Interview de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, à Europe 1 le 8 novembre 1999, sur l'affaire de la Mnef, la démission de M. Dominique Strauss-Kahn et la Charte sur l'enseignement professionnel.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q - Vous n'avez pratiquement jamais parlé de la Mnef. Qu'est-ce qui vous paraît anormal dans l'histoire de la Mnef ?

- “Contrairement à ce que pourrait laisser penser le terme, puisque cela concerne les étudiants, je ne suis concerné ni de près ni de loin par le problème de la Mnef, ni en tant que ministre de l'Education nationale ni en tant que militant socialiste.”

Q - On s'en lave les mains. Cela ne dépend pas de vous, des ministres ?

- “Je ne suis pas concerné, pas plus que mes prédécesseurs au ministère de l'Education nationale. Je veux juste dire une chose : je suis attaché au système mutualiste et à ce que les étudiants gèrent leurs propres affaires. Il ne faut jamais oublier que nous sommes en retard là-dessus. Oxford, Cambridge, sur la Tamise c'est organisé par les étudiants.”

Q - Vous dites cela parce qu'il y a deux administrateurs provisoires qui viennent d'être nommés pour contrôler la Mnef. Les étudiants en ont perdu la gestion directe. Mais, la faute à qui ?

- “Je ne voudrais pas que cette mesure, que je n'ai pas à commenter – qui est une mesure des affaires sociales –, conduise à livrer la gestion de la sécurité sociale étudiante aux assurances privées et à toute une série d'entreprises libérales.”

Q - M. Spithakis c'était mieux ?

- “Je n'ai pas à juger cela, je ne suis pas en train de dire cela. Je suis sur les principes. S'il y a eu des fautes, elles doivent être sanctionnées. À la justice de faire son travail. Je ne suis affecté par la Mnef que de manière sentimentale parce qu'à cause de cette affaire, quelqu'un pour qui j'ai beaucoup d'amitié et beaucoup d'estime a été obligé de démissionner.”

Q - Qu'est-ce qui vous paraît le plus choquant, le plus inacceptable dans le fonctionnement que .l'on est en train de nous décrire de ce qu'a été la Mnef ?

- “Je n'en sais rien, je ne commente pas ce qui se passe dans les affaires de justice, je n'ai pas à porter de jugements...”

Q - Non, mais les activités commerciales, immobilières, de loisirs !

- “S'il y a eu des activités commerciales, de loisirs, s'il y a eu des abus, des enrichissements personnels, ils doivent être sanctionnés sans aucune retenue. Point !”

Q - Tous, à tous les niveaux !

- “Tous, absolument ! La responsabilité individuelle vis-à-vis des problèmes d'argent doit être entière. Cela a toujours été notre position. C'est ma position.”

Q - Est-il vrai que, de tout temps, la Mnef a aidé les dirigeants étudiants ?

- “Elle n'aidait pas, elle recevait les anciens dirigeants étudiants pendant quelques mois, qui lui rendaient des services, qui la conseillaient sur les endroits où il fallait innover. Vous savez, il faut se dévouer pour être dirigeants étudiants ! Il faut passer une partie de sa vie à se dévouer pour les autres. Par conséquent, il ne faut pas tirer sur les gens qui se dévouent pour les autres.”

Q - J.-P. Chevènement disait, hier sur TF1, qu'il avait conseillé à D. Strauss-Kahn de ne pas démissionner. Et vous, C. Allègre ?

- “La décision de D. Strauss-Kahn est une décision personnelle. Il l'a fait par solidarité gouvernementale parce qu'il ne voulait pas que ses ennuis – qui, je crois, sont très largement injustifiés – gênent le Gouvernement. II l'a fait. C'est un acte démocratique et en même temps un acte de solidarité qu'il faut saluer.”

Q - Vous vouliez qu'il reste ?

- “Je pense que l'intérêt de la France c'est qu'il reste, c'est qu'il soit aux affaires, qu'il s'occupe de l'économie, qu'il fasse ce qu'il a fait. Si l'économie se porte bien, on lui en doit une large partie.”

Q - Le Premier ministre voulait qu'il reste ?

- “Je pense que tout le Gouvernement souhaitait que D. Strauss-Kahn reste parmi nous.”

Q - Pour lui, vous pensez que le destin est, d'une certaine façon, injuste ?

- “Je pense que c'est très injuste, bien sûr ! C'est un homme d'un grand talent, pour qui j'ai une grande estime et une grande amitié.”

Q - C'est quand même un drôle de système ! Par exemple, vous C. Allègre, vous avez subi un feu roulant de critiques de la part des profs, des syndicats, des élèves, de la rue...

- “Non, pas des élèves, pas de la rue...”

Q - Il y a eu des manifs dans les rues !

- “Pas contre moi.”

Q - Vous êtes resté : tant mieux, pourquoi pas ? Mais, deux juges allaient peut-être mettre en examen D. Strauss-Kahn, présumé innocent, et il s'en va !

- “Cela n'a rien à voir. Je pense que la décision de D. Strauss-Kahn est une décision personnelle. Je trouve que le système de vulnérabilité des ministres est excessif dans ce pays. Mais, de la même manière – je vous le dirai franchement – que je trouve absurde que deux ministres belges aient démissionné pour soi-disant une intoxication à la dioxine de poulet ou de porc. Le système actuel expose énormément les dirigeants. Je ne dis pas que les dirigeants doivent être protégés, invulnérables, je dis simplement qu'il faut trouver un équilibre.”

