Texte intégral
Alain Finkielkraut : En quoi l’Europe peut-elle nous aider à répondre aux défis techno-économiques d’aujourd’hui, qui entraînent une raréfaction du travail humain ?
Alain Lamassoure : Je conteste qu’il y ait une raréfaction du travail humain. Le chômage est un phénomène limité à quelques pays, dont la France malheureusement. L’Europe du Nord connaît beaucoup moins de chômage que nous. Les États-Unis n’en ont pratiquement plus. Le phénomène nouveau et enthousiasmant est que l’Amérique latine et l’Asie mettent au travail une grande partie de leur population. Ce qui est vrai, c’est que nous avons du mal à adapter notre système économique, qui reste trop rigide et, à certains égards, ringard.
Vis-à-vis du progrès, nous avons, nous Français, un problème. Le progrès nous inquiète parce que ce n’est plus nous qui l’inventons. L’avion, l’automobile, l’électricité, nous les avions inventés ou nous étions parmi les premiers inventeurs. Internet ou le clonage, ce n’est pas nous qui les avons inventés. Nous avons beaucoup de mal à comprendre que nous ne sommes plus une grande puissance, que nous ne sommes plus à l’avant-garde de l’humanité, en tout cas pas en matière scientifique, technique, économique ou politique, que le progrès vient d’ailleurs. Face à ce progrès, il y a deux attitudes possibles, l’une qui consiste à se replier sur soi en disant que ces découvertes sont de simples gadgets – et c’est malheureusement l’attitude que nous avons trop souvent –, et l’autre qui consiste à suivre l’évolution du monde pour tenter d’en tirer un maximum d’avantages.
Alain Finkielkraut : Vous êtes sûr que le clonage est un progrès.
Alain Lamassoure : J’en suis persuadé. Cela ne veut pas dire qu’il faut permettre n’importe quelle utilisation de ce progrès scientifique, mais c’est un progrès prodigieux. De même qu’Internet est un progrès prodigieux. Or quelle a été la première réaction des Français face à Internet ? Celle de savoir quelle réglementation appliquer ! Ce n’est pas le sujet ! La réaction que nous devrions avoir, c’est : comment faire en sorte que nos entreprises, notre culture profitent d’Internet ? Je suis frappé, inquiet, d’une certaine manière humilié de constater que le pays du monde qui arrive en tête pour le nombre de raccordements par habitant, c’est la petite Finlande, et que la France, sur les quinze pays de l’Union européenne, n’est qu’au treizième rang.
Alain-Gérard Slama : L’Europe donne un espoir, à l’intérieur de chaque nation, à des identités, à des particularismes radicalisés. Elle est utilisée comme un levier contre les nations. N’y a-t-il pas là une menace contre le lien social ?
Alain Lamassoure : L’Europe ne contribue-t-elle pas à défaire le lien social, à inquiéter l’esprit national ? Peut-être un peu, mais, en l’espèce, s’il y a un malaise national, c’est moins à cause de la construction européenne ou de la mondialisation économique que parce que nos États nationaux fonctionnent moins bien. Une des grandes fonctions de l’État national, c’est d’être le lieu principal de la solidarité. Ce lieu est en crise. Après des décennies de fonctionnement de l’État-providence, nous nous rendons compte que nous sommes allés trop loin dans la redistribution, c’est-à-dire dans les prélèvements auprès de nos concitoyens. La machine s’est détraquée. La raison principale du développement de sentiments extrémistes comme ceux qu’exprime le Front national me semble être l’échec de notre État-nation, qui n’a pas su exercer ses responsabilités comme lieu principal de la solidarité. Ce n’est pas tellement un problème de patriotisme, c’est le contrat social qui fonctionne moins bien.
Alain-Gérard Slama : Comment concilier cette demande d’État avec vos principes libéraux ? L’idée libérale, étendue au-delà des bornes de l’économie, ne contribue-t-elle pas à affaiblir l’État et à provoquer des protestations comme celles du Front national ?
Alain Lamassoure : Non, ce n’est pas l’État libéral qui trouble les esprits, parce qu’aujourd’hui notre État est relativement peu libéral. Dans notre pays, près de la moitié de la richesse nationale est redistribuée par l’État ou la Sécurité sociale. Nous souffrons en fait d’un excès d’État-providence. L’État jacobin a eu de grands mérites. Mais on ne gouverne pas un État dont la plupart des citoyens ont le niveau du baccalauréat comme on gouvernait un pays d’analphabètes.
Une des questions qui se posent aujourd’hui en Europe et probablement sur d’autres continents est de savoir si la nation doit toujours coïncider avec l’État. À l’échelle de la planète, ce n’est pas le modèle le plus répandu. Avant la guerre de 1914, il y avait des États importants – les empires ottoman, russe, austro-hongrois – qui comportaient de nombreuses nationalités. Sommes-nous capables aujourd’hui de concevoir des espaces politiques dans lesquels la nation et l’État ne coïncideront pas spontanément ? Nous avons besoin, pour le siècle qui vient, d’un système de trois cercles concentriques : le cercle identitaire, celui de la nation ou de la nationalité ; le cercle de la solidarité, celui de l’État ; et un troisième cercle permettant de faire travailler ensemble des nations que la géographie a rapprochées que l’Histoire a divisées mais qui ont l’intention de vivre en paix.