Texte intégral
France Inter - lundi 17 mars 1997
A. Ardisson : Permettez-moi d'abord de vous demander de vos nouvelles, parce que, sans être absent – on peut vous lire dans la presse écrite, on vous voit parfois à la télévision –, il me semble que vous restez quand même un peu en retrait volontairement ou involontairement ?
N. Sarkozy : Je prends votre interpellation comme un geste d'affection. Je vais très bien et je n'ai pas l'impression...
A. Ardisson : C'était une question politique, cela ne vous a pas échappé ?
N. Sarkozy : Bien sûr. Je l'avais compris. Mais il n'est pas interdit de penser que l'on peut mettre de l'affection de temps en temps dans la politique. Je voudrais vous dire que je crois que l'on peut peser dans le débat politique d'une façon différente. J'ai essayé, depuis deux ans, sur plusieurs dossiers – celui de la flexibilité, celui de la fiscalité, de la nécessaire baisse des impôts, celui de la justice aujourd'hui, celui des valeurs, celui de la stratégie contre le Front national – de faire entendre nos idées, d'essayer de les faire partager d'une manière différente que je ne le faisais quand j'étais au gouvernement. Maintenant, cela va plutôt bien.
A. Ardisson : Justement, on va pouvoir décliner ces différents thèmes. Vous suivez effectivement votre bonhomme de chemin dans le sillage d'Édouard Balladur qui a réuni, ce week-end, son association pour la réforme, et qui organisait un colloque sur la justice à l'issue duquel, d'ailleurs, il a réclamé un référendum sur la justice. Je voudrais d'abord savoir comment s'articule cette initiative par rapport à la mission de réflexion confiée à Pierre Truche par le chef de l'État ?
N. Sarkozy : C'est parti d'une analyse : il est quand même curieux que la justice, qui est une mission régalienne fondamentale de l'État, soit l'un des seuls domaines où les hommes politiques considèrent soit qu'il faut avoir un discours intégriste, soit qu'il convient de se taire pour ne pas choquer ce que l'on imagine être le sentiment de l'opinion publique. Le devoir d'un homme politique est de réfléchir et proposer sur des sujets, y compris quand ils sont sensibles et difficiles. C'est pourquoi nous avons voulu organiser ce colloque. La justice n'appartient pas simplement aux professionnels de la justice. Nous devons essayer de faire partager nos convictions en la matière.
A. Ardisson : Votre conviction, c'est que le thème à la mode, c'est-à-dire couper le cordon ombilical entre le ministère de la Justice et le Parquet, ce n'est pas une bonne idée ?
N. Sarkozy : Je suis très réservé sur la rupture de ce cordon ombilical. Pour une raison simple : c'est que la présence d’un garde des Sceaux, quel qu'il soit, permet d'harmoniser la politique pénale dans l'ensemble des départements. Il faut savoir que nous avons 180 procureurs de la République et 33 procureurs généraux : c'est le garde des Sceaux, en harmonisant la politique pénale sur l'ensemble du territoire, qui fait en sorte que vous êtes condamné de la même façon à Lille ou à Marseille lorsque vous dépassez une ligne jaune. J’ajoute que c’est le devoir d’une majorité, lorsqu’elle a gagné la confiance du pays après des élections, que de faire prévaloir la politique pénale qui est la sienne. Autrement dit, une majorité doit avoir une politique fiscale, une politique économique, une politique sociale, une politique étrangère et également une politique pénale. Donc, pour toutes ces raisons, je suis opposé à la rupture du cordon.
A. Ardisson : Vous avez le sentiment de jouer une petite musique solitaire ou minoritaire ou vous vous sentez majoritaire dans la majorité ?
