Texte intégral
A. Ardisson : Il y a trente-cinq ans, il y a eu la signature des accords d’Evian. D’abord, il y a débat sur l’opportunité de marquer cette date. Pour la plupart des associations de rapatriés et d’anciens combattants, il y a quelque chose de choquant à commémorer les accords d’Evian, dans la mesure où leur application a été unilatérale et où des milliers de Français de souche européenne ou maghrébine ont été tués ultérieurement. Avec le recul, comprenez-vous leur réaction ?
M. Rocard : Pas très bien, parce que cette réaction est une négation de l’histoire. Les accords d’Evian, ce sont des accords de paix. Il est faux de dire qu’initialement, leur application fut unilatérale. Le premier gouvernement de transition algérien – c’était Farhat Abbas qui le conduisait – a commencé par une application très loyale. Des deux côtés, surtout du côté français, les extrémistes de l’OAS ont cherché à en saboter l’issue et ont déstabilisé aussi bien les Algériens que les Français qui voulaient appliquer les accords. On a commencé à s’entretuer. Les responsabilités sont largement partagées. C’est une paix qui a été sabotée des deux côtés. Les drames qu’a causés l’OAS, en tuant beaucoup, en interdisant que naisse une zone de coopération publique, d’organisation de la vie publique et d’amitié en Algérie entre les Français reconnaissant la vocation de l’Algérie à l’indépendance et des Algériens musulmans modérés et désireux de rester dans le monde occidental, ceci a été très délibérément cassé par des extrémistes des deux bords. C’est ultra dommage. Cela n’enlève rien à la signification des accords d’Evian comme accords de paix, que les négociateurs algériens avaient voulus de bonne foi et qu’ils ont commencé à appliquer de bonne foi.
A. Ardisson : Votre position était singulière à l’époque ?
M. Rocard : Elle n’était pas singulière.
A. Ardisson : Le PSU que vous dirigiez était très en pointe.
M. Rocard : Tout à fait, ou plus exactement le PSU est né de la volonté d’organiser un parti politique du refus de la guerre d’Algérie. Quand la guerre d’Algérie commence, il n’existe en France qu’un grand Parti socialiste, la SFIO, commandé par G. Mollet, et un Parti communiste. Le PCF n’avait jamais reconnu l’indépendance ou l’autonomie de sa section algérienne ; il avait voté les pouvoirs spéciaux pour l’envoi du contingent en Algérie. Quant au gouvernement de G. Mollet en 1956, tout socialiste qu’il était, il avait renforcé la répression. C’est pour cela que beaucoup de gens ont rompu, que beaucoup sont venus d’ailleurs, parce que le PSU n’était pas seulement fait de gens qui quittaient des formations : il était un fort rassemblement. Nous étions au moins une quinzaine de mille. Jamais les petites organisations n’ont atteint cette taille en France depuis. Le PSU a été très organisateur de manifestations de colère et d’expression publique contre la guerre d’Algérie. Mais il n’y avait pas que ce parti, il y avait des journaux, L’Observateur, puis France-Observateur, L’Express. L’orientation de Mendès-France allait aussi dans ce sens.
A. Ardisson : Quand vous faites le parallèle avec le gâchis actuel, quelles fautes ont été commises, selon vous ?
M. Rocard : Je n’ai aucun regret sur cet engagement-là. Mais l’histoire a un prix : l’Algérie a appris la violence par nos colonisateurs – disons les choses comme elles sont ! Autant la France avait permis, en Tunisie et au Maroc, que subsistent une dynastie, une identité locale, des institutions locales, un respect des traditions locales, autant en Algérie nous avons travaillé comme s’il y avait table rase et reconstruit des départements, une structure complètement française, comme s’il n’y avait eu ni passé ni culture. Evidemment, cela ne pouvait guère marcher. Nous avons laissé là-bas une tradition d’administration préfectorale ou militaire extrêmement rigoureuse, mais peu faite pour une culture dont la religion dominante est l’islam, même s’il y a beaucoup d’islam modéré. La guerre a coûté beaucoup. Ces sept ans de guerre ont provoqué l’émergence en Algérie d’un commandement militaire unifié. Quand on a signé l’armistice ou la paix – appelez cela comme vous voudrez – ce commandement militaire unifié est devenu commandement d’Etat, est devenu civil. La fabrication du parti unique, c’est assez largement de notre faute à nous. Ensuite, il y a eu beaucoup de fautes de la part de ce pouvoir.