Q - Vous connaissez L. Jospin depuis si longtemps. Votre ami, est-il vrai qu'il devient irascible, susceptible et qu'il est en train de perdre son sang-froid ?

- “Monsieur Elkabbach, mon ami est un Juste. Vous .qui aimez Camus, vous savez ce que cela veut dire !”

Q - Un Juste !

- “Il déteste l'injustice. Par conséquent, il est prêt au débat politique, il est prêt à débattre. Mais, lorsque des gens – qui savent très bien qu'il n'est pour rien dans les affaires, parce que tout le monde connaît sa rigueur – se mettent à l'attaquer individuellement, eh bien il se défend ! Mais, je ne crois pas qu'il perde son sang-froid. Il est comme il est, il est comme tout homme d'honneur qui est attaqué injustement. Vous savez, des hommes d'honneur il y en a des deux côtés. Il y en a qui ont été injustement critiqués dans le passé. Donc, je crois qu'il faut que la politique reste au niveau du débat politique.”

Q - Vous pensez que la politique sera, pendant deux ans, droite-gauche, Mnef contre la Mairie de Paris ?

- “Je crois que la cohabitation est un exercice difficile dans lequel chacun doit respecter l'autre. Nous respectons le Président de la République, mais il faut savoir que, dans ce pays, l'essentiel de la responsabilité politique est assumé par le gouvernement. Donc, il faut respecter le gouvernement et le laisser travailler, car c'est l'intérêt des Français, et ne pas se perdre dans des polémiques. L'opposition n'a aucune idée. Non seulement elle est divisée, mais ce n'est pas grave qu'elle soit divisée, elle pourrait avoir plein d'idées dans sa division. Elle n'a aucune idée ! Donc, elle choisit des problèmes, qui sont des petits problèmes, plutôt que d'avoir un débat d'idées. Nous, nous sommes prêts au débat d'idées.”

Q - Vous le dites aussi à votre voisin au Conseil des ministres : le Président de la République ?

- “Je le dis pour tous ceux qui s'estiment être dans l'opposition.”

Q - Vous lancez aujourd'hui et pour les années 2000 la Charte sur l'enseignement professionnel intégré : 700 000 élèves, 1 800 lycées concernés chaque année. Des emplois, moins de chômage si cela marche ! Cela peut marcher ?

- “Ça va marcher ! C'est la réconciliation de l'entreprise et de l'école. La priorité du Gouvernement c'est la lutte contre le chômage. À court terme, ce sont les emplois-jeunes, la relance de l'économie, les 35 heures. à long terme, c'est une meilleure formation, une meilleure adéquation à la formation. Ce que nous commençons aujourd'hui c'est que tout l'enseignement professionnel sera fait en partenariat avec les entreprises chacun respectant l'autre. C'est cela que nous avons obtenu au cours de longues discussions. Les entreprises se rendent compte que le personnel de l'enseignement professionnel est un personnel formidable, compétent, dévoué. Et les personnels de l'enseignement professionnel se rendent compte que sans les entreprises, sans le partenariat des entreprises on est coupé de l'évolution technologique et aussi de l'emploi. Voilà ce mouvement ! Ce mouvement qui va permettre à ce que nos jeunes soient mieux formés, mieux intégrés, qu'ils trouvent du travail. Qu'il n'y ait pas trop de formations de secrétaire et pas assez de formations...”

Q - ... dans l'aéronautique, dans l'hôtellerie, dans le bâtiment, par exemple ; c'est-à-dire à terme la recherche de débouchés ?

- “Absolument ! Je suis pour. Mais, en même temps, il faut que cet enseignement professionnel ne soit pas un enseignement dévalorisé. C'est pour cela qu'il y aura des enseignements artistiques, des enseignements sportifs, des enseignements d'instructions civiques. Je veux faire des citoyens, mais des citoyens qui trouvent du travail. Parce que cette opposition entre culture et formation est une opposition stérile. Il faut les deux.”

Q - Toutes les étoiles de l'Internationale socialiste sont à Paris : Blair, Schröder, Jospin, d'Alema, le Portugais Guterres, Barak, même Arafat. On parle de la “troisième voie” de T. Blair qui est à la mode. On dit que c'est la “rose sans les épines” Aujourd'hui, dans l'Education, ils sont meilleurs que vous ?

- “Je crois qu'ils sont en retard sur nous, et je pense que leurs réformes avancent moins vite que les nôtres. Mais, je ne veux critiquer personne. Chacun est dans son contexte. Je crois que les socialistes sont des hommes de bonne volonté qui recherchent une voie qui ne soit ni la voie de la démocratie, ni la voie de la loi de la jungle. Donc, chacun fait sa recherche, et dans cette recherche, les Français, sans dogmatisme excessif, sans théorisation inutile, mais par l'action, ne sont en retard sur personne.”

Q - J'ai reçu, l'autre jour, Lucette Allègre, votre mère, pour son livre. Elle vous recommande de continuer, mais d'être un peu plus diplomate. Est-ce que vous écouterez le sage conseil de cette dame de 86 ans ?

- “Vous savez, lorsqu'on réforme, on a des oppositions, sinon on ne réforme pas. Je crois être un ministre réformateur et j'espère laisser derrière moi une situation pour l'école et la recherche meilleure que celle que j'ai trouvée. Tout le reste n'est pas important. L'important c'est de réussir, l'important c'est de faire : passer ces réformes et l'important c'est d'être utile à son pays. Car, être ministre c'est d'abord un honneur.”

Q - Vous avez été presqu'aussi bon que Lucette, ce matin !

- “Oh, je ne sais pas ! C'est difficile.”