N. Sarkozy : Franchement, quand je vois les déclarations d’un certain nombre de magistrats – encore le week-end dernier, il y a un magistrat célèbre, M. Courroye, qui a indiqué combien il était réservé sur la rupture du cordon ombilical. Moi, je me sens tout simplement dans mon rôle en disant que la France ne doit pas s'abandonner, une fois de plus, à essayer de résoudre les problèmes par le petit bout de la lorgnette. Ce n'est pas parce qu'il y a trois ou quatre affaires sensibles que l’on doit modifier nos traditions, en matière judiciaire sur le lien entre le garde des Sceaux et le Parquet. J'ajoute un dernier point : tant que l'on ne m'aura pas expliqué par quoi ce lien sera remplacé, ce sera une raison de plus pour m'opposer à cette modification.
A. Ardisson : Vous croyez que les hommes politiques s'intéresseraient autant à la justice s'ils n'étaient pas eux-mêmes sur la sellette en ce moment ?
N. Sarkozy : À l'inverse, on peut dire qu'il est curieux d'imaginer ou de penser que la justice est à deux vitesses alors que matin, midi et soir, on ne cesse d'entendre des affaires où doivent rendre compte des hommes politiques ou des élus. Permettez-moi de vous dire que, d'une certaine façon, vous pouvez retourner la proposition : la justice est l'un des éléments prioritaires, me semble-t-il, des missions régaliennes de l'État. Il faut que l'on réfléchisse. Mais il y a bien d'autres sujets de réflexion : une carte judiciaire qui n'a pas bougé depuis 1958 ; la prison, me semble-t-il, qui devrait être réservée aux crimes et délits ayant porté atteinte à l'intégrité physique des personnes ; notre droit qui devrait être plus orienté vers le droit de la réparation alors qu'il n'est orienté aujourd'hui que vers le droit de la sanction. Bref, il y a beaucoup de propositions.
A. Ardisson : Autre sujet sur lequel effectivement vous réfléchissez, sur lequel vous faites entendre une musique peut-être parfois un peu différente, c'est l'attitude, la stratégie, la posture vis-à-vis du Front national : vous, vous pensez qu'il faut jouer programme contre programme et ni l'ignorer, ni essayer de le marginaliser. Est-ce que le Front national est l'adversaire principal de la majorité plus que le PS ?
N. Sarkozy : Je crois qu'il faut modifier quelque peu notre stratégie contre le Front national. C’est faire trop d'honneur au Front national que de le combattre que de façon idéologique. Cela laisse à penser que le Front national aurait des solutions. Or, moi j'affirme qu'il n'en a aucune. Et finalement, ce qui marque tout ceci, c'est l’inefficacité, j'allais dire la nullité des propositions du Front national. Dans les villes qui ont été reprises par le Front national, qu'est-ce qui a changé ? Les impôts ont augmenté, il y a eu une espèce de folie d’harmonisation des lectures dans les bibliothèques pour y faire entrer ceux que l’on appelle « les intellectuels du Front national ». Il n’y a aucune réponse de la part du Front national aux problèmes des Français. J’ajoute qu’il est trop tard pour faire semblant de les ignorer, qu’il faut donc les combattre pied à pied, point par point. Les deux stratégies qui ont été jusqu’à présent retenues sont celle de la diabolisation : elle a échoué, il est trop tard, et celle des valeurs communes : elle est inacceptable.
A. Ardisson : Ce que vous appelez les valeurs communes, c'est le front républicain ou, à l'inverse, les alliances souterraines ?
N. Sarkozy : Je souhaite donc que l’on maintienne nos candidats à chaque fois qu’ils peuvent rester car finalement, la meilleure façon, pour la droite, de lutter contre le Front national, c’est d’être sans complexes sur ses valeurs. Et reconnaissons, entre nous, que nous avons tous une part de responsabilité dans la montée du Front national. Dans tous les pays où la droite est sans complexes sur ses idées, il n’y a pas de montée de Front national. Et moi, je ne voudrais pas que continue cette véritable escroquerie intellectuelle qui laisserait à penser que, pour avoir une alternance, il faut le Front national. C’est la raison pour laquelle je souhaite le maintien de nos candidats et un affrontement vis-à-vis du FN sans concession et sans lâcheté non plus, c’est-à-dire qu’il faut accepter les débats avec eux, il faut porter le fer contre eux et ne pas les laisser quittes à chaque fois qu’ils proposent quelque chose. Ne pas s’en tenir juste à un « vous êtes raciste » ou « vous êtes le diable », c’est trop tard maintenant pour se contenter de ce discours-là. C’est vrai pour un certain nombre des dirigeants du FN mais on doit être beaucoup plus précis pour montrer en quoi ce serait un gigantesque bond en arrière si le FN avait des parlementaires lors des prochaines élections législatives ou prenait des responsabilités dans notre pays.
