Texte intégral
La Tribune : La Commission européenne table aujourd’hui sur une adhésion à l’euro de onze des quinze pays de l’Union dès le 1er janvier 1999. Avec, bien évidemment, la France et l’Allemagne. Est-ce à dire que tous les obstacles à la convergence ont été levés de part et d’autre du Rhin, alors même que de graves difficultés semblaient encore prévaloir avant l’été ?
Pierre Moscovici : J’en ai la conviction. Avant l’été, la France, en effet, ne semblait pas en situation de remplir les critères de Maastricht. À l’arrivée du nouveau gouvernement, nos voisins, allemands en particulier, se demandaient si nous pendrions les mesures que nos prédécesseurs avaient différées. D’où les interrogations récurrentes outre-Rhin sur le thème du drei koma nul (trois virgule zéro). On a vu ensuite apparaître en Allemagne des interrogations sur un éventuel report de l’euro. Finalement, le gouvernement français a fait ce qu’il devait faire, sur 1997 comme sur 1998. Aujourd’hui, personne ne s’interroge plus sur la solidité de la convergence française en matière de dépenses publiques. On ne s’interroge pas davantage sur un éventuel report du calendrier ou une modification des critères de convergences. La France et l’Allemagne seront donc prêtes pour l’euro.
La Tribune : À votre avis, l’Italie, en dépit de récents atermoiements politiques, sera-t-elle également en mesure d’adhérer à l’euro en temps et en heure ?
Pierre Moscovici : L’Italie a longtemps fait l’objet d’un procès que nous considérions injuste à l’époque où l’on centrait l’euro sur un noyau dur de pays, autour du couple franc-mark, tandis que les États du Sud étaient qualifiés de « Club Med ». Or, l’Italie a fait des efforts considérables en matière de dépenses publiques, efforts qui heureusement ne sont aujourd’hui plus contestés, comme le prouvent les derniers chiffres validés par la Commission européenne. L’Italie est à présent dans une situation macroéconomique qui devrait logiquement lui permettre de se qualifier pour le premier train de l’euro. Elle a par ailleurs récemment surmonté une crise politique dont l’enjeu en tout cas implicite était justement l’adhésion à l’euro. Elle l’a fait dans des conditions qui ont été saluées par tout le monde. Au total, on voit bien qu’il y a en fait actuellement quatorze pays sur les quinze de l’Union européenne qui, si on ne tenait compte que de l’appréciation macroéconomique, pourraient être qualifiés pour l’euro. Mais trois d’entre eux n’ont pas l’intention d’entrer immédiatement dans cette troisième phase de l’union économique et monétaire – le Danemark, la Suède, la Grande-Bretagne.
La Tribune : Le ministre des Finances britannique, Gordon Brown, a indiqué récemment que son pays aurait besoin de plusieurs années avant d’atteindre le degré de convergence nécessaire à l’euro. En clair, la Grande-Bretagne ne viendra pas à la monnaie unique avant 2002. Êtes-vous surpris ou déçu par cette position ?
Pierre Moscovici : La question de l’adhésion de la Grande-Bretagne à l’euro est essentiellement politique. Il y a dans ce pays une tradition assez fortement eurosceptique. Or, pour la première fois, les Britanniques ont un gouvernement européen progressiste. Ce qui change fondamentalement la donne. J’ai personnellement la conviction que le projet historique du gouvernement de Tony Blair est d’arrimer la Grande-Bretagne à l’Europe, notamment en faisant entrer son pays dans l’euro. Mais la difficulté, c’est l’opinion publique britannique qui n’a pas été façonnée, familiarisée comme la nôtre à la perspective de l’entrée dans l’euro. C’est aussi à cela que le gouvernement britannique va travailler d’ici à 2002.
La Tribune : Pensez-vous en revanche que l’opinion française soit véritablement prête à l’euro ? Et que la France soit en ordre de marche pour accueillir la monnaie unique ?
Pierre Moscovici : L’opinion française est à la fois majoritairement favorable à l’euro avec 67 % de taux d’adhésion, et largement convaincue – à 92 % – que l’arrivée de l’euro est inéluctable. Que c’’est un fait acquis. La question en France n’est donc plus de savoir si on va faire l’euro, mais comment on va le faire. Quant à savoir si nous sommes prêts, je pense qu’il faut relativiser les choses. Notre pays n’est sur ce point ni en avance ni en retard. Six pays de l’Union européenne ont déjà publié un plan de basculement de leur monnaie nationale en euro : la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, l’Italie, la Finlande et l’Irlande. La France, l’Allemagne et l’Autriche sont dans une situation intermédiaire avec des groupes d’experts qui doivent rendre leurs conclusions. L’Espagne et le Portugal en sont encore au stade des documents généraux. Enfin, les autres pays – Royaume-Uni, Suède, Danemark, Grèce – qui sont les plus en retard, se sentent moins concernés par le processus parce qu’ils n’ont pas le même désir que nous d’adopter la monnaie unique. Il n’y a donc pas de raison de s’alarmer, en particulier en ce qui concerne le degré de préparation des entreprises. Le basculement ne va pas se faire immédiatement. Il n’en demeure pas moins que l’information des citoyens et des entreprises doit être fortement relancée. Le gouvernement en est conscient, qui met en place actuellement une grande campagne d’information et de sensibilisation sur l’euro.
