Article de M. Raymond Barre, député UDF apparenté, dans "Le Monde" du 16 janvier 1997, sur les "rigidités" dont souffre l'économie française et sur les changements nécessaires, intitulé "Le souhaitable et le possible".

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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L’économie française souffre du poids excessif du secteur public. La dépense publique atteint en France, en 1996, 59 % de la production nationale alors qu’elle est en moyenne de 40 % pour les sept grands pays industrialisés. La France est par ailleurs le pays qui a créé le plus d’emplois publics sur les dix dernières années (la part de l’emploi public représente aujourd’hui 24,5 % de l’emploi total), mais c’est le pays ou, après l’Italie, l’emploi privé s’est le plus réduit.

La croissance des dépenses publiques s’est accompagnée d’une augmentation des prélèvements obligatoires, dont le niveau est aujourd’hui le plus élevé des pays industrialisés (43,9 % du PIB) ; la part de l’État y a décru au cours de ces dernières années au profit de celles de la Sécurité sociale et des collectivités locales. Une politique continue de réduction des dépenses publiques accompagnée d’un allègement de la fiscalité est la condition première d’un nouvel essor de l’économie française.

Le poids de la Sécurité sociale est également devenu insupportable pour l’économie. La part consacrée aux charges sociales limite de plus en plus celle du revenu disponible. « L’État de bien-être » doit certes son existence à une politique louable des gouvernements et des Parlements, mais il repose sur la richesse et les performances de l’économie ; il est menacé lorsque les objectifs de répartition excèdent les possibilités de l’économie réelle. C’est aujourd’hui le cas d’un système français de protection généralisée, et de plus en plus indifférenciée, répondant mal aux besoins des Français. La maîtrise des dépenses sociales sera de longue haleine, mais elle ne peut plus être différée si l’on veut « sauver » le système de protection sociale.

L’économie française souffre en second lieu de rigidités qui figent ses structures et qui ne permettent pas un fonctionnement efficace du marché du travail. La multiplicité des statuts des personnels, la masse des réglementations détaillées établies par les lois, les décrets, les conventions collectives freinent la capacité d’adaptation des entreprises, notamment moyennes et petites ; elle impose une uniformité qui s’oppose à la mise en œuvre de mesures pertinentes pour une entreprise ; la volonté de garantir la sécurité de l’emploi aboutit en fait à provoquer un chômage durable.

Les syndicats, pour leur part, en défendant sans nuances des personnels bénéficiant d’un emploi garanti, sacrifient en fait les chances des chômeurs de retrouver une activité. Il y a enfin des mentalités façonnées par les siècles et dominées par deux conceptions, qui font obstacle à l’exercice de l’initiative et de la responsabilité individuelle, clefs de l’adaptation au changement :
    – d’une part, le sentiment puissant de l’égalité : « tous prêts, écrit Alexis de Tocqueville, à se confondre dans la même masse, pour que personne n’eût rien à part et n’y dépassât le niveau commun » ; cet égalitarisme explique à la fois la généralisation des « acquis sociaux » et l’attachement jaloux qu’ils suscitent ;
    – d’autre part, le rôle confié à l’État de résoudre tous les problèmes, qu’il s’agisse d’assurer la croissance, de créer des emplois, de garantir les revenus et leur progression, de réduire l’inégalité. Citons encore Tocqueville : « Qu’on écoute attentivement la voix de nos différents partis ; la plupart estiment que le gouvernement agit mal ; mais tous pensent que le gouvernement doit sans cesse agir et mettre à tout la main. Ceux mêmes qui se font le plus rudement la guerre, ne laissent pas de s’accorder sur ce point. »

Structures et mentalités ne facilitent pas la réduction des tensions, qui se dessinent dans deux domaines majeurs et qui pèsent sur l’avenir de la France :
    – d’une part, les relations entre un secteur productif exposé à la concurrence mondiale et un secteur abrité ou protégé ; la productivité globale, qui dépend pour la plus large part du premier est grignotée et entamée par le second, au risque de ralentir fortement la croissance globale et de décourager « les entreprenants » ;
    – d’autre part, la relation entre actifs et inactifs âgés, résultant du vieillissement de la population française. D’ici à 2020, la population active doit passer de 26,4 millions à 27,3 millions de personnes, alors que la population inactive âgée doit progresser de 11,9 millions à 17,3 millions. Il n’y a plus aujourd’hui en France que 1,6 actif pour un retraité de la Sécurité sociale contre 3 actifs pour un retraité il y a vingt ans. Ces chiffres, indiscutables, montrent le caractère illusoire et dangereux des revendications et des promesses relatives à la réduction de l’âge de la retraite. La vraie question est au contraire, celle de l’allongement de la vie active.

Si des changements ne sont pas mis en œuvre rapidement dans ces deux cas, on peut s’attendre à terme à une baisse du revenu réel des Français.

La globalisation est le révélateur des faiblesses de la France. Elle ne doit pas devenir l’alibi qui masque les responsabilités propres du pays et accroît les délais d’adaptation de manière préjudiciable à la croissance et l’emploi.

La concurrence internationale des pays à bas salaires n’est pas la cause principale du chômage dans certaines industries ; tant que les entreprises françaises utilisent une meilleure technologie et que les travailleurs sont plus qualifiés, ils restent compétitifs. Lorsque les pays en développement acquièrent les dernières technologies, une hausse des salaires tend à s’y produire et à réduire leur avantage commercial. De plus, les pays industrialisés ont beaucoup à gagner d’une intensification des échanges avec les pays en développement : les nouveaux débouchés accroissent les profits des entreprises et par là l’emploi. La contraction de l’emploi de travailleurs non qualifiés tient plus aux changements technologiques qu’au commerce mondial. Celui-ci provoque néanmoins une baisse des salaires des travailleurs les moins qualifiés ; lorsque les salaires minimaux et les prestations sociales imposent un plancher aux rémunérations, le chômage s’accroît.

La globalisation ne met pas en péril le système de protection sociale, mais elle met en relief la différence entre l’ampleur des dépenses sociales possibles et celle des dépenses souhaitables. La compétition internationale impose aux dépenses sociales les limites qu’on ne peut pas transgresser qu’au prix d’un chômage accru.

La globalisation fait apparaître la vulnérabilité de certains secteurs industriels où l’effort d’investissement, la recherche, la qualité des produits sont insuffisants. Elle permet à des entreprises de se délocaliser pour échapper au niveau trop élevé des coûts de production. Ce sont les causes de ces coûts insupportables qu’il faut critiquer, non la globalisation. Il vaut mieux y remédier que de maintenir par la protection une situation artificielle.