Interviews de M. Jacques Barrot, ministre du travail et des affaires sociales, à France 2 le 4 avril 1997, et dans "Le Nouvel Observateur" le 10, sur la grève des internes contre le reversement d'honoraires en cas de dépassement des dépenses, prévue dans la nouvelle convention médicale.

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Circonstance : Grèves des internes des hôpitaux depuis le 11 mars 1997-manifestation à Paris le 3 avril 1997 des internes et médecins libéraux contre la convention de la Sécurité sociale

Média : France 2 - Le Nouvel Observateur - Télévision

Texte intégral

France 2 - vendredi 4 avril 1997

France 2 : Certains internes parlent de pantalonnade. On a l’impression d’un dialogue de sourds, que chacun cherche une porte de sortie honorable et que personne ne la trouve ?

J. Barrot : Je regrette que beaucoup d’internes n’aient pas pu assister à la réunion de ce matin, car, ils verraient que leur porte-parole ne dit pas la vérité. Je le dis en mon âme et conscience : nous avons mis sur la table, au début de la réunion ce matin, un document de travail avec des propositions que le Premier ministre vient de qualifier, ce matin, comme très importantes.

France 2 : Qu’est-ce qui explique, selon vous, alors ce durcissement ? Le fait qu’ils aient quitté la réunion au bout d’un quart d’heure de discussion ?

J. Barrot : Pour moi, c’est inexplicable. Nous avons passé, Hervé Gaymard et moi, cinq heures, mercredi soir, et certains d’entre eux avaient jugé que nos propositions, notre démarche, étaient – je les cite – intéressantes. Nous n’avons pas, après avoir consulté les partenaires sociaux, modifié l’essentiel de cette démarche qui veut qu’il y ait un comité de suivi, qui veut que ces reversements éventuels ne s’appliquent pas avant deux ans, qu’entre-temps on se mette vraiment au travail pour une maîtrise médicalisée qui évitera de recourir à ce reversement et qui est le parapet de la réforme. Nous avons proposé des dates, pour la semaine prochaine, de rencontre sur des sujets capitaux très importants pour l’avenir.

France 2 : Qu’est-ce qu’il va se passer ? On a vraiment le sentiment, ce soir, d’une situation totalement bloquée ?

J. Barrot : Nous nous sommes – nous l’avons montré, Hervé Gaymard, mais aussi les parlementaires qui ont été à la rencontre des internes – tous mobilisés pour expliquer, écouter, voir tout ce qui pouvait être amélioré. Et il y a beaucoup de choses qui peuvent encore, dans leur mise en place, être perfectionnées. Encore faut-il que la jeune génération, pour laquelle nous faisons, en notre âme et conscience, cette réforme, veuille bien comprendre quel est le véritable enjeu. Le combat qu’ils mènent ne peut se justifier que s’il est positif et qu’il n’est pas simplement, en quelque sorte, l’expression de tous les mécontentements de ceux qui ne veulent rien faire, rien changer dans ce pays.

France 2 : Est-ce que le fait que les internes ne soient pas structurés de façon traditionnelle, disons sur le plan syndical, ne complique pas votre tâche de négociateur ?

J. Barrot : Bien sûr, depuis un mois, nous avons changé d’interlocuteurs, et les revendications se sont succédé. Pour certaines d’entre elles – l’absence de tout reversement pendant les sept premières années d’installation – cela a été acté ; ensuite, les mêmes qui ont claqué la porte, aujourd’hui, ont fait évoluer les choses, notamment la réflexion sur les modalités d’un reversement plus juste, si jamais ce reversement devait avoir lieu. Nous avons donné, déjà, des rendez-vous pour la semaine prochaine sur des chantiers précis de la maîtrise médicalisée. Pourquoi entrer dans la salle pour claquer la porte ?

 

Le Nouvel observateur - 10 avril 1997

Le Nouvel observateur : Sincèrement, si vous aviez 30 ans et que vous étiez interne, vous seriez dans la rue, non ?

 

Jacques Barrot : J’y serais allé, mais je n’y serais pas resté. Mon bon sens m’aurait vite fait comprendre que les internes se trompent de combat. Manifester en 1997 contre une mesure, le reversement, qui ne les concernera qu’en 2005 au plus tôt, c’est psychédélique ! Si j’étais interne, je me préoccuperais moins des modalités du reversement que de savoir quels seront les objectifs annuels de dépenses de santé pour les prochaines années. Et quelles garanties je peux obtenir que ces objectifs seront bons. C’est là que la jeune génération de médecins peut apporter sa vigilance. C’est ça, le vrai combat !

Le Nouvel observateur : Pourquoi manifestent-ils ? Pour leur porte­monnaie ou pour les malades ?