La Tribune : Les Français n’attendent-ils pas trop de l’euro, notamment en matière de croissance et d’emplois ?
Pierre Moscovici : Il n’y a guère aujourd’hui de gens qui croient que cela ne se fera pas ou de gens qui sont contre de façon extrêmement virulente. En revanche, le fait qu’il n’y ait que 67 % de Français favorable à l’euro prouve qu’une partie de la population continue d’exprimer ses inquiétudes et ses craintes. Et sur ce point, les clivages du vote de Maastricht [NDLR : le référendum sur la ratification du traité en 1992] sont toujours là : les plus réticents envers l’euro sont les femmes, les salariés et, parmi les salariés, les ouvriers. Ce qui veut dire qu’il reste encore un travail massif d’information et de conviction pour rendre l’Europe populaire. C’est la tâche du gouvernement de faire en sorte que les Français en général aiment l’euro, et surtout que les couches populaires qui sont un peu plus menacées, en termes d’emploi et de salaires, voient quels peuvent être les bénéfices concrets qu’ils retireront de la monnaie unique. Cela passe par un exercice de vérité. Il ne faut pas dorer la pilule en présentant l’euro comme le remède à tous les maux, sinon l’effet boomerang risque d’être terrible. Nous voulons au contraire développer une théorie des effets concrets positifs de l’euro pour le quotidien des gens, tout en ayant conscience de la façon dont on peut, dont on dit en limiter les conséquences négatives. C’est pourquoi le gouvernement insiste beaucoup pour le rééquilibrage de la construction européenne. Bien sûr, il faut faire l’euro à partir de la convergence, mais il est désormais vital d’y ajouter une dimension très favorable à la croissance et à l’emploi.
La Tribune : L’euro semble jouer comme un accélérateur de certains processus de fusions notamment dans la sphère financière ? Or, qui dit fusion, dit souvent suppressions d’emplois. D’où les craintes d’une partie de l’opinion. La monnaie unique ne risque-t-elle pas en effet d’avoir d’abord des effets pénalisants sur l’emploi ?
Pierre Moscovici : Ne mettons pas tout sur le dos de l’euro. Ces concentrations s’expliquent par plusieurs phénomènes qui ne procèdent pas en général de l’euro.
Il y a d’abord le contexte d’ensemble, la globalisation de l’économie, la mondialisation, l’interconnexion des marchés. Tout cela n’est pas à confondre avec l’euro. L’euro n’est pas la mondialisation. Bien souvent, au contraire, l’Europe et la monnaie unique sont perçues comme un rempart face aux aspects les plus déstabilisants de cette mondialisation. Autre phénomène : la prise de conscience forte de l’hégémonie américaine. Les industriels européens se savent menacés, ils savent que s’ils ne se regroupent pas, ils risquent de disparaître. Ce qui explique également des concentrations dont certaines sont encore à venir. Des concentrations qui sont finalement plutôt positives pour que l’Europe s’affirme comme une puissance, pour qu’elle soit enfin capable de faire le poids. Toutefois, il convient de ne pas se montrer naïf. Si l’Europe se résume au grand marché intérieur avec la suppression des barrières aux échanges intracommunautaires et à l’euro, qui symbolise la suppression des risques de change au cours des transactions, il risque d’y avoir une concurrence accrue au sein même de l’Union. Laquelle transitera par les mécanismes fiscaux et sociaux propres à chaque pays. Il y a donc besoin d’un rééquilibrage, d’une harmonisation des règles fiscales et sociales par le haut. Si l’harmonisation se fait par le bas, avec par exemple un allégement constant de la fiscalité du capital et un alourdissement tout aussi constant de la fiscalité du travail, les effets négatifs sur l’emploi risquent d’être forts. C’est pourquoi nous souhaitons que l’Union européenne se dote d’un code de conduite qui permettrait par exemple d’établir des prescriptions minimales en termes de fiscalité de l’épargne du capital. Il ne s’agirait pas en l’occurrence d’alourdir ces fiscalités, mais bien de veiller à ce que l’emploi soit toujours le facteur favorisé. La réflexion engagée par le commissaire européen chargé du Marché unique, Mario Monti, va dans le bon sens.
La Tribune : De quel levier disposez-vous pour inciter les partenaires de la France à cette harmonisation par le haut ?
