainsi. Nous avons encore du temps pour réfléchir et pour trouver à quinze les bonnes solutions pour l'Europe.

Q - Est-ce que plus de démocratie dans l'Union pouvait être parmi les sujets d'entente avec les Pays Bas, permettant de s'accorder sur un agenda plus large ?
 
R - Contrairement à ce que l'on dit souvent l'Union est démocratique. Le Conseil européen est composé de dirigeants élus par les peuples ; le Conseil Affaires générales, de ministres des Affaires étrangères désignés par eux ; le Parlement européen et les parlements nationaux contrôlent les gouvernements nationaux et la Commission.
Mais on peut certainement faire encore mieux. On peut aussi faire de grands progrès en matière de subsidiarité.

Q - Comment la future PESC s'est développée cette semaine dans la question Kosovo ?

R - Plutôt bien. La coopération entre les pays européens membres du Groupe de contact a été bonne, de même qu'entre la présidence britannique et les autres pays de l'Union. Et le Groupe de contact a été, à Londres, énergique et précis.

Q - Devant quel dilemme la France se trouve quand il s'agit de la coopération avec les tribunaux internationaux pour le Rwanda et l'ex-Yougoslavie ?

R - La France coopère naturellement avec le Tribunal, dont elle avait proposé la création. Mais elle souhaite que le Tribunal précise ses procédures de façon à ce que les différentes familles de droit existant dans le monde (essentiellement le commun law et le droit civil) soient prises en considération, et que les militaires qui ont été chargés par l'ONU d'opérations de maintien de la paix - très difficiles à mener par définition étant donné le contexte - ne soient pas traités en suspects quand ils témoignent pour aider le Tribunal à mieux comprendre le contexte dans lequel ont agi les inculpés. C'est un problème posé par la France parce que c'est le pays qui contribue le plus aux opérations de maintien de la paix, mais ce n'est pas un problème pour la France. Tout le monde a intérêt à ce que ce problème soit bien résolu, dans l'intérêt de l'ONU comme de la justice internationale.