Jacques Barrot : Ils manifestent pour exprimer leur peur de l’avenir – peur d’ailleurs peu compréhensible, puisque nous sommes dans un système où il y a, en amont, une sélection par le diplôme et, en aval, un conventionnement automatique pour chaque nouvel installant. À quoi s’ajoute l’idée, inspirée par leurs aînés, que la fonction de médecin peut s’exercer dans une liberté absolue, sans contrainte d’aucune sorte. Il y a une génération de médecins qui n’a pas eu à connaître les effets de la crise, grâce à l’assurance sociale qui garantissait la solvabilité des malades. Ils ont du mal à se défaire de certains réflexes. Les jeunes savent bien que cette conception d’un pouvoir médical illimité et d’un financement inépuisable est révolue. Car le médecin qui remplit une ordonnance tire un chèque sur la société. Mais la force des habitudes les incite à épouser des attitudes du passé.

Le Nouvel observateur : On comprend qu’après dix ans d’études, ils ne soient pas passionnés par les problèmes de comptabilité…

Jacques Barrot : Nous sommes arrivés au point ou une régulation s’impose. On ne peut pas dépenser indéfiniment plus pour la santé au détriment des autres besoins de la collectivité. On ne peut pas demander toujours plus aux assurés – par la hausse des cotisations – et aux malades – par le déremboursement –, comme on l’a fait depuis des décennies chaque fois qu’il y avait un problème de financement. Au détriment de qui ? Des plus pauvres, qui n’ont pas les moyens de s’offrir une mutuelle. C’est pour sortir de ce cercle vicieux que nous avons créé un système anti-dérapage.

Le Nouvel observateur :  Les internes, comme la plupart des médecins installés, voient là une punition d’autant plus injuste qu’elle est collective, donc aveugle.

Jacques Barrot : Les caciques, ils ne veulent tout simplement pas d’une maîtrise des dépenses, sous quelque forme que ce soit. Les jeunes, eux, y sont ouverts, mais ils ont cru qu’ils allaient être gênés par des mécanismes collectifs aveugles qui ne tiendraient pas compte de la qualité du soin. C’est faux. Mais la fixation sur cette idée rend le dialogue très difficile. Le but, c’est la régulation du niveau des honoraires, pas la punition d’un comportement. Le reversement, comme la dissuasion, est une arme qui est destinée à ne pas servir. Pourquoi les objectifs fixés par le Parlement devraient-ils forcément être dépassés ? Pour le moment, après avoir respecté l’objectif 1996, nous tenons l’objectif 1997. En février, les honoraires sont en baisse pour le neuvième mois consécutif. Alors on aurait pu imaginer d’autres méthodes : par exemple, faire évoluer le montant des honoraires en fonction des dépenses. En cas de dérapage, l’année suivante on aurait bloqué ou même baissé la valeur de l’acte. Au lieu d’un blocage aveugle, nous avons cherché à créer un mécanisme plus fin, qui permette de responsabiliser la profession et lui assure une revalorisation aussi régulière que possible des honoraires.

Le Nouvel observateur : À force d’économiser sur les dépenses, on risque de déboucher sur le rationnement des soins.

Jacques Barrot : Quel rationnement ? Pour 1997, la progression prévue des dépenses d’assurance maladie est de 10 milliards ! Même si, c’est vrai, le Parlement a dû encadrer cette progression, à cause de la forte hausse de 1995 et des contraintes de l’union monétaire.

Le Nouvel observateur : La distinction entre encadrement et rationnement n’est-elle pas un peu artificielle ?

Jacques Barrot : Pas du tout. Derrière la notion de rationnement, il y a l’idée que l’on pourrait toucher à ce qui est utile. L’encadrement consiste à supprimer les dépenses inutiles. Et, en ce domaine, il y a de la marge ! Faire la chasse aux traitements qui non seulement n’apportent aucun bienfait, mais qui peuvent être néfastes – la surconsommation de médicaments, par exemple –, cela n’a rien à voir avec le rationnement des soins.

Le Nouvel observateur : Comment éviter d’en arriver là un jour, alors que la durée de la vie ne cesse de s’allonger et que les technologies nouvelles sont toujours plus coûteuses ?

Jacques Barrot : C’est vrai que certains traitements ne peuvent pas être donnés à n’importe qui sans justification médicale. Il y a parfois des arbitrages à faire. Mais le choix final doit rester un choix médical ou éthique. L’assurance maladie doit conserver sa mission, qui est d’assurer l’égalité et la solidarité de tous devant les risques lourds. Dans un centre anticancéreux, il ne saurait y avoir de différence entre les malades dans l’accès aux traitements. Par ailleurs, la recherche médicale, les progrès en matière d’épidémiologie ou d’évaluation thérapeutique ne permettent pas seulement de mieux traiter les patients, mais débouchent parfois sur des économies substantielles. Avec la formation continue obligatoire, nous allons enfin vers une révolution de la pratique médicale. Passionnante pour la nouvelle génération.