Pierre Moscovici : C’est là que réside le rôle de l’Europe qui ne doit pas être uniquement une zone de libre-échange mais également un espace d’organisation, de régulation sociale et fiscale pour défendre le modèle social européen. Telle est en tout cas la conception française de l’Union européenne, d’une Europe puissance. Ce qui suppose que l’on se pose la problématique de l’euro non seulement en termes d’instruments d’échanges, mais aussi en termes de réorganisation du système monétaire international, pour que l’Europe ait une monnaie capable de peser face au dollar et au yen. En ce sens, il y a bien non pas une exception française, mais une vision française de l’Europe. Nos concitoyens souhaitent pour cela que les fonctions qui étaient hier celle de l’État, les fonctions régaliennes, soient aussi exercées au niveau européen, pour que l’Europe soit un espace protecteur et non un espace menaçant. Si nous ne sommes pas capables d’agir en ce sens, alors l’idée européenne risque de connaître dans notre pays un sérieux recul. L’adhésion des Français à l’euro est en effet encore fragile et doit être consolidée dans la durée. Et si, durant la période de transition, les risques à faire l’euro apparaissent plus grands que ses bénéfices, l’euro sera rejeté.
La Tribune : Ces transferts de souveraineté ne sont-ils pas la voie ouverte au fédéralisme ?
Pierre Moscovici : L’euro sera sans aucun doute un choc fédérateur. Il va déclencher une dynamique économique et politique extrêmement forte. Dynamique qui va se traduire sur les institutions européennes avec la Banque centrale indépendante mais également avec l’eurogroupe. Dynamique qui va entraîner une nécessaire harmonisation par exemple en matière de fiscalité. Dynamique politique enfin, et je ne parle pas du fédéralisme politique, que pendant longtemps on a voulu imposer d’en haut en réformant d’autorité les institutions. Cette démarche n’a pas abouti et, de ce point de vue, le sommet d’Amsterdam a été un échec. J’ai la conviction que cette dynamique politique va repartir avec l’euro, notamment parce que la monnaie unique va contraindre les États européens à développer des politiques de régulation, d’organisation et donc des institutions nouvelles.
La Tribune : En 1992, le Parti socialiste était indéniablement favorable à l’euro, à la mise en place d’une Banque centrale européenne indépendante, au respect des critères… En 1995, durant la campagne présidentielle, puis cette année pour la campagne législative, il est apparu en retrait, prenant ses distances avec le traité de Maastricht. Aujourd’hui, il semble à nouveau un élément moteur de la construction de l’Europe monétaire. Est-ce par pur opportunisme politique ?
Pierre Moscovici : Sans remonter jusqu’en 1992, je veux affirmer que la cohérence des positions du gouvernement est très grande par rapport à ce qui s’est dit pendant la campagne législative ; notamment si on prend la thématique des quatre conditions mises à l’euro qui sont en train d’être réalisées. Nous ne voulions pas que l’euro soit surévalué par rapport au dollar. Pour des raisons certes indépendantes de notre volonté, mais convergentes avec nos analyses, le dollar a fortement progressé et les parités sont des fourchettes beaucoup plus acceptables. Nous souhaitions un euro large qui soit la monnaie de l’Europe tout entière : l’Espagne, le Portugal et l’Italie sont en passe d’être intégrés dans l’euro. Nous demandions un « gouvernement économique ».
La formulation a pu choquer les Allemands. Nous l’avons retirée, mais nous aurons un « eurogroupe » qui sera apte au dialogue avec la Banque centrale indépendante. Enfin, nous espérions un pacte de solidarité et de croissance. C’est la partie la plus difficile sans aucun doute, parce que nos partenaires sont réticents à mettre en place des financements budgétaires additionnels. Mais nous avons obtenu le sommet sur l’emploi de Luxembourg (conseil extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement qui s’est tenu à Luxembourg le 21 novembre dernier) qui a ouvert de nouvelles pistes en matière d’emploi. Au total, nous n’avons donc pas à rougir de ce que nous disions pendant la campagne. Certaines bonnes âmes nous qualifiaient alors d’anti-européens. Nous avions au contraire le sentiment de poser des conditions réalistes. La preuve est en train d’être faite qu’elles l’étaient.
La Tribune : La cohabitation n’est-elle pas finalement le meilleur moyen pour la France d’avancer vers l’euro ?
Pierre Moscovici : En France, un homme d’État de tout premier plan ne peut être anti-européen. Et les principaux partis de gouvernement sont – en tout cas lorsqu’ils exercent le pouvoir – européens. La cohabitation permet simplement au deux partis de l’exécutif, et donc aux deux pôles principaux de la classe politique, d’affirmer des convictions européennes, et donc d’éviter les positionnements tactiques. La situation actuelle fait donc l’économie de jeux dangereux contre l’euro. Actuellement, personne ne pourrait jouer à être contre l’euro. En ce sens, la cohabitation crée effectivement un moment dans la vie politique nationale au cours duquel l’essentiel du spectre politique adhère à l’Europe et à l’euro. Et les composantes de la gauche plurielle, Parti communiste inclus, évoluent vers une attitude de plus en plus constructive sur ces questions. Il est vrai que dans la cohabitation telle que je la vis, l’Europe est un sujet sur lequel, huit fois sur dix, l’accord se fait spontanément et pour les deux autres fois se fait sans grande difficulté.