A. Ardisson : L'un des sujets majeurs de ce week-end a été la manifestation de Vilvorde – qu'ils soient 70 000 ou plus ou moins, peu importe –, qu'est-ce que vous en pensez ? Est-ce la naissance d'un mouvement social européen ? Ou est-ce que c'est une réponse qui, de toute façon, restera vaine à un problème économique ?
N. Sarkozy : Je pense qu'il y a eu beaucoup d'hypocrisie et qu’il faut, pour respecter les gens, y compris les salariés de Renault, avoir le courage aussi de dire la vérité. Bien sûr que la manière était inadmissible, mais que propose-t-on ? La restructuration de notre industrie automobile est incontournable. Oui, je persiste et je signe : c’est incontournable. Et ce qui compte dans toute cette affaire, ce n’est pas tant les emplois qui ont disparu ; comme hier, on a fermé des mines, comme il y a quelques mois, on a fermé des aciéries, demain, on diminuera le nombre d’emplois dans l’industrie automobile d’une façon inéluctable. Ce qui compte, ce sont les conditions économiques pour créer de nouveaux emplois et j’ai entendu beaucoup de protestations, je n’ai pas entendu beaucoup de stratégies alternatives. Renault, il y a cinq ans, avait 210 000 employés, ils en ont 140 00, et permettez-moi de vous dire que si l'on veut sauver Renault, il faudra malheureusement supprimer encore des emplois chez Renault. Ce qui compte, c'est de créer les conditions pour inventer de nouveaux métiers et proposer de nouveaux emplois. Il ne faut pas non plus bercer les gens d'illusions et penser qu'ils sont incapables de comprendre ce que c'est que la réalité économique. Juste un chiffre : chez Renault, un employé fabrique 15 voitures par an, chez Fiat, 18, et au Japon, 45. C'est cela, la réalité. Donc des emplois pour Vilvorde, il y en aura mais pas dans l'industrie automobile. Et demain, nous aurons le même problème avec la banque. Et si nous ne disons pas cette part de vérité, alors craignons qu'il y ait une formidable incompréhension contre l'économie de marché et contre l'Europe. Je pense que le devoir des hommes politiques, c'est d'être courageux, y compris quand c'est difficile.
L’Express - 20 mars 1997
L’Express : Qu’est-ce que l’esprit Mousquetaire ?
Nicolas Sarkozy : La vie politique souffre de confusion et de lâcheté, ce qui nourrit les extrêmes. Si la droite ne défend pas ses valeurs, qui le fera ? Nous avons été élus pour appliquer une politique : mettons-la en œuvre. Baissons fortement les impôts, assouplissons les règles administratives pour ceux qui créent des richesses. Il ne faut pas reculer avec empressement chaque fois qu’on présuppose que l’opinion ne sera pas favorable à l’une de nos idées.
L’Express : Ne craignez-vous pas de donner des arguments au PS ?
Nicolas Sarkozy : Je ne crains pas la mobilisation de nos adversaires démocratiques, mais la démobilisation de nos électeurs. Si l’on ne fait rien, le FN gagnera bien plus que quatre villes.
L’Express : Et que faire d’ici aux législatives contre la poussée FN ?
Nicolas Sarkozy : Affirmer nos valeurs, maintenir nos candidats au second tour, appliquer une politique économique et sociale offensive. Bref, se battre sous son drapeau. Et ce drapeau n’est ni celui du PS ni celui du FN.