A. Ardisson : Est-ce pour cela que les hommes politiques français restent sinon silencieux, du moins renvoient dos à dos intégristes et pouvoir, et que rares sont les voix qui s’élèvent pour dire que ce n’est pas possible ?
M. Rocard : Ce n’est pas que pour cela : il y a un court-circuit beaucoup plus fort. Il faut dire un mot du choix de l’industrialisation lourde, du choix de la révolution agraire qui a été une catastrophe pour toute l’agriculture ; l’Algérie s’est engagée dans une suite de choix de puissance publique complètement fous. Un peu à la manière du monde soviétique – c’était d’ailleurs le grand modèle, l’Algérie était satellite communiste pendant quelque temps – de mauvaises performances économiques en mauvaises performances économiques, en cessant le développement de l’agriculture, des petites entreprises et du commerce, le système algérien en était à tenir sur la police. C’est la règle générale. Nous payons tout cela maintenant.
A. Ardisson : Mais politiquement, que doivent faire les Français ? Peu de voix se sont élevées et quand elles s’élèvent, elles choquent quelquefois. Je pense à la prise de position du Président Giscard d’Estaing qui dit : « à partir du moment où telle ou telle formation a pu se présenter en 1991, pourquoi pas maintenant ? » Il fait naturellement allusion au FIS. Qu’est-ce que vous en pensez ?
M. Rocard : Je crois d’abord qu’on n’est pas impunément français fans cette affaire et qu’il faut se demander si nous avons le droit de donner des leçons de morale ou de civisme à ce peuple, c’est tout de même relativement compliqué. J’ai mon jugement de citoyen du monde ou de citoyen d’Europe sur ce qui se passe en Algérie. Le jugement est cruel, je sais qui j’ai envie de condamner. Mais la responsabilité du colonialisme français dans cette affaire a été si lourde que nous ne sommes pas très bien placés pour donner des conseils. Je souhaiterais, pour ma part, que ce soit l’Union européenne ou l’ONU qui, petit à petit, fassent répandre dans le monde un respect des droits de l’homme assorti de sanctions pour les régimes qui ne le respectent pas.
A. Ardisson : Vous voulez dire que nous sommes condamnés à nous taire ?
M. Rocard : Je n’ai pas dit « condamnés ». Tout le monde peut parler. Le droit de parler, y compris celui de dire des sottises, est un des droits fondamentaux de la personne humaine. Je le respecte profondément. Moi, je ne vois pas au nom de quoi je le condamnerais. Je suis naturellement pour des élections libres, je n’aime pas les régimes qui n’en font pas, je crois à la démocratie. Seulement, je n’ai pas du tout la certitude que les tueurs ont envie de conduire des campagnes électorales. Et je ne suis pas sûr du tout que le fait d’affirmer cela, de la part du pouvoir, suffise à régler quoi que ce soit. Il y a aussi quantité de donneurs de leçon qui se gargarisent en France de mots faciles, et ça ne règle rien. Alors, je vais vous dire tranquillement : je suis pour tous les régimes qui font des élections libres et y compris celui d’Algérie. Je pense que le fait de l’annoncer serait une bonne chose. Je pense que ça ne changerait pas grand-chose et malheureusement, le drame algérien est entre les mains des Algériens.
A. Ardisson : Faut-il toujours continuer à aider matériellement, financièrement l’Algérie ?
M. Rocard : C’est peut-être une question encore plus compliquée parce que sous condition de regarder de près comment l’argent, qui est un argent lié au pétrole, arrive et dans quelles poches. Je pense naturellement qu’il n’y a pas lieu d’aider un gouvernement. Mais ce qu’on aide, c’est un peuple et en ce moment où tout se désorganise petit à petit malgré le courage de certains, l’Algérie tient encore sur des millions de héros anonymes. Mais il faut bien qu’ils mangent. Je suis très choqué de ce qu’apparemment, une certaine aide financière puisse apparaître comme un soutien à un régime qui n’a pas fait ce qu’il faillait pour trouver les voies du dialogue même si elles ne sont pas évidentes. Je ne suis pas sûr qu’on puisse, dans la joie de la dignité réconciliée et notre bonne conscience de gens repus, décider qu’on affame un peu plus l’Algérie. Les choses ne sont